Silentio a écrit:L'idéalisme allemand doit beaucoup [à Spinoza] dans son ensemble
Mais à quel prix ! Celui de sa philosophie elle-même. C'est moins Spinoza qui intéresse les aufklärer allemands et leurs successeurs "idéalistes" que Spinoza n'est l'occasion pour eux de poser une question constitutive de l'identité allemande, ou plutôt d'apprendre à poser cette question en prenant conscience de la germanité à travers Spinoza, et plus précisément à travers le Pantheismusstreit, que les Français traduisent par querelle (ou débat) du panthéisme ou, plus rarement, par querelle du spinozisme.
On a certes retenu que le rationalisme allemand du XVIIIe siècle rejetait, pas seulement par la voix de Kant (Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques, 1766), les schwärmer (les "illuminés", les "enthousiastes", les "mystiques" ou encore les "inspirés", les "fanatiques"), mais cela ne signifie pas qu'ils rejetaient la foi ou la religion (l'anticléricalisme n'est le propre que des rationalistes Français, dont le scepticisme n'a pas pénétré en Allemagne). Les aufklärer sont certes les porteurs des Lumières, mais ils veillent à ce que ces Lumières ne soient ni celles de l'Illuminisme (cf. Swedenborg, ou Herder, les "victimes" de Kant), ni celles de l'athéisme.
Jacