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Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) - Page 5 EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Zingaro a écrit:

Pour être certain de bien comprendre ce dont il est question : quelles sont ces "petites sociétés qui cohabitent au sein de la Société Démocratique" ? Peut-il s'agir, par exemple, des entreprises capitalistes ?  


Pourquoi pas, je suppose, mais c’est plus diffus et moins précis que cela. J’y inclurais tout type d’associations et de clubs, formels et même informels…

Tocqueville – De la démocratie en Amérique – T2 troisième partie, Chap. XIII a écrit:
Les Américains, qui se mêlent si aisément dans l'enceinte des assemblées politiques et des tribunaux, se divisent, au contraire, avec grand soin, en petites associations fort distinctes, pour goûter à part les jouissances de la vie privée.


Ce chapitre est intitulé : « Comment l’égalité divise naturellement les Américains en une multitude de petites sociétés particulières ». Vous pouvez le trouver aux pages 57 et 58 de la deuxième partie du tome II, disponible sur UQAC.

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) - Page 5 EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Bonsoir à tous,
Je viens de terminer le livre et je voulais partager avec vous quelques remarques, mais tout d'abord je dois remercier Kthun pour son investissement sur le sujet sans quoi il ne m'aurait pas été donné l'opportunité de lire cet incontournable. Je voulais proposer quelques nouvelles pistes de réflexion ; 

Laissez-moi citer quelques passages pour plus de clarté :
"Dès lors que, sur tel sujet, une opinion donne le sentiment d'être devenue une opinion générale, elle tend à devenir une opinion acquise. L'opinant trouve où se fixer et juge inconvenant celui qui ne fait pas de même."
Ici il est tout à fait possible d'illustrer le propos avec les événements récents de "Je suis Charlie". En effet comme tout un chacun, il était tout à fait inconvenant de ne pas suivre le mouvement. Je dirais même plus qu'il était dangereux d'afficher l'expression suivante "Je ne suis pas Charlie", sous peine d’être confondu avec un terroriste. Or n'est-ce pas un paradoxe cinglant ? Car au nom de la liberté d'expression, nous sommes interdits de dire telle chose. L'opinion dominante guette, avec une force toujours croissante celui qui ne se range pas. L'effet d'entrainement est total.


"Cette limite que l'humain oppose à l'humanité oppose à l'humanité n'est-elle pas intolérable ?
L'opinant est porté à réinterpréter ces conduites selon cette ligne directrice : elles ne sont plus des fautes contre la morale mais des symptômes d'une maladie. Le mal de faute devient une « déviance » qui s'explique par des causes organiques ou sociales et appelle un traitement.
Bénéton parle des conduites "déviantes", "les brutalités, le vol, le viol, la fraude, la drogue, l'alcoolisme". Ces conduites ne sont plus moralisées, "le mal est consubstantiel à l'homme". Il s'inscrit ici dans la lignée de Foucault, qui lui avait montré la construction et la moralisation de la maladie au fil des sociétés. Moralisation il y a car la maladie est déclarée. Le malade est à la merci de ses juges (Histoire de la folie à l'âge classique). Cependant Bénéton fait un pas en avant. La question sous-jacente est quelle sera la prochaine étape ?


"La machine à informer classe implicitement ce qui est important et ce qui ne l'est pas dans les affaires du monde, elle distingue parmi les discours, les catastrophes, les revendications, les spectacles, etc., ceux qui méritent d'être rapportés et les autres, elle trie ceux à qui elle donne la parole... La machine à distraite donne à voir une représentation de la vie sociale qui ne saurait être neutre en termes de manières de vivre. Or ceux qui font ces choix sont dispensés de les expliciter et de les justifier."
Voilà un autre passage qui m'a paru tout à fait intéressant. Encore une actualité : les champions décédés dans un accident d'hélicoptère sur les lieux de tournage d'une télé réalité. L'information est omniprésente, sur tous les canaux d'information. Un exemple encore plus pertinent, avec à nouveau les événements de "Je suis Charlie" ; ceux-ci ont été en première, au même moment 2000 personnes étaient assassinées au Nigéria. Le ratio est saisissant (8/2000 ?). Qui a entendu parler de ces morts ?
En découle la question de la catégorisation et de la "priorisation" de l'information. Avez-vous des pistes de lecture sur le sujet ? Qu'en pensez vous ?
Le travail de décorticage effectué par Bénéton est tout à fait pertinent concernant le petit écran, mais cela reste superficiel. D'autres ont déjà étudié le sujet, et j'imagine qu'il reste beaucoup à faire.


Son analyse sur le racisme et l'antiracisme est excellente et explique beaucoup de choses. Le malaise français est palpable, car la "tyrannie des intentions" guette : "Il y a des choses dont on ne doit pas parler, bonnes intentions obligent. Il est d'usage sur les ondes de taire le prénom quand il a une consonance étrangère. Plus généralement, il est malvenu de traiter la question de l'immigration comme il se doit, c'est-à-dire comme une question politique qui doit être pensé en termes politiques."

Le constat est sans appel. La pensée "se resserre", "l'opinion dominante se fait de plus en plus dominante", la pensée unique menace. Nous sommes tous conscients à notre échelle de la situation. Que faire ?

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) - Page 5 EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Dans cette deuxième partie nous dévoilerons le rôle significatif joué par l'avant-garde dans la diffusion de l'opinion dominante. Opinion dominante que l'auteur distingue de l'opinion générale :

Bénéton, p.33-34 a écrit:
Il est vrai que l'opinion règne dans nos démocraties libérales, cette opinion régnante ou dominante ne se confond pas avec l'opinion générale. Certains acteurs ont plus de poids que les autres et ils ne jouent pas le jeu à la loyale. Ce n'est pas une découverte, c'est plutôt un secret de polichinelle chez les hommes d'en haut et au-delà. Pourtant le faux-semblant tient. Par opinion dominante, il faut entendre l'opinion sociale convenable, cette opinion que l'on peut exprimer en public sans avoir à la justifier et sans risquer d'être mal vu, cette opinion qui a la force des idées établies et qui par là même pèse sur l'esprit et davantage encore sur la parole.


"Opinion commune" qui serait le faux-nez de l'opinion dominante :

Bénéton, p.39-40 : a écrit:
L'opinion dominante se présente à tort comme l'opinion commune, par là et par d'autres moyens elle travaille à se donner raison. La pression qu'elle exerce incite les réfractaires ou les indécis à se taire ou à acquiescer, en conséquence sa pression se fait plus forte. Le processus se renforce de lui-même : le pouvoir d'influence fausse l'expression des préférences, à l'étape suivante il est d'autant plus influent. L'opinion dominante devient de plus en plus dominante. Sous sa forme commune, le phénomène n'est pas nouveau. Tocqueville l'a observé à la fin de l'Ancien Régime : « Ceux qui niaient le christianisme élevant la voix et ceux qui croyaient encore faisant silence, il arriva ce qui s'est vu si souvent depuis parmi nous, non seulement en fait de religion, mais en tout autre manière. Les hommes qui conservaient l'ancienne foi craignirent d'être les seuls à lui rester fidèles et, redoutant plus l'isolement que l'erreur, ils se joignirent à la foule sans penser comme elle. Ce qui n'était encore que le sentiment d'une partie de la nation parut ainsi l'opinion de tous et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de ceux qui lui donnaient cette fausse apparence » (L'Ancien Régime et la Révolution, III, 2). Cet exemple illustre ce que Élisabeth Noëlle-Neumann, dans une étude classique, a appelé « la spirale du silence ». Les gens sont d'autant plus enclins à dire ce qu'ils pensent qu'ils s'attendent à un soutien de la part de ceux à qui ils s'adressent. Plus s'affirme une opinion convenable ou autorisée, plus les uns sont incités à élever la voix, les autres à se taire ou à acquiescer, ce qui renforce l'opinion convenable ou autorisée. Le mécanisme joue (inégalement) à tous les niveaux dès lors que l'expression des préférences n'est pas couverte par l'anonymat – le vote secret des citoyens a donc un statut à part.


S'ensuit la crainte des sanctions :

Bénéton, p.40 a écrit:
Lesquelles ? Dans nos régimes, les sanctions possibles ne sont évidemment pas du même ordre que dans les régimes non libéraux, mais elles prennent généralement cette forme qui peut se révéler très dissuasive : l'ostracisme. Qui a le sentiment de penser en marge a peur d'être mal vu et, en conséquence, exclu ou isolé. Les enjeux et les risques ne sont pas identiques partout. Ils s'élèvent en particulier là où l'accès aux médias importe. La punition peut apparaître redoutable : les invitations s'interrompent, les portes se ferment, le silence se fait (ou une campagne hostile se développe). Le hommes publics sont incités à la prudence.


Quant aux hommes d'avant-garde - que les opinants ne font qu'imiter - ils parlent, écrivent et agissent au nom de l'égalité par défaut :

Bénéton, p.34-35 a écrit:
L'égalité par défaut se veut universelle mais, tant qu'elle n'est accomplie, elle introduit un clivage entre les sujets. Les hommes sont égaux ou destinés à l'être mais la pensée nouvelle n'est certes pas l'égale de la pensée ancienne. L'égalité par défaut indique une direction qui est un progrès. Ceux qui s'en réclament sont plus éclairés que les autres, ceux qui la poussent plus loin sont plus éclairés encore. A chaque étape, les plus radicaux, les plus émancipés sont en avance, ils ont vocation à servir de guides. La dynamique de l'égalité radicale doit beaucoup, semble-t-il, à son avant-garde. La balance des opinions n'est pas égale. L'égalité par défaut est condamnée à rester toujours inachevée puisque, en dernière instance, elle se bat contre la condition naturelle-historique de l'homme : la vie sociale peut-elle ôter toute signification aux différences d'âge, de sexe, d'expérience, de dons, d'héritage culturel, d'usages... ? En conséquence, la radicalisation est toujours au programme et les terrains d'action possible sont légion : égalité entre hommes et femmes, Noirs et Blancs, homosexuels et hétérosexuels, professeurs et élèves, parents et enfants. Normands et Provençaux, gros et maigres, sages et fous, etc. Il y a toujours à faire. La direction générale est donnée par la logique de l'opinion, mais ce sont, semble-t-il, les hommes d'avant-garde qui forcent ou précipitent le mouvement et qui déterminent les orientations particulières. Les opinants ordinaires suivent.


Qui sont ces hommes d'avant-garde ?

