Je vous propose enfin d’en venir à l’explication que Clastres avance comme la plus probable pour ce basculement de la société sans État. En préambule, je précise que Clastres n'est pas allé jusqu'au bout de cette analyse. Décédé bien trop tôt, à 43 ans, dans un accident de voiture, ses recherches sur ce sujet n'étaient visiblement qu'à leur début. Il émet cependant quelques hypothèses dans ses textes et c'est sur ces documents que je me baserai pour indiquer ici ce qui semble être l'hypothèse la plus probable.
Pour mémoire, commençons par lire Clastres dans sa formulation du problème qui nous intéresse ici :
Les trois derniers mots résonnent tragiquement, mais le nœud du problème est bien formulé ici : au moment de la bascule entre une société qui refuse la division sociale et qui met tout en oeuvre pour l’éviter et une société qui se retrouve divisée entre dominants et dominés. A partir de quelles circonstances, la société sans État va-t-elle abdiquer et laisser faire cette division qui signera sa fin, qui la fera entrer dans un mode d’organisation radicalement différent ?
Car c’est bien autour de la question de l’autorité que nous gravitons depuis le début de cette analyse :
Et la ligne de partage, c’est bien le politique, mais pas au sens d’une invention, d’un développement de la technique, voire de la science politique :
La société sans État connaît bien la technique de l’autorité politique pour, d’une part, la pratiquer très épisodiquement dans les guerres (le chef de guerre peut se permettre d’être plus directif dans ce type de situation), mais surtout, pour tout mettre en oeuvre pour que cette autorité ne puisse se développer dans le fonctionnement quotidien de la société. Nous l’avons vu, la société sans État est ainsi par refus de l’État.
Dès lors, cette bascule n’a rien d’évident comme Clastres l’a montré dans les éléments que j’ai indiqués dans mes précédents messages. La société sans État n’a aucune raison de changer de mode d’organisation. D’aussi loin que porte la mémoire collective, les membres de la tribu ont toujours vécu ainsi, suivant des traditions qui remontent à un temps hors du temps. Je précise de nouveau que ces traditions n’en sont pas pour autant figées dans le marbre, elles semblent seulement telles pour les membres de la tribu.
Tous égaux dans cette société du NOUS, s’ils ne vivent généralement pas une existence facile, ils trouvent toujours de quoi subvenir à leurs besoins avec une moyenne de 3 à 4 heures de travail par jours. Aucune raison de créer des surplus, aucune raison de travailler pour un autre : aucune raison donc pour changer de régime de production…
La contrainte extérieure ne peut tout expliquer comme je l’ai déjà mentionné dans mon message d’introduction. Certes, partout où c’est cette transformation qui est survenue, l’explication est facile, la société sans État a été soumise à une puissance étrangère et la relation entre dominant et dominé s’établit sur cette base. Mais comment une société peut-elle d’elle-même opérer ce changement ? C’est là une question bien plus difficile.
Plusieurs hypothèses sont envisageables :
- prise de pouvoir par un individu ou un petit groupe d’individus
- transformation de la structure sociale
- pression de l’environnement
Comme nous l’avons vu dans mon second message, la prise de pouvoir par le chef est hautement improbable et toute la société est organisée pour éviter cette situation. Clastres nous donne d’ailleurs un marqueur intéressant concernant cette situation dans la relation entre le chef et la société :
Si le chef est au service de la société, elle est restée société sans État. Si le chef devient le créancier de la société, elle a déjà changé de mode d’organisation, elle est déjà divisée entre dominants et dominés.
Mais nous n’avons toujours pas la moindre idée sur la nature des transformations internes qui peuvent conduire à cette modification radicale de la société. C’est, de fait, une transformation de la structure sociale, mais cette dernière n’a pas de raison de survenir sans une cause particulière. La société sans État est engagée dans une reproduction de sa structure sociale avec des modifications très faibles. Aucune raison d’imaginer un tel changement sans qu’un fait déclencheur majeur ne survienne. Ici encore nous ne faisons que faire reculer le problème.
Nous retrouvons ici la question de Rousseau dans le second discours :
Mais Rousseau, s’il donne une analyse intéressante des effets de cette division sociale entre dominant et dominés, ne nous est d’aucun secours pour en comprendre la genèse.
Reste une pression de l’environnement et c’est cette hypothèse qui a les faveurs de Clastres :
Deux forces entrent en jeux pour produire cette société du NOUS : le NOUS indivisé de la société elle-même, posant ses fondations dans un passé hors du temps, composé d’égaux ; et le NOUS contre les autres, le NOUS de la guerre et de l’émiettement ; le NOUS qui refuse l’unification qui tend vers l’UN. Mais ces deux forces ne peuvent être canalisées que sous certaines conditions et l’une des conditions indispensables est que les sociétés en question soient de petites tailles. Cette unification du NOUS indivisé qui s’oppose aux autres ne peut fonctionner que pour des sociétés ne dépassant pas quelques centaines d’individus au grand maximum. Lorsqu’une société commence à avoir une taille trop importante, elle s’émiette et forme de nouvelles petites structures qui seront autant d’AUTRES, alliés parfois, mais souvent ennemis.
Je pense que nous voyons maintenant une explication possible de cette mutation profonde et une société présente les caractéristiques de cette transformation en cours : les tupi-guarani qui habitaient la côte brésilienne au moment de l’arrivée des occidentaux. Si leur mode de vie ne pouvait survive longtemps à l’arrivée des occidentaux, le récit qu’en firent plusieurs explorateurs donne à Clastres une indication intéressant pour étayer son hypothèse : contrairement à d’autres sociétés sans État avec lesquels ils partageaient pourtant toute l’organisation sociale, les tupi-guarani avaient une structure démographique bien différente. Leurs villages étaient de très grande taille et pouvaient regrouper plusieurs milliers d’habitants. Au sein de cette organisation sociale, un nouveau groupe d’individus était apparu quelque temps avant l’arrivée des colons occidentaux, les Karai. Ces prophètes allaient de village en village en affirmant que la terre était devenue impossible à vivre et qu’il fallait fuir vers la « terre sans mal ».
Il semble donc que sous la seule pression démographique, cette société tupi-guarani était en pleine métamorphose. Ce que les karai pressentaient et ce qu’ils révélaient à la société, c’était sa disparition en tant que société sans État. La croissance des villages rendait de plus en plus difficile le morcellement nécessaire à la conservation d’une société sans État. Les chefferies commençaient à acquérir une certaine puissance et la société aurait fini, tôt ou tard par se diviser, par faire apparaître cette rupture entre dominants et dominés, par faire apparaître l’État.
En conclusion, la naissance de l’État serait donc le résultat d’une croissance démographique que l’environnement ne permettrait plus de résorber par l’émiettement de la société. La prophétie des karai serait alors une ultime tentative vers un émiettement que ces derniers auraient engagé en sentant, probablement inconsciemment, que leur mode de vie traditionnel touchait à sa fin.
Vérifier cette hypothèse demanderait certainement un travail assez important et Clastres s’est malheureusement vu arrêté brutalement à sa simple formulation. Je ne sais pas si d’autres auteurs ont depuis continué le travail sur cette même question. Si vous avez des références, je suis preneur.
Je vous propose également quelques liens :
- un entretien dans lequel Clastres reprend quelques éléments que j’ai présentés ici : [Lien]
- trois entretiens audio qui vous permettront même d’entendre sa voix : [Lien]
- La société contre l’État, l’article central de l’ouvrage du même nom : [Lien]
À noter, il y a une coquille dans le texte du premier lien, dans la réponse à la huitième question : « en raison de la composition démographique des Guayaki, les femmes étaient plus nombreuses que les hommes » c’est en fait l’inverse. Et concernant le dernier lien, attention à la pagination format livret.
Pour mémoire, commençons par lire Clastres dans sa formulation du problème qui nous intéresse ici :
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Chapitre 9, P152 a écrit:Effectivement je n’ai, jusqu’à présent, jamais rien dit sur l’origine de l’État, c’est-à-dire sur l’origine de la division sociale, sur l’origine de la domination. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit là d’une question (fondamentale) de sociologie, et non de théologie ou de philosophie de l’Histoire. En d’autres termes, poser la question de l’origine relève de l’analytique du social : à quelles conditions la division sociale peut-elle surgir dans la société indivisée ? Quelle est la nature des forces sociales qui conduisirent les Sauvages à accepter la division en Maîtres et Sujets ? Quelles sont les conditions de mort de la société primitive comme société indivisée ? Généalogie du malencontre, recherche du clinamen social qui ne peuvent, bien sûr, se développer que dans l’interrogation de l’être social primitif ; le problème de l’origine est strictement sociologique et ni Condorcet, ni Hegel, ni Comte, ni Engels, ni Durkheim ni Birnbaum ne sont là-dessus d’aucun secours. Pour comprendre la division sociale, il faut partir de la société qui existait pour l’empêcher. Quant à savoir si je puis ou non articuler une réponse à la question de l’origine de l’État, je n’en sais encore trop rien, et Birnbaum encore moins. Attendons, travaillons, rien ne presse.
