Afin de mieux comprendre comment une société sans État peut donner naissance à ce nouveau mode d'organisation, je vous propose d'analyser les fondations de la société dans son mode d'organisation premier. Nous pourrons ensuite étudier les éléments qui caractérisent cette bascule pour enfin prendre en compte ce que Clastres pressent comme point d'origine de ce changement radical.
Un premier point intéressant à noter dans l'organisation des sociétés sans État concerne leur position par rapport à leur histoire propre : l'histoire n'existe pas réellement dans ce type de société, elles sont dans un présent qui diffère radicalement d'un passé fondateur. Leurs lois et leurs coutumes viennent généralement de ce passé fondateur, extérieur à la société.
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Chapitre 5, P65 a écrit: l’ordre de la Loi, comme institution du social (ou du culturel), est contemporain non pas des hommes, mais d’un temps d’avant les hommes, il s’origine dans le temps mythique, pré-humain, la société trouve sa fondation à l’extérieur d’elle-même, dans l’ensemble des règles et instructions léguées par les grands ancêtres ou les héros culturels souvent désignés, les uns et les autres, du nom de Père, Grand-Père, ou Notre Père Véritable.
Dans toutes ces sociétés, nous trouvons un groupe de mythes fondateurs situés dans un passé très lointain expliquant la majorité des comportements à avoir ou à ne pas avoir dans la société présente. Cette dernière semble alors suspendue dans un éternel présent fait de la répétition du même à l'infini. Cette répétition du même est un moyen de conservation d'un ordre social immuable. Il permet d'interdire une évolution qui aboutirait, par exemple, à la prise de pouvoir d'un individu sur les autres, à la naissance de l'UN.
D'autres mécanismes sont en place pour éviter cette naissance de l'UN. Par exemple, le NOUS est marqué concrètement dans la chair de chacun des individus au travers de rites de passage dont la douleur marquera les esprits aussi durablement que les cicatrices laissées sur la chair.
Pierre Clastres, La société contre l’État, Chapitre 10, p159 a écrit: Les sociétés archaïques, sociétés de la marque, sont des sociétés sans État, des sociétés contre l’État. La marque sur le corps, égale sur tous les corps, énonce : Tu n’auras pas le désir du pouvoir, tu n’auras pas le désir de soumission. Et cette loi non séparée ne peut trouver pour s’inscrire qu’un espace non séparé : le corps lui-même.
Pour vous donner une idée de ce que ce type de cérémonie représente, voici celle du jaycha bowo, marquant le passage à l’âge adulte chez les Guayaki (vers 22 ans environ).
Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, Chapitre IV, P141 a écrit: Lorsque le temps est venu, un ancien de la tribu dit : « Tu n’es déjà plus un betagi. Tu es un homme fait; c’est pourquoi je veux fendre le tatouage; je serai celui qui fendra ton dos. » Ce n’est pas une demande, mais un constat : la chose doit se faire maintenant et le betagi doit en passer par là. L’homme s’en va à la recherche d’une pierre; parfois, il faut aller loin, on ne la trouve que dans le lit de certains ruisseaux. Elle doit avoir un côté bien tranchant, mais pas comme l’éclat de bambou qui coupe trop facilement. Choisir la pierre adéquate exige donc du coup d’œil. Tout l’appareil de cette nouvelle cérémonie se réduit à cela : un caillou.