Bénéton, p.35-36 a écrit:
Qui niera le rôle clef des minorités dans la « révolution » des années 1960 et suivantes ? En France, les activistes de mai 1968 ont été largement désavoués par les électeurs de juin, ils n'en ont pas moins remporté une victoire morale. En 1998, le chœur de l'opinion dominante a célébré les journées de mai. L'Amérique des années 1968-1988 a voté à plusieurs reprises sans équivoque contre les « valeurs » nouvelles, dans le même temps ces « valeurs » ont largement gagné du terrain dans le discours public. L'évolution est commune à tous les pays occidentaux. Partout l'égalité par défaut a progressé et progresse à l'initiative et largement sous la pression de ses activistes : philosophes de la liberté indéterminée, sociologues critiques, avocats immodérés des droits de l'homme, féministes radicales, militants extrémistes de l'antiracisme, activistes de la pédagogie « moderne »..., dont la force est sans rapport avec le nombre grâce à la puissance de l'idée dont ils se réclament, grâce aussi au relais bienveillant ou complaisant des médias. L'opinion dominante est bien pour une large part une opinion d'avant-garde : les comportements des hommes ordinaires ont été et sont en retard ou en retrait (par exemple en matière « sexuelle »). [...] L'avant-garde est composite (en France : un philosophe éminent tel Michel Foucault, une poignée de militants très actifs tels ceux d'Act up, les journalistes de Libération, tels théoriciens de la pédagogie « libertaire », les activistes de « SOS Racisme », la Ligue des droits de l'homme, les mouvements féministes, etc.), elle est traversée de rivalités et de différences de vue, elle n'agit pas à l'unisson (ce qui n'exclut pas en son sein l'existence de réseaux et la mise en œuvre d'actions coordonnées). Mais fondamentalement, elle travaille au même ouvrage : l'avènement d'un monde homogène, d'un monde sans qualités dans le cadre des nouvelles normes morales. L'unité tient aux principes.


Il ne s'agit aucunement d'un complot :

Bénéton, p.36 a écrit:
Il en résulte ceci sur quoi il faut insister pour éviter un malentendu : ce mouvement d'avant-garde avance sans que quiconque l'orchestre. Il n'y a pas de complot général, de manipulateur en chef, de réunions secrètes d'un état-major de l'opinion dominante. Mais il y a un faisceau d'actions, plus ou moins dispersées, plus ou moins virulentes, qui vont dans le même sens.


Quelles sont les "armes" de l'avant-garde ? D'une part, la rhétorique constitue un instrument non négligeable :

Bénéton, p.36-37 a écrit:
Les hommes de tête s'appuient sur une idée-force qui est posée comme allant de soi, ils développent à partir de là une rhétorique qui, conformément à la logique de l'opinion, fait le tri entre les jugements convenables et les autres. L'esprit est pris en tenailles : dans quel camp êtes-vous ? Cette rhétorique est d'une puissance remarquable, elle bloque, intimide, tend à réduire les réticents ou les adversaires au silence. Il s'ensuit que la hardiesse est d'un côté et la timidité de l'autre. Les réfractaires se sentent démunis. La faiblesse de la résistance aux mouvements d'avant-garde s'explique pour une part par là.


D'autre part, les médias et le milieu journalistique en particulier sont ici incriminés :

Bénéton, p.37-38 a écrit:
Secondairement, une autre raison importante contribue à bloquer le débat de fond dans l'arène publique : le rôle joué par les médias et en particulier par la télévision. Que font les médias ? Ils donnent du monde comme il va une vision qui résulte d'une série de choix. La machine à informer classe implicitement ce qui est important et ce qui ne l'est pas dans les affaires du monde, elle distingue parmi les discours, les catastrophes, les revendications, les spectacles, etc., ceux qui méritent d'être rapportés et les autres, elle trie ceux à qui elle donne la parole... La machine à distraire donne à voir une représentation de la vie sociale qui ne saurait être neutre en termes de manières de vivre. Or ceux qui font ces choix sont dispensés de les expliciter et de les justifier. Les raisons seraient-elles inavouables ? Il n'y a guère, semble-t-il, de mystère. Jouent trois séries de facteurs : une part de bricolage et de variables individuelles, la logique de la machine ou les lois du genre (le souci de l'événement, le culte de l'immédiat, la recherche du spectaculaire ; les règles de la construction dramatique, les tentations de la complaisance), enfin une large adhésion, de parole sinon toujours de cœur, au mouvement qui emporte notre modernité tardive. De façon générale, dans tous les pays occidentaux, les hommes des médias, et en particulier de la télévision, apparaissent majoritairement acquis aux idées que souffle la dynamique de l'égalité par défaut. Le milieu se veut « moderne », juge d'un point de vue « moderne », se met à la remorque des mouvements « modernes ». Les effets ne sont pas difficiles à observer : le langage des ondes ne tient certes pas une balance équilibrée entre la femme au travail et la mère au foyer, le préservatif et la continence, les différents points de vue sur l'homosexualité ou l'art moderne, la santé du corps et celle de l'âme... Le prétendu miroir est un prisme. Ce biais s'est accentué ces dernières années, nombre de journalistes se posant en autorités morales, gardiennes de nouvelles valeurs. Le milieu journalistique s'est en quelque sorte enivré de son pouvoir d'influence : nous faisons l'événement, nous disons ce qui est important, nous sommes les nouveaux Importants. L'égalisation par défaut s'y prêtait : elle altère l'idée d'objectivité et par là les règles traditionnelles de la conscience professionnelle, elle offre les moyens de prendre une posture morale. Un certain nombre de grands journalistes apparaissent désormais comme des opinants en chef : ils orchestrent et barricadent les nouveaux préjugés. Il n'est pas sûr qu'ils y adhèrent pleinement et profondément, il est probable qu'ils tiennent au pouvoir de propagande et de garder la parole convenable.