Les trois derniers mots résonnent tragiquement, mais le nœud du problème est bien formulé ici : au moment de la bascule entre une société qui refuse la division sociale et qui met tout en oeuvre pour l’éviter et une société qui se retrouve divisée entre dominants et dominés. A partir de quelles circonstances, la société sans État va-t-elle abdiquer et laisser faire cette division qui signera sa fin, qui la fera entrer dans un mode d’organisation radicalement différent ?
Car c’est bien autour de la question de l’autorité que nous gravitons depuis le début de cette analyse :
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Chapitre 7, P115 a écrit:Sera déterminée comme société primitive toute machine sociale qui fonctionne selon l’absence de la relation de pouvoir. Sera par conséquent dite à État toute société dont le fonctionnement implique, si minime puisse-t-il nous paraître, l’exercice du pouvoir.
Et la ligne de partage, c’est bien le politique, mais pas au sens d’une invention, d’un développement de la technique, voire de la science politique :
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Chapitre 2, P39 a écrit:La question du pouvoir dans ce type de société, posée en termes adéquats, rompt avec l’académisme de la simple description (vue voisine et complice du plus plat exotisme) et fait un signe familier aux hommes de nos sociétés : la ligne de partage entre société archaïques et sociétés « occidentales » passe peut-être moins par le développement de la technique que par la transformation de l’autorité politique.
La société sans État connaît bien la technique de l’autorité politique pour, d’une part, la pratiquer très épisodiquement dans les guerres (le chef de guerre peut se permettre d’être plus directif dans ce type de situation), mais surtout, pour tout mettre en oeuvre pour que cette autorité ne puisse se développer dans le fonctionnement quotidien de la société. Nous l’avons vu, la société sans État est ainsi par refus de l’État.
Dès lors, cette bascule n’a rien d’évident comme Clastres l’a montré dans les éléments que j’ai indiqués dans mes précédents messages. La société sans État n’a aucune raison de changer de mode d’organisation. D’aussi loin que porte la mémoire collective, les membres de la tribu ont toujours vécu ainsi, suivant des traditions qui remontent à un temps hors du temps. Je précise de nouveau que ces traditions n’en sont pas pour autant figées dans le marbre, elles semblent seulement telles pour les membres de la tribu.
Tous égaux dans cette société du NOUS, s’ils ne vivent généralement pas une existence facile, ils trouvent toujours de quoi subvenir à leurs besoins avec une moyenne de 3 à 4 heures de travail par jours. Aucune raison de créer des surplus, aucune raison de travailler pour un autre : aucune raison donc pour changer de régime de production…
Pierre Clastres, La société contre l’État, Chapitre 11, p173 a écrit:Pour qu’en une société donnée le régime de la production se transforme dans le sens d’une plus grande intensité de travail en vue d’une production de biens accrue, il faut ou bien que les hommes de cette société désirent cette transformation de leur genre de vie traditionnel, ou bien que, ne la désirant pas, ils s’y voient contraints par une violence extérieure. Dans le second cas, rien n’advient de la société elle-même, qui subit l’agression d’une force externe au bénéfice de qui va se modifier le régime de production : travailler et produire plus pour satisfaire les besoins des maîtres nouveaux du pouvoir. L’oppression politique détermine, appelle, permet l’exploitation. Mais l’évocation d’un tel « scénario » ne sert à rien, puisqu’elle pose une origine extérieure, contingente, immédiate, de la violence étatique, et non point la lente réalisation des conditions internes, socio-économiques, de son apparition.
La contrainte extérieure ne peut tout expliquer comme je l’ai déjà mentionné dans mon message d’introduction. Certes, partout où c’est cette transformation qui est survenue, l’explication est facile, la société sans État a été soumise à une puissance étrangère et la relation entre dominant et dominé s’établit sur cette base. Mais comment une société peut-elle d’elle-même opérer ce changement ? C’est là une question bien plus difficile.