Lorsqu’il a trouvé ce qui lui convient, le bowaregi abat un jeune arbre au tronc lisse, au milieu d’un espace dégagé, de telle façon qu’en tombant il demeure appuyé aux branches d’un autre; le tronc coupé est ainsi en position oblique. Tout est prêt, l’opération (qu’il faut entendre ici en son sens presque chirurgical) peut commencer. On attend que le soleil soit au zénith. Le jeune homme s’allonge sur le tronc incliné, qu’il entoure de ses bras; il est sur le ventre, le dos offert, la peau bien tendue. Le « fendeur » prend sa pierre et tranche en profondeur du haut de l’épaule jusqu’au sommet des fesses. Ce n’est pas une incision légère et superficielle, que permettrait par exemple l’éclat de bambou affilé comme un rasoir; c’est vraiment une fente dans le dos, sur toute l’épaisseur de la peau. Pour creuser ainsi le sillon, avec un instrument qui est loin d’offrir le fil du couteau de bambou, il faut avoir une bonne poigne, car la peau est résistante. Le bowaregi appuie de toute ses forces, il déchire. C’est toute la surface du dos qui est ainsi labourée de lignes droites et parallèles, d’une épaule à l’autre; il y a au moins dix incisions. Le sang coule abondamment, le jeune homme en est couvert, et les bras de l’officiant, l’arbre et le sol tout autour de lui. La douleur est atroce, disent les Aché : rien de comparable au percement de la lèvre, à peine ressenti. Le jaycha bowo tue presque celui qui le subit. Mais, pas plus que pendant l’imbu mubu, on entendra le jeune homme laisser échapper plaintes ou gémissements ; plutôt perdra-t-il connaissance, mais sans desserrer les dents. A ce silence se mesurent sa vaillance et son droit à être tenu pour un homme accompli.
Le mode de production lui-même est gardé sous contrôle et les dangers d'une surproduction laissée libre ont bien été identifiés par la société sans État. En effet, toute surproduction est une production qui va au-delà des besoins. Dès lors, cette surproduction est, de fait, une aliénation de la force de travail des membres de la société. Et qui pourrait bien avoir besoin de cette force de travail aliéné dans ce type de société ?
Pierre Clastres, La société contre l’État, Chapitre 11, p168 a écrit: Pour l’homme des sociétés primitives, l’activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu’il s’agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d’énergie dépensée. En d’autres termes, c’est à la vie comme nature qui – à la production près des biens consommés socialement à l’occasion des fêtes – fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C’est dire qu’une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c’est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l’oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. À quelles conditions peut se transformer ce rapport de l’homme primitif à l’activité de production ? À quelles conditions cette activité s’assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C’est là poser la question de l’origine du travail comme travail aliéné.
C'est un sujet qu'a également analysé Sahlins, que Clastres cite à plusieurs reprises dans ses travaux. (MPD = « Mode de production domestique », mode de production basé sur la consommation du groupe)
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Chapitre 8, P135 a écrit: structuralement, écrit Sahlins, l’ « économie » n’y existe pas. C’est dire que l’économique, comme secteur se déployant de manière autonome dans le champ social, est absent du MPD ; ce dernier fonctionne comme production de consommation (assurer la satisfaction des besoins) et non comme production d’échange (acquérir du profit en commercialisant les surplus).
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La société primitive assigne à sa production une limite stricte qu’elle s’interdit de franchir, sous peine de voir l’économique échapper au social et se retourner contre la société en y ouvrant la brèche de l’hétérogénéité de la division entre riches et pauvres, de l’aliénation des uns par les autres. Société sans économie certes, mais, mieux encore, société contre l’économie : telle est l’éclatante vérité vers laquelle nous conduit la réflexion de Sahlins sur la société primitive
Nous nous trouvons donc en face d'une société qui puise ses règles et coutumes dans un passé hors du temps ; qui appose la même marque continuellement sur les corps et dans les esprits de ses membres afin qu'ils aient en permanent à l'esprit leur place dans le NOUS global ; qui refuse toute dérive économique en ne laissant produire que ce qui est nécessaire au moment "présent". Attention, il convient de ne pas prendre "présent" dans un sens trop littéral, la société sans État est parfaitement capable de prévoir les ressources nécessaires dans quelques semaines ou mois si ce type de prévision est nécessaire à la survie du groupe.
Ce mode de fonctionnement qui semble tourner à l'infini sur un même cercle qui se reproduit lui-même ne doit cependant pas nous induire en erreur, la société sans État n'est pas totalement statique et repliée sur elle-même. Cet apparent immobilisme cache en fait tout un jeu social complexe dans lequel la guerre joue un rôle capital.