En conséquence, le conflit des arguments tendrait à disparaître :

Bénéton, p.38 a écrit:
Le débat tend à se cantonner dans le champ clos que fixent les principes établis. L'égalisation par défaut comporte une part d'indétermination, il en résulte des tensions et des querelles : ainsi entre les droits des individus et les droits des groupes, ou entre les différentes versions du matérialisme pratique. Mais ce sont là des querelles internes en quelque sorte. Que deviennent les questions premières ? Il est malvenu de les poser : toutes les manières de vivre se valent-elles ? Que signifie la notion de dignité humaine ? Au nom de quoi l'homme a-t-il des droits ? Quelle est la portée des différences naturelles entre l'homme et la femme ? Les réponses sont censées aller de soi. Pourtant, il est quasiment impossible de penser jusqu'au bout l'égalité des manières de vivre (le sadique ? Le nécrophile?), l'assimilation de la dignité humaine à la liberté indéterminée (celle de se droguer ? De vendre ses organes ou sa liberté?), l'identité des sexes (est-il nécessaire de préciser ?). Des évidences de la raison pratique ou des constats élémentaires de l'expérience feraient l'effet de « coups de pistolet dans un concert ». La bonne éducation, version nouvelle, recommande de se taire.


Une nouvelle morale surgit :

Bénéton, p.39 a écrit:
Parallèlement la nouvelle morale se diffuse sur le mode de la banalisation. Les modèles de vie dits « modernes » (hédonisme et « tolérance ») s'affichent dans les propos publics, les films, les feuilletons, la publicité. Les nouvelles normes sont présentées comme banales ou normales. Ceux qui donnent ainsi le ton ne sont qu'un petit nombre mais il se posent en représentants de l'opinion générale ou prétendent tendre un miroir à la société. Le langage des ondes répète à l'envi : voici la manière d'être moderne, comment pourrais-tu refuser d'être de ton époque, comment pourrais-tu penser que le grand nombre a tort ? Dans les deux cas, la question de fond est abolie et la discussion superflue. Ces propositions, en accord avec la logique de l'opinion, sont des invitations à se soumettre au temps présent parce qu'il est le temps présent, à l'opinion régnante prétendument générale parce qu'elle est l'opinion générale.


L'opinion dominante engendre et l'enrôlement

Bénéton, p.41-42 a écrit:
Il y a davantage : le monde de l'opinion offre des ressources particulières à l'opinion dominante. L'opinant collabore spontanément ou est invité à collaborer au mécanisme qui l'aliène en vertu du devoir d'opinion lui-même. Les choses, je crois, se passent ainsi. L'opinion dominante ne parle pas un langage d'autorité : « Je sais et vous ne savez pas ; taisez-vous, hommes ordinaires, et écoutez, voici ce qu'il faut penser. » Au contraire, elle sollicite, elle encourage la prise de parole. Mais, dans le même temps, elle pèse de tout son poids sur son contenu. Elle dit explicitement : « Parlez, exprimez-vous, soyez autonome, ayez une opinion sur tout, faites comme les autres. » Et à mots plus ou moins couverts : « Pour être autonome, soyez moderne ; pour être moralement inattaquable, opinez comme il faut ; pour être comme les autres, pensez comme tout le monde, c'est-à-dire comme je vous dis que pense tout le monde. » L'opinion dominante contribue à fabriquer des opinants, à renforcer le devoir d'opinion. Plus ce devoir s'étend, plus l'opinant est amené à juger sans savoir, plus il est porté à se rallier à l'opinion qu'il croit générale et que modèle l'opinion dominante. Cet appel à l'opinion joue contre la formation de l'esprit, c'est-à-dire contre l'apprentissage de ces règles dont on a déjà parlé : avouer ses ignorances, avancer pas à pas, faire crédit aux grandes pensées, discuter patiemment les réponses, pousser les questions jusqu'au bout... L'éducation véritable ne s'accorde pas avec le règne de l'opinion. L'appel au devoir d'opinion fonctionne donc largement comme un piège. Il fonctionne comme un piège à l'état pur là où l'opinant est absolument désarmé pour répondre par lui-même. Soit l'école des opinants que tendent à fabriquer les pédagogues modernes. L'élève est invité à opiner quand son esprit n'est pas formé, il est appelé à penser au-dessus de ses moyens. L'apparence est « démocratique », le résultat est prévisible : l'enfant se fait l'écho du discours qui domine chez les adultes ; au nom de son autonomie, il est conditionné à penser comme il faut. L'égalité de convention entre les enfants et les adultes libère la nouvelle pédagogie des obligations qu'impose le respect de l'esprit des enfants. Le devoir d'opinion met l'opinion sous influence. Les sondages opèrent sur le même mode quand ils posent des questions que ceux à qui ils les posent ne se sont jamais vraiment posées. La problématique (le thème de l'enquête, la formulation des questions) est imposée, le sujet choisi, la réponse attendue dans l'instant, la pression joue en faveur de l'opinion suggérée par le discours dominant. L'opinant n'a pas davantage de prise sur l'interprétation des chiffres, le commentaire des résultats, l'écho donné au sondage. Manifestement, ce n'est pas lui le maître du jeu.


et l'enfermement :

Bénéton, p.42 a écrit:
La dernière étape est celle-ci : l'inexprimé tend à devenir l'impensé. Les idées sont plus ou moins vivantes, elles gagnent en consistance et en clarté quand elles sont exprimées publiquement et font l'objet de débats. Or l'opinion dominante, en forçant la logique de l'opinion, étend l'empire du ce-qui-va-de-soi. Les questions cessent d'être posées, elles cessent de se poser. La transmission ne se fait plus d'une génération à l'autre. Le monde de l'opinion devient le seul possible, le seul pensable. L'opinant est prisonnier d'un mode de pensée parce qu'il ne voit pas d'autre mode de pensée possible. Les questions ou les tensions qui ont fait la vitalité de l'esprit occidental – la raison et la révélation, la sagesse et le consentement, la liberté et la moralité, la magnanimité et l'humilité... - se perdent comme un filet d'eau dans le désert.