Plusieurs hypothèses sont envisageables :
- prise de pouvoir par un individu ou un petit groupe d’individus
- transformation de la structure sociale
- pression de l’environnement
Comme nous l’avons vu dans mon second message, la prise de pouvoir par le chef est hautement improbable et toute la société est organisée pour éviter cette situation. Clastres nous donne d’ailleurs un marqueur intéressant concernant cette situation dans la relation entre le chef et la société :
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Chapitre 8, P141 a écrit:Si la relation de dette va de la chefferie vers la société, c’est que celle-ci reste indivisée, c’est que le pouvoir demeure rabattu sur le corps social homogène. Si, au contraire, la dette court de la société vers la chefferie, c’est que le pouvoir s’est emparé de la société pour se concentrer entre les mains du chef, c’est que l’être désormais hétérogène de la société renferme la division en dominant et dominés.
Si le chef est au service de la société, elle est restée société sans État. Si le chef devient le créancier de la société, elle a déjà changé de mode d’organisation, elle est déjà divisée entre dominants et dominés.
Mais nous n’avons toujours pas la moindre idée sur la nature des transformations internes qui peuvent conduire à cette modification radicale de la société. C’est, de fait, une transformation de la structure sociale, mais cette dernière n’a pas de raison de survenir sans une cause particulière. La société sans État est engagée dans une reproduction de sa structure sociale avec des modifications très faibles. Aucune raison d’imaginer un tel changement sans qu’un fait déclencheur majeur ne survienne. Ici encore nous ne faisons que faire reculer le problème.
Pierre Clastres, La société contre l’État, Chapitre 11, p174 a écrit:Articuler l’apparition de la machine étatique à la transformation de la structure sociale conduit seulement à reculer le problème de cette apparition. Car il faut alors se demander pourquoi se produit, au sein d’une société primitive, c’est-à-dire d’une société non divisée, la nouvelle répartition des hommes en dominants et dominés. Quel est le moteur de cette transformation majeure qui culminerait dans l’installation de l’État ? Son émergence sanctionnerait la légitimité d’une propriété privée préalablement apparue, l’État serait le représentant et le protecteur des propriétaires. Fort bien. Mais pourquoi y aurait-il apparition de la propriété privée en un type de société qui ignore, parce qu’il la refuse, la propriété ? Pourquoi quelques-uns désirèrent-ils proclamer un jour : ceci est à moi, et comment les autres laissèrent-ils ainsi s’établir le germe de ce que la société primitive ignore, l’autorité, l’oppression, l’État ?
Nous retrouvons ici la question de Rousseau dans le second discours :
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, début de la seconde partie a écrit:Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Mais Rousseau, s’il donne une analyse intéressante des effets de cette division sociale entre dominant et dominés, ne nous est d’aucun secours pour en comprendre la genèse.
Reste une pression de l’environnement et c’est cette hypothèse qui a les faveurs de Clastres :
Pierre Clastres, Archéologie de la violence – p62 a écrit:quel est l’autre nom de cet Un que refuse par essence la société primitive ? C’est l’État.
Reprenons. Qu’est-ce que l’État ? C’est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu’il est l’organe séparé du pouvoir politique ; la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n’est plus un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social hétérogène. La division sociale, l’émergence de l’État, sont la mort de la société primitive. Pour que la communauté puisse affirmer sa différence, il faut qu’elle soit indivisée, sa volonté d’être une totalité exclusive de toutes les autres s’appuie sur le refus de la division sociale : pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social homogène. Le morcellement externe, l’indivision interne sont les deux faces d’une réalité une, les deux aspects d’un même fonctionnement sociologique, de la même logique sociale. Pour que la communauté puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut qu’elle soit unie, homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin, pour exister dans l’indivision, de la figure de l’Ennemi en qui elle peut lire l’image unitaire de son être social. L’autonomie sociopolitique et l’indivision sociologique sont condition l’une de l’autre et la logique centrifuge de l’émiettement est un refus de la logique unificatrice de l’Un. Cela signifie concrètement que les communautés primitives ne peuvent jamais atteindre de grandes dimensions sociodémographiques car la tendance fondamentale de la société primitive est à la dispersion et non à la concentration, à l’atomisation et non au rassemblement.