Pierre Clastres, Archéologie de la violence, p43 a écrit: Convenons-en : à ce niveau d’analyse, la structure générale de l’organisation primitive est pensable dans la pure statique, dans l’inertie totale, dans l’absence de mouvement. Le système global paraît en effet pouvoir fonctionner en vue seulement de sa propre répétition, en rendant impossible toute émergence d’opposition ou de conflit. Or, la réalité ethnographique nous montre l’inverse : loin d’être inerte, le système est en mouvement perpétuel, il n’est pas dans la statique mais dans la dynamique, et la monade primitive, loin de demeurer dans la fermeture sur elle-même, s’ouvre au contraire sur les autres, dans l’intensité extrême de la violence guerrière.
Comme indiqué dans le lien cité dans mon message du 4 juillet, Clastres analyse les mécanismes en jeu dans les conflits permanents que l'on trouve dans la plupart des sociétés sans État. A noter cependant une exception à cette généralité : certains peuples Inuit ne semblent pas connaître de conflits de ce type. Ce peut être une exception intéressante à analyser et j'y reviendrai brièvement par la suite. Pour l'instant, considérons le cas le plus général : les sociétés sans État sont engagées dans des conflits permanents qui, même s'ils ne donnent pas lieu systématiquement à des affrontements violents, en conservent tout du moins le potentiel (l'état de "guerre de tous contre tous" tel que l'imagine Hobbes). Sur le plan de la politique intérieure, le mode d'organisation "hors du temps", le refus d'un débordement de l'économique, la main mise sur tous les lieux potentiels de prise de pouvoir comme la chefferie ou le chamanisme, tout est fait pour conserver la société dans son mode d'organisation sans État.
Pierre Clastres, Archéologie de la violence, p59 a écrit: La guerre comme politique extérieure de la société primitive se rapporte à sa politique intérieure, à ce que l’on pourrait nommer le conservatisme intransigeant de cette société, exprimé dans l’incessante référence au système traditionnel des normes, à la Loi ancestrale que l’on doit toujours respecter, que l’on ne peut altérer d’aucun changement. Par son conservatisme, que cherche à conserver la société primitive ? Elle cherche à conserver son être même ; elle veut persévérer dans son être. Mais quel est cet être ? C’est un être indivisé, le corps social est homogène, la communauté est un Nous. Le conservatisme primitif cherche donc à empêcher l’innovation dans la société, il veut que le respect de la Loi assure le maintien de l’indivision, il cherche à empêcher l’apparition de la division dans la société. Telle est, tant au plan de l’économique (impossibilité d’accumuler des richesses) qu’au plan de la relation de pouvoir (le chef est là pour ne pas commander), la politique intérieure de la société primitive : se conserver comme Nous indivisé, comme totalité une.
Mais cette "politique intérieure" n'est pas suffisante et la société doit doubler ce premier mécanisme d'un second capable d'empêcher toute unification qui serait fatale au NOUS : ce second mécanisme est la guerre incessante que se livrent les différentes tribus.
Pierre Clastres, Archéologie de la violence, p64 a écrit: Qu’est-ce que la société primitive ? C’est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C’est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d’unification. La machine de guerre, c’est le moteur de la machine sociale, l’être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l’unification, et le meilleur ennemi de l’État, c’est la guerre. La société primitive est société contre l’État en tant qu’elle est société-pour-la-guerre.
Et si ces sociétés nous apparaissent morcelées, tel que Clastres l'analyse, la guerre n'est pas la cause de ce morcellement, mais l'effet souhaité.
Pierre Clastres, Archéologie de la violence, p35 a écrit: L’extrême morcellement sous lequel se présente partout la société primitive serait la cause, a-t-on souvent écrit, de la fréquence de la guerre dans ce type de société. L’engendrement mécanique, décrit dans la séquence : rareté des ressources – concurrence vitale – isolement des groupes, produirait comme effet général la guerre. Or, s’il y a bien une relation profonde entre la multiplicité des unités sociopolitiques et la violence, on ne peut comprendre leur articulation qu’en renversant l’ordre habituel de leur présentation : ce n’est pas la guerre qui est l’effet du morcellement, c’est le morcellement qui est l’effet de la guerre. Il n’en est pas seulement l’effet, mais le but : la guerre est à la fois la cause et le moyen d’un effet et d’une fin recherchés, le morcellement de la société primitive. En son être, la société primitive veut la dispersion, ce vouloir de la fragmentation appartient à l’être social primitif qui s’institue comme tel dans et par la réalisation de cette volonté sociologique. En d’autres termes, la guerre primitive est le moyen d’une fin politique. Se demander par conséquent pourquoi les Sauvages font la guerre, c’est interroger l’être même de leur société.
Plusieurs explications ont été données sur ce morcellement et ces conflits permanents et chacune d'elle est écartée par Clastres. Je ne souhaite pas recopier les éléments déjà résumés dans le lien indiqué plus haut, mais rappelons simplement les points essentiels :
- Le discours naturaliste (Leroi-Gourhan) qui présente la guerre comme manifestation de l'agressivité naturelle de l'homme ne tient pas, car il ne prend pas en compte la dimension sociologique de la guerre ;
- Le discours économique (anthropologie marxiste) qui y voit une nécessité du fait de la rareté des ressources ne tient pas non plus, car cette rareté n'existe que dans la tête des anthropologues ayant proposé cette théorie. Un point à noter d'ailleurs, les seules sociétés dans lesquelles la présence de cette guerre permanente n'est pas attestée (certains groupes d'Inuit) sont celles dans lesquelles les ressources sont objectivement les plus rares. De là, nous pourrions être tentés d'émettre l'hypothèse contraire que dans ces sociétés, les ressources sont justement assez rares pour que la guerre ne soit pas nécessaire au maintien du niveau de morcellement voulu (il ne me semble pas avoir lu que Clastres aille jusque-là cependant) ;
- Le discours échangiste (Lévi-Strauss) qui place la guerre dans le prolongement des échanges, comme la situation d'un échange qui aurait mal tourné, ne tient pas non plus, car la guerre est beaucoup trop universelle pour n'être qu'un échec de l'échange. De plus, l'échange lui-même est mis sous contrôle et semble donc second par rapport à la guerre.
La société sans État est donc une machine bien construite, faite pour reproduire indéfiniment le même, disposant de lois immuables ancrées dans un passé hors de toute atteinte. Ses institutions sont mises sous bonne garde et les chefs, guerriers et autres shamans sont condamnés à servir la collectivité sans pouvoir l'asservir. L'économie est maintenue au niveau souhaitable pour assurer la survie de la société sans qu'aucun débordement ne puisse entraîner un déséquilibre dans les richesses et le pouvoir de chacun de ses membres. L'échange entre les tribus n'est là que pour assurer les alliances nécessaires à la survie dans les conflits incessants qui sont destinés à maintenir le bon niveau de morcellement entre les groupes, le niveau qui garantit qu'aucune prise de pouvoir n'est possible.
Très bien, mais l'histoire nous indique que ce basculement du NOUS vers l'UN a bien eu lieu. Dans ce type de société qui refuse viscéralement l'UN, à un moment donné, il se produit quelque chose qui permet la prise de pouvoir par un sous-groupe et qui conduit ensuite à la naissance de l'État.
Pierre Clastres, La société contre l’État, Chapitre 11, p169 a écrit: Quand, dans la société primitive, l’économie se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y comprit sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes.
Les bases étant posées, il me semble que nous pouvons maintenant suivre Clastres dans l'analyse de ce changement radical. Je vous propose d'aborder ce point dans une troisième partie dans laquelle je traiterai à la fois la question de la naissance de l'État et celle de ses origines selon les hypothèses avancées par Clatres.