6 / D'après vous, l'analyse de l'auteur s'applique-t-elle toujours aux médias d'aujourd'hui ?

7 / Bénéton surestime-t-il, ou non, l'importance des hommes d'avant-garde (c'est-à-dire des intellectuels) ?

8 / Si l'on suit Bénéton jusqu'au bout et en admettant qu'il dise vrai, les membres de quelque forum de philosophie, pour peu qu'ils soient partisans de l'égalité par défaut, ne risquent-ils pas - même prévenus du péril de l'opinion - de favoriser malgré eux le règne de l'opinion dominante ?

___________________________________________



Lux a écrit:
Je viens de terminer le livre et je voulais partager avec vous quelques remarques, mais tout d'abord je dois remercier Kthun pour son investissement sur le sujet sans quoi il ne m'aurait pas été donné l'opportunité de lire cet incontournable.


Remercions Bénéton et Euterpe.

Lux a écrit:
L'opinant est porté à réinterpréter ces conduites selon cette ligne directrice : elles ne sont plus des fautes contre la morale mais des symptômes d'une maladie. Le mal de faute devient une « déviance » qui s'explique par des causes organiques ou sociales et appelle un traitement.
Bénéton parle des conduites "déviantes", "les brutalités, le vol, le viol, la fraude, la drogue, l'alcoolisme". Ces conduites ne sont plus moralisées, "le mal est consubstantiel à l'homme". Il s'inscrit ici dans la lignée de Foucault, qui lui avait montré la construction et la moralisation de la maladie au fil des sociétés. Moralisation il y a car la maladie est déclarée. Le malade est à la merci de ses juges (Histoire de la folie à l'âge classique). Cependant Bénéton fait un pas en avant. La question sous-jacente est quelle sera la prochaine étape ?

Bénéton ne serait guère flatté par la comparaison. Quel rapport faites-vous entre l'analyse de Foucault et celle de Bénéton ?

Lux a écrit:
En découle la question de la catégorisation et de la "priorisation" de l'information. Avez-vous des pistes de lecture sur le sujet ? Qu'en pensez vous ?
Le travail de décorticage effectué par Bénéton est tout à fait pertinent concernant le petit écran, mais cela reste superficiel. D'autres ont déjà étudié le sujet, et j'imagine qu'il reste beaucoup à faire.

Ironiquement, cela me rappelle, du moins en partie, Sur la télévision (1996) de Pierre Bourdieu. Même si, bien évidemment, ce dernier n'entendrait sans doute pas la même chose par "opinion dominante".

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) - Page 5 EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Désolé d'avoir cassé le fil directeur de la discussion. Reprenons (pour la première partie) :

Kthun a écrit:
Je vous soumets ces questions en vue de fournir un cadre à cette discussion :

1 / Ce diagnostic vous semble-t-il contestable, voire erroné ? Et si oui, pourquoi ?

2 / Cette analyse s'applique-t-elle uniquement à l'Occident ? Ou bien s'applique-t-elle seulement à certains pays occidentaux (dont la France) ?

3 / Ce processus, tel que décrit par l'auteur, est-il irréversible ?

4 / Les forums, "philosophiques" ou non, sont-ils épargnés par l'opinion ?

5 / Les années 1960 constituent-elles vraiment le moment de basculement, d'après vous ? N'est-il pas antérieur ?


1/
Tout est contestable, mais erroné je ne le pense pas, au contraire.



2/ 5/
Bénéton a écrit:
La pente de l'opinion ne conduit pas à l'abolition de la morale mais à sa redéfinition. De quelle manière ? Dans le monde dont nous avons hérité, le mal prend mille formes et taraude le cœur de chacun. Dans le nouveau monde moral, le mal est clairement circonscrit, il se resserre, il s'incarne tout entier dans les propos et les attitudes qui blessent l'égalité, la démocratie, les droits de l'homme entendus dans leur version contemporaine ou radicale. Plus particulièrement, il s'incarne dans les mots et les actes convaincus à tort ou à raison de racisme, de sexisme, d'élitisme, d' « homophobie ».

Plus précisément, sur les attitudes qui blessent la démocratie, l'égalité et les droits de l'homme. Qui est-ce qui défend un tel paradigme (la démocratie) ? La réponse est simple : tout le monde, car ceux qui ne le font pas sont intrinsèquement mauvais. L'égalité par défaut pousse au manichéisme et les conditions sont réunies dans les sociétés occidentales, car développées (médias de masse), le message est diffusé plus amplement. Dans une moindre mesure, j'aurais tendance à avancer que les avants gardistes en arrivent à une sorte de propagande par le fait (BHL en Lybie, guerre en Irak..), mais c'est à prendre avec précaution.
Par contre, il m'est difficile d'en dater le basculement.



3 /
Oui ? Non ? Je ne sais pas mais j'ai espoir qu'il ne le soit pas.



4 /
Impossible. Le forum est ouvert à tous, il y aura toujours des opinants pour dire « Moi, je vous dis que... ». (Le signe prime sur la parole)
Bénéton a écrit:
Le devoir d'opinion signifie que l'opinant se sent tenu de faire savoir à autrui qu'il se passe de lui.

Il y a deux types de participants ; ceux qui sont uniquement là pour faire montre de leur savoir sans se soucier de l'autre. Et ceux qui sont présents pour apprendre à travers discussion et échange (la liberté d'esprit).




Lux a écrit:
L'opinant est porté à réinterpréter ces conduites selon cette ligne directrice : elles ne sont plus des fautes contre la morale mais des symptômes d'une maladie. Le mal de faute devient une « déviance » qui s'explique par des causes organiques ou sociales et appelle un traitement.
Bénéton parle des conduites "déviantes", "les brutalités, le vol, le viol, la fraude, la drogue, l'alcoolisme". Ces conduites ne sont plus moralisées, "le mal est consubstantiel à l'homme". Il s'inscrit ici dans la lignée de Foucault, qui lui avait montré la construction et la moralisation de la maladie au fil des sociétés. Moralisation il y a car la maladie est déclarée. Le malade est à la merci de ses juges (Histoire de la folie à l'âge classique). Cependant Bénéton fait un pas en avant. La question sous-jacente est quelle sera la prochaine étape ?

Kthun a écrit:
Bénéton ne serait guère flatté par la comparaison. Quel rapport faites-vous entre l'analyse de Foucault et celle de Bénéton ?

Je reprends :
Foucault a analysé comment le société, par son évolution, modifie le statut des hommes. Brièvement : le fou est devenu quelqu'un de marginal et rejeté, là où il avait sa place dans les sociétés précédentes. L'odre social change et change par là même les statuts.

Le raisonnement de Bénéton :

Bénéton a écrit:
Cette entreprise qui porte l'humanité à exercer son pouvoir sur elle-même rencontre nécessairement deux obstacles : le libre arbitre, les contraintes naturelles. Le libre arbitre est un empêchement à la maîtrise humaine de toute réalité. Plus l'homme est déterminé de l'extérieur, plus il est possible d'agir sur lui. Le monde qui proclame la liberté indéterminée est aussi celui qui incline à penser : l'homme est ce qu'on fait de lui. Une autre raison est que le vieux monde est toujours présent avec son cortège de conduites qu'il est difficile ou impossible de neutraliser avec le « chacun fait ce qu'il veut de sa vie » : les brutalités, le vol, le viol, la fraude, la drogue, l'alcoolisme... Si l'homme dispose du libre arbitre, les auteurs de ces actes sont responsables ou ont leur part de responsabilité.

Que devient l'innocence humaine ? Si le mal est consubstantiel à l'homme, il peut être combattu, il ne peut être déraciné. Cette limite que l'humain oppose à l'humanité oppose à l'humanité n'est-elle pas intolérable ? L'opinant est porté à réinterpréter ces conduites selon cette ligne directrice : elles ne sont plus des fautes contre la morale mais des symptômes d'une maladie. Le mal de faute devient une « déviance » qui s'explique par des causes organiques ou sociales et appelle un traitement.
Arrivent les experts et leurs outils thérapeutiques.

Pour simplifier, selon "la religion de l'humanité", nous ne pouvons être déviants, car si c'est le cas nous sommes malades. Nous sommes malades en tant qu'hommes, ce qui est intolérable du point de vue de l"humanité" entendue au sens du monde humain, qui écrase toute individualité. Cette maladie est une tache, elle ne doit pas transparaitre dans la grande masse uniforme de l'humanité. Par conséquent il faut effacer toute trace morale, et il faut en expliquer différemment la cause.

Foucault nous dit que la folie est construite, le fou est désigné fou et mis au ban de la société parce qu'un groupe de personnes en a voulu ainsi.
Bénéton argue que "la pente de l'opinion mène à la religion de l'humanité conquérante", c'est-à-dire passe par un effacement ou une réinterprétation de la morale. Peut on y voir une évolution ?

Kthun a écrit:
Ironiquement, cela me rappelle, du moins en partie, Sur la télévision (1996) de Pierre Bourdieu. Même si, bien évidemment, ce dernier n'entendrait sans doute pas la même chose par "opinion dominante".

En effet, Bourdieu nous vient naturellement à l'esprit.

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) - Page 5 EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Dans cette troisième et dernière partie nous verrons tout particulièrement le dévoiement de l'antiracisme (subversif et discriminatoire) :

Bénéton, p.52-53 a écrit:
1/ En reprenant en termes inversés le raisonnement raciste : les critères d'appartenance l'emportent sur le comportement individuel ; en conséquence, l'égalité vaut davantage pour certains que pour d'autres, elle se corrompt en revendication d'impunité, elle se corrompt (plus ou moins) en revendication de préférence. On l'appellera l'antiracisme discriminatoire. 2 / En étendant de manière abusive ou délirante le contenu du concept de racisme : la lutte contre le racisme couvre alors des pratiques subversives contre les liens substantiels (universels et particuliers). On le nommera l'antiracisme subversif. Dans l'une ou l'autre de ces perspectives, le terme de racisme a bien des vertus, il a à la fois un sens incertain ou équivoque et une connotation forte : le racisme, on ne sait pas exactement où il commence et où il s'arrête, mais chacun sait que ce n'est pas bien.


Les États-Unis illustreraient ce dévoiement à merveille :

Bénéton, p.55-56 a écrit:
Les États-Unis offrent un exemple remarquable de dérive de l'idée antiraciste. Pour dire les choses en gros : la formule de l'antiracisme des années 1955-1965 était : les Blancs et les Noirs ont les mêmes droits ; dans le courant des années 1960 est surtout dans les années 1970, cette formule est devenue (implicitement) : les Noirs ont davantage de droits que les Blancs. Au début de la période, la majorité des Noirs (ceux du Sud) étaient encore soumis à un statut discriminatoire. Le mouvement des Civil Rights s'était élevé contre ce racisme institutionnalisé, alliant protestations pacifiques et actions en justice. Ce mouvement avait pris progressivement de l'ampleur pour atteindre son point culminant en 1963 lors de la grande marche sur Washington. Devant le Mémorial de Lincoln, le pasteur Martin Luther King prononçait alors son fameux discours : « I have a dream... » La partie était en voie d'être gagnée et elle allait l'être dans les années suivantes. La victoire était à la fois morale, politique et juridique et la condition noire en a été profondément changée. Et pourtant, il subsiste toujours un problème noir aux États-Unis, un problème que le discours dominant a longtemps lié au racisme blanc mais qui en fait a changé de nature. La question noire se pose désormais beaucoup moins dans le Sud que dans les grandes villes du Nord, elle concerne essentiellement non plus l'ensemble de la population noire mais une fraction d'entre elle, un tiers environ, la black underclass, marginalisée dans les ghettos. Sans doute le racisme blanc n'a-t-il pas disparu mais il apparaît aujourd'hui comme une variable secondaire. Comment expliquer sinon, entre autres choses, l'hétérogénéité d'une black middle class ? Mais paradoxalement the declining significance of race est allé de pair avec une radicalisation de l'idée antiraciste. Dans le courant des années 1960 et surtout dans les années 1970, les leaders noirs et l'establishment « libéral » (le New York Times, CBS, les agences fédérales...) ont réussi à imposer une représentation que l'on peut schématiser ainsi : tout échec, tout retard, tout « comportement déviant » des Noirs, toute inégalité en leur défaveur ne s'explique que par la discrimination dont ils sont victimes, c'est-à-dire par l'action malveillante des Blancs. La distribution des rôles est fixée une fois pour toutes, la responsabilité est dans tous les cas subordonnée à l'appartenance raciale



L'auteur observe une institutionnalisation de l'antiracisme discriminatoire :

Bénéton, p.59-60 a écrit:
Dans les États-Unis des années 1970, l'antiracisme discriminatoire s'est institutionnalisé sous la forme de préférences de recrutement. Au nom de quoi ? Si le racisme blanc est la clef d'explication par excellence, il explique l'inégalité de réussite entre Noirs et Blancs. Les résultats des Noirs sont en moyenne inférieurs à ceux des Blancs, le fait ne peut s'expliquer que par la discrimination. Ce raisonnement a été étendu aux autres groupes ethniques ainsi qu'aux inégalités de « représentation » entre hommes et femmes. Si les Noirs sont « sous-représentés » à l'université, si les femmes sont « sous-représentées » parmi les cadres de la société ATT ou à la rédaction du New York Times, il faut y voir uniquement l'effet du racisme ou du sexisme. Si les chances étaient égales, les résultats devraient l'être. Dans la mesure où ils ne le sont pas, ils devraient l'être. Dans la mesure où ils ne le sont pas, il convient de les corriger par une action directe afin en quelque sorte de forcer l'égalité. Ces idées ont inspiré et justifié une nouvelle forme d'intervention politique, la politique d'affirmative action qui s'est traduite par un traitement préférentiel fondé sur la race ou le sexe. La lutte contre les pratiques discriminatoires se transformait en une politique visant à l'égale représentation des groupes, qui passait elle-même par de nouvelles pratiques discriminatoires (en sens inverse). L'affirmative action aboutit à subordonner le mérite individuel au groupe d'appartenance, elle est à ce titre une affirmative discrimination (Nathan Glazer). Ainsi l'égalité implique un traitement inégal au nom d'un nouveau principe : celui de l'égale « représentation » des différents groupes. Le postulat sous-jacent est celui-ci : il n'y a aucune différence entre les groupes qui puisse expliquer les différences de réussite (nouvelle version du règne du semblable). Les arguments invoqués en France en faveur de la « parité » hommes / femmes sont du même ordre : si les résultats sont inégaux, la discrimination en est la cause unique. Le sexe n'explique rien, le sexisme explique tout. La réalité n'est pas celle-là. La discrimination peut évidemment être un facteur explicatif mais il est faux de penser qu'en l'absence de toute discrimination, la représentation des différents groupes dans les différentes professions ou activités se calquerait sur leur importance numérique au sein de la  population globale


Il montre en quoi cette interprétation serait erronée :