Deux forces entrent en jeux pour produire cette société du NOUS : le NOUS indivisé de la société elle-même, posant ses fondations dans un passé hors du temps, composé d’égaux ; et le NOUS contre les autres, le NOUS de la guerre et de l’émiettement ; le NOUS qui refuse l’unification qui tend vers l’UN. Mais ces deux forces ne peuvent être canalisées que sous certaines conditions et l’une des conditions indispensables est que les sociétés en question soient de petites tailles. Cette unification du NOUS indivisé qui s’oppose aux autres ne peut fonctionner que pour des sociétés ne dépassant pas quelques centaines d’individus au grand maximum. Lorsqu’une société commence à avoir une taille trop importante, elle s’émiette et forme de nouvelles petites structures qui seront autant d’AUTRES, alliés parfois, mais souvent ennemis.
Je pense que nous voyons maintenant une explication possible de cette mutation profonde et une société présente les caractéristiques de cette transformation en cours : les tupi-guarani qui habitaient la côte brésilienne au moment de l’arrivée des occidentaux. Si leur mode de vie ne pouvait survive longtemps à l’arrivée des occidentaux, le récit qu’en firent plusieurs explorateurs donne à Clastres une indication intéressant pour étayer son hypothèse : contrairement à d’autres sociétés sans État avec lesquels ils partageaient pourtant toute l’organisation sociale, les tupi-guarani avaient une structure démographique bien différente. Leurs villages étaient de très grande taille et pouvaient regrouper plusieurs milliers d’habitants. Au sein de cette organisation sociale, un nouveau groupe d’individus était apparu quelque temps avant l’arrivée des colons occidentaux, les Karai. Ces prophètes allaient de village en village en affirmant que la terre était devenue impossible à vivre et qu’il fallait fuir vers la « terre sans mal ».
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Chapitre 5, P94 a écrit:Le discours prophétique des {karai} peut se résumer en un constat et en une promesse : d’une part, ils affirmaient sans relâche le caractère foncièrement mauvais du monde, d’autre part ils exprimaient la certitude qu’était possible la conquête d’un monde bon. « Le monde est mauvais ! La terre est laide ! » disaient-ils ; « abandonnons-la ! » concluaient-ils.
[…]
Le discours des karai constatait la mort de la société. Quelle maladie avait donc à ce point corrompu les tribus tupi-guarani ? Par l’effet conjugué de facteurs démographiques (forte croissance de la population), sociologiques (tendance à la concentration de la population en gros villages, au lieu du processus habituel de dispersion), politiques (émergence de chefferies puissantes), venait au jour, en cette société primitive, l’innovation la plus mortelle : celle de la division sociale, celle de l’inégalité.
[…]
Les prophètes, dira-t-on, hommes plus sensibles que d’autres aux lentes transformations qui s’opéraient autour d’eux, en prirent les premiers conscience et entreprirent de proclamer ce que tous ressentaient plus ou moins confusément, mais avec assez de force pour que le discours des karai ne leur parût point aberration de fous. Accord profond donc entre les Indiens et les prophètes qui leur disaient : il faut changer de monde.
Il semble donc que sous la seule pression démographique, cette société tupi-guarani était en pleine métamorphose. Ce que les karai pressentaient et ce qu’ils révélaient à la société, c’était sa disparition en tant que société sans État. La croissance des villages rendait de plus en plus difficile le morcellement nécessaire à la conservation d’une société sans État. Les chefferies commençaient à acquérir une certaine puissance et la société aurait fini, tôt ou tard par se diviser, par faire apparaître cette rupture entre dominants et dominés, par faire apparaître l’État.
En conclusion, la naissance de l’État serait donc le résultat d’une croissance démographique que l’environnement ne permettrait plus de résorber par l’émiettement de la société. La prophétie des karai serait alors une ultime tentative vers un émiettement que ces derniers auraient engagé en sentant, probablement inconsciemment, que leur mode de vie traditionnel touchait à sa fin.
Vérifier cette hypothèse demanderait certainement un travail assez important et Clastres s’est malheureusement vu arrêté brutalement à sa simple formulation. Je ne sais pas si d’autres auteurs ont depuis continué le travail sur cette même question. Si vous avez des références, je suis preneur.
Je vous propose également quelques liens :
- un entretien dans lequel Clastres reprend quelques éléments que j’ai présentés ici : [Lien]
- trois entretiens audio qui vous permettront même d’entendre sa voix : [Lien]
- La société contre l’État, l’article central de l’ouvrage du même nom : [Lien]
À noter, il y a une coquille dans le texte du premier lien, dans la réponse à la huitième question : « en raison de la composition démographique des Guayaki, les femmes étaient plus nombreuses que les hommes » c’est en fait l’inverse. Et concernant le dernier lien, attention à la pagination format livret.