Le Cicérone de Burckhardt
D'abord, qu'appelle-t-on un Cicérone ? Inventé au XVIIIe siècle en Italie, le terme est forgé pour désigner ironiquement le verbiage propre aux guides locaux qu'employaient les visiteurs d'une ville, ou d'un monument, guides qui n'avaient pas l'éloquence d'un Cicéron. Burckhardt savait cela. Ce n'est pas sans une certaine malice qu'il choisit d'intituler cette œuvre majeure d'une antiphrase de la sorte. Car le Cicérone n'est pas un guide au sens où on l'entendait alors, mais un livre d'histoire de l'art. Or comme toujours avec Burckhardt, le savoir doit être vécu-vivant. Il ne propose pas moins qu'un guide ambitieux en ce sens (ou une histoire de l'art humble, autrement dit non universitaire), puisqu'il s'agit d'apprendre à apprécier les œuvres d'art (à en connaître le prix, la valeur ; prix se dit precio en espagnol, et prezzo en italien), à en jouir (joie), à les aimer en sachant ce qu'on aime, ce qui est le propre de l'amateur (italianisme qui vient du verbe aimer, amare en italien, qui donne amatore, celui qui aime). D'où le sous-titre, très mal traduit en français dans la version d'Auguste Gérard, Le Cicérone, guide de l’art antique et moderne en Italie, 2 vol., Paris, Firmin-Didot, 1885-1892 (l'unique traduction française, à ma connaissance), puisqu'il y manque le mot-clé du sous-titre expressément choisi par Burckhardt : Eine Anleitung zum Genuß der Kunstwerke Italiens. Genuß a un sens positif, qui exprime la satisfaction, le plaisir, le bénéfice.
On l'aura compris, si le Cicérone de Burckhardt est si important aujourd'hui (sauf en France, où les œuvres de ce maître ont toujours été négligées, malgré l'effort éditorial des dix dernières années), c'est qu'il constitue encore un des principaux ouvrages d'enseignement et de formation du jugement artistique. Peu savent aujourd'hui que c'est précisément grâce à cette œuvre de Burckhardt que l'histoire de l'art s'est réellement émancipée de l'histoire. Pour le comprendre, retraçons brièvement l'histoire de cette œuvre elle-même.
Burckhardt l'écrivit entre 1853 et 1854, et la publia en 1855. Elle a ceci de particulier, d'original, qu'il ne s'agit pas d'un ouvrage scientifique, ni objectif. Ce serait même plutôt un ouvrage subjectif. Paradoxalement, c'est cela même qui a permis d'inventer l'histoire de l'art.
Avant Burckhardt, non seulement le développement de l'archéologie était limité (les Winckelmann ne couraient pas les rues), mais la conception la plus répandue de l'évolution de l'art n'identifiait que deux périodes artistiques : la Grèce antique (Winckelmann, encore lui, jugeait avec dédain l'art romain) et le moyen âge gothique (très en vogue chez les romantiques). Rome, la Renaissance, le baroque et même le néoclassicisme semblaient manquer d'unité, de cohérence, voire résulter du hasard, au point de rendre impossible toute conceptualisation, toute classification. La raison en était simple, pour un voyageur du XIXe siècle qui se rendait en Italie : les œuvres de toutes les époques s'y côtoient, formant un mélange défiant même un esprit méthodique.
Son voyage en Italie permit à Burckhardt de comprendre que sous le désordre apparent, une continuité historique menant de l'antiquité au XIXe siècle était perceptible, pour qui faisait l'effort d'être attentif. Pourtant, il ne doit cette observation fondamentale qu'à sa seule sensibilité, à sa réceptivité hors du commun, plutôt qu'à une méthode historique. Comment cela fut-il possible ? D'abord, l'histoire ou la philosophie ne s'intéressaient aux œuvres d'art que comme des documents ou des témoignages ayant une valeur essentiellement illustrative. Mais son expérience italienne incita Burckhardt à prendre ses distances avec les chapelles universitaires, préférant adopter une position originale, celle d'un historien anhistorique. C'est pourquoi on l'accusait parfois de n'être qu'un dilettante, un esthète, voire un hédoniste.
Mais quelle était sa conception ? Il ne concevait pas l'histoire comme un processus d'actions et d'interactions toujours nouvelles. L'histoire n'est pas seulement une suite ininterrompue d'événements. On peut y repérer des constantes et des types (types d'hommes, types d'esprits). En ce sens, l'histoire serait plutôt une suite de répétitions éternelles. Burckhardt nie l'histoire en ceci qu'il substitue à l'histoire événementielle l'histoire de la culture et de la civilisation (qui correspond à ce qu'on appelle parfois l'histoire des idées). Il en est l'inventeur, sachant qu'il est viscéralement antisystématique. Son œuvre est une œuvre ouverte. (Lire toute l'introduction à ses Considérations sur l'histoire universelle, qu'il écrivit en 1868 et qui constitua son cours de l'année 1870-1871*.)
Benedetto Croce déjà, qui pesait toujours ses mots, affirmait que si nous nous étions référés au Cicérone avec plus d'attention et de rigueur, l'histoire de l'art eût progressé beaucoup plus rapidement. En effet, si son œuvre est remplie d'inexactitudes, on y trouve des remarques tellement profondes qu'elles sont aujourd'hui comme des principes, des fondements à toute étude d'histoire de l'art. Ainsi, Burckhardt fut le premier à dire qu'il fallait étudier les œuvres en elles-mêmes, sans considérations extérieures (principe que reprendra Wölfflin, son élève et disciple) : c'est dans les œuvres d'art elles-mêmes qu'il faut chercher ce qui explique les œuvres. C'est pourquoi il conçoit l'histoire de l'art comme l'histoire des seuls chefs-d'œuvre, œuvres singulières et géniales qui offrent les repères propres à écrire l'histoire, autrement dit l'histoire spirituelle, celle des manifestations de l'esprit des hommes, de leur jugement, jugement qui organise l'esprit et l'oriente dans un devenir. L'esprit, chez Burckhardt, c'est la vie, la vie de l'humanité. Or, c'est l'art qui matérialise le mieux la vie spirituelle des hommes, il en est la forme la plus haute, si haute que c'est la tâche à laquelle Burckhardt les assigne.
*Nietzsche, qui suivit les cours de Burckhardt en 1870-1871, affirmait à un ami : « c'est la première fois que j'éprouve du plaisir à suivre un cours ».
On l'aura compris, si le Cicérone de Burckhardt est si important aujourd'hui (sauf en France, où les œuvres de ce maître ont toujours été négligées, malgré l'effort éditorial des dix dernières années), c'est qu'il constitue encore un des principaux ouvrages d'enseignement et de formation du jugement artistique. Peu savent aujourd'hui que c'est précisément grâce à cette œuvre de Burckhardt que l'histoire de l'art s'est réellement émancipée de l'histoire. Pour le comprendre, retraçons brièvement l'histoire de cette œuvre elle-même.
Burckhardt l'écrivit entre 1853 et 1854, et la publia en 1855. Elle a ceci de particulier, d'original, qu'il ne s'agit pas d'un ouvrage scientifique, ni objectif. Ce serait même plutôt un ouvrage subjectif. Paradoxalement, c'est cela même qui a permis d'inventer l'histoire de l'art.
Avant Burckhardt, non seulement le développement de l'archéologie était limité (les Winckelmann ne couraient pas les rues), mais la conception la plus répandue de l'évolution de l'art n'identifiait que deux périodes artistiques : la Grèce antique (Winckelmann, encore lui, jugeait avec dédain l'art romain) et le moyen âge gothique (très en vogue chez les romantiques). Rome, la Renaissance, le baroque et même le néoclassicisme semblaient manquer d'unité, de cohérence, voire résulter du hasard, au point de rendre impossible toute conceptualisation, toute classification. La raison en était simple, pour un voyageur du XIXe siècle qui se rendait en Italie : les œuvres de toutes les époques s'y côtoient, formant un mélange défiant même un esprit méthodique.
Son voyage en Italie permit à Burckhardt de comprendre que sous le désordre apparent, une continuité historique menant de l'antiquité au XIXe siècle était perceptible, pour qui faisait l'effort d'être attentif. Pourtant, il ne doit cette observation fondamentale qu'à sa seule sensibilité, à sa réceptivité hors du commun, plutôt qu'à une méthode historique. Comment cela fut-il possible ? D'abord, l'histoire ou la philosophie ne s'intéressaient aux œuvres d'art que comme des documents ou des témoignages ayant une valeur essentiellement illustrative. Mais son expérience italienne incita Burckhardt à prendre ses distances avec les chapelles universitaires, préférant adopter une position originale, celle d'un historien anhistorique. C'est pourquoi on l'accusait parfois de n'être qu'un dilettante, un esthète, voire un hédoniste.
Mais quelle était sa conception ? Il ne concevait pas l'histoire comme un processus d'actions et d'interactions toujours nouvelles. L'histoire n'est pas seulement une suite ininterrompue d'événements. On peut y repérer des constantes et des types (types d'hommes, types d'esprits). En ce sens, l'histoire serait plutôt une suite de répétitions éternelles. Burckhardt nie l'histoire en ceci qu'il substitue à l'histoire événementielle l'histoire de la culture et de la civilisation (qui correspond à ce qu'on appelle parfois l'histoire des idées). Il en est l'inventeur, sachant qu'il est viscéralement antisystématique. Son œuvre est une œuvre ouverte. (Lire toute l'introduction à ses Considérations sur l'histoire universelle, qu'il écrivit en 1868 et qui constitua son cours de l'année 1870-1871*.)
Benedetto Croce déjà, qui pesait toujours ses mots, affirmait que si nous nous étions référés au Cicérone avec plus d'attention et de rigueur, l'histoire de l'art eût progressé beaucoup plus rapidement. En effet, si son œuvre est remplie d'inexactitudes, on y trouve des remarques tellement profondes qu'elles sont aujourd'hui comme des principes, des fondements à toute étude d'histoire de l'art. Ainsi, Burckhardt fut le premier à dire qu'il fallait étudier les œuvres en elles-mêmes, sans considérations extérieures (principe que reprendra Wölfflin, son élève et disciple) : c'est dans les œuvres d'art elles-mêmes qu'il faut chercher ce qui explique les œuvres. C'est pourquoi il conçoit l'histoire de l'art comme l'histoire des seuls chefs-d'œuvre, œuvres singulières et géniales qui offrent les repères propres à écrire l'histoire, autrement dit l'histoire spirituelle, celle des manifestations de l'esprit des hommes, de leur jugement, jugement qui organise l'esprit et l'oriente dans un devenir. L'esprit, chez Burckhardt, c'est la vie, la vie de l'humanité. Or, c'est l'art qui matérialise le mieux la vie spirituelle des hommes, il en est la forme la plus haute, si haute que c'est la tâche à laquelle Burckhardt les assigne.
*Nietzsche, qui suivit les cours de Burckhardt en 1870-1871, affirmait à un ami : « c'est la première fois que j'éprouve du plaisir à suivre un cours ».
Dernière édition par Euterpe le Mer 3 Aoû 2016 - 1:03, édité 5 fois