Bénéton, p.60-61 a écrit:
S'il est vrai que les inégalités collectives suffisent à attester la discrimination, le raisonnement doit pouvoir s'appliquer dans tous les cas : les Japonais-Américains ont un revenu moyen très supérieur à celui des Anglo-Saxons, est-ce l'effet d'une discrimination ? Aux États-Unis et ailleurs, les Noirs réussissent mieux que les Blancs dans les courses de vitesse, faut-il dénoncer un racisme anti-Blanc ? En France, les filles réussissent mieux que les garçons dans le secondaire, faut-il l'imputer à une politique discriminatoire ? Il y a des faits sociaux qui ne sont voulus par personne. La malignité des Blancs et des mâles n'a pas la puissance que lui prête l'opinion dominante. Au fond qui l'ignore ? Comme dans les cas précédents, le coût moral est, semble-t-il, élevé (il est évidemment difficile à mettre en statistiques). Le Noir qui a bénéficié d'une préférence ne peut guère ne pas se sentir dévalorisé par le fait qu'être traité non comme un individu mais comme le membre d'une catégorie. Et il doit faire face au sentiment de ses condisciples ou collègues blancs qu'il a bénéficié de la couleur de sa peau. La préférence fabrique des égaux qui ne se sentent pas vraiment égaux. Les bonnes intentions ne garantissent pas de bons résultats.


Bénéton prend l'exemple de l'université américaine dont les programmes mettraient le polylogisme à l'honneur :

Bénéton, p.61-62 a écrit:
Le troisième épisode de la version américaine se passe dans les universités. Là, les résultats de l'affirmative action se mesurent lors des examens. Certains étudiants sont sur-sélectionnés, d'autres sont sous-sélectionnés. Inéluctablement les premiers sont meilleurs que les seconds. En moyenne, dans les bonnes universités, les étudiants noirs ne se retrouvent pas dans les bonnes places. A qui la faute ? Inévitablement au racisme. Où se cache-t-il ? Vers la fin des années 1980, le voile a été levé : il se cache dans les programmes eux-mêmes. C'est bien ce qui explique l'échec des « minorités ». L'enseignement des Humanités n'a nullement la valeur universelle dont il se targue. Les grands auteurs (le canon) que l'on y étudie – Platon, Aristote, Dante, Shakespeare... - ont un point commun : toujours des Blancs, toujours des hommes. La culture occidentale est une white male culture, elle exprime un point de vue partisan et le monopole dont elle bénéficie opprime les « minorités ». Il faut donc mettre en œuvre ce qu'un professeur radical a appelé une intellectual affirmative action afin d'introduire dans les programmes le multiculturalisme, la diversité, c'est-à-dire plus précisément des distinctive black and female perspectives. Le mouvement a été le fait de petites minorités : des étudiants activistes (des Noirs surtout et aussi des féministes) alliés à des professeurs radicaux. Il a pris forme à Standford en 1987. Le rédacteur d'un journal étudiant noir écrivait alors : « We are tired of your shit » (Nous en avons assez de votre mouscaille). L'action militante a été couronnée de succès et a abouti au remplacement du cours consacré à la culture occidentale par un cours sur les cultures, ideas and values dont le titre dit bien qu'il satisfait à la norme du multiculturalisme. En 1990, l'université a mis en place un nouveau cours destiné à tous les étudiants de première année et officiellement « centré sur des travaux de Noirs, d'Hispaniques, de féministes et d'homosexuels ». L'exemple de Standford a été largement suivi, avec diverses variantes. Les Afro-American Studies, les Women's Studies se sont multipliés, les programmes, notamment des grandes universités, ont été revus dans le bon sens. Pourquoi un succès si ample obtenu par un si petit nombre ? La raison essentielle, outre la pusillanimité d'usage des autorités universitaires, est toujours la même : la représentation dichotomique de la société (coupables/victimes), particulièrement dominante dans le milieu universitaire, désarme les modérés et ouvre le champ libre aux extrémistes. Quand les activistes noirs démasquent une forme imaginaire de racisme, comment objecter sans tomber soi-même sous le coup de l'accusation infâme ? Pour échapper au piège, il faut admettre que l'antiracisme peut se corrompre, que des Noirs peuvent se présenter faussement comme victimes. Il faut remettre en cause le principe même de la représentation convenue de la société. Quel est le résultat ? Il porte atteinte à la notion même de culture et donc à la mission de l'université. Le multiculturalisme, ainsi entendu, est subversif. Le théorème de Thalès n'est-il valable que pour certaines races ? Quel est le point de vue masculin commun à Platon, Locke et Nietzsche ? L'idée d'un savoir blanc et d'un savoir noir ne fait-il pas songer à l'idée nazie d'une « science juive » ? L'idée de l'unité du genre humain, d'origine occidentale, n'a-t-elle pas une portée universelle ? Au rebours de l'antiracisme de départ, celui-là sépare les hommes.


Il en résulterait un "effet d'intimidation" très fort :

Bénéton, p.64 a écrit:
Aux États-Unis comme en France, l'écart s'est creusé entre ce que l'on dit en public et ce que l'on dit en privé. En mélangeant ce qui ne doit pas l'être, en mettant dans le même sac des sentiments naturels et des sentiments faussés, cet antiracisme ne peut qu'aviver les frustrations et les ressentiments. Ce n'est pas ainsi qu'on ramènera au bercail les brebis perdues.



9 / Cette analyse vous semble-t-elle erronée ? Si oui, pourquoi ?

10 / Globalement, si un individu est, a priori, en désaccord avec les thèses développées par Bénéton, alors prendrait-il réellement la peine de lire cet ouvrage ? Parmi les lecteurs du livre : s'il est vrai que l'on ne prêche que des convertis alors quel peut être la conséquence de cette lecture, si ce n'est formaliser, fournir des arguments, voire éclaircir des idées et réflexions déjà en partie présentes ?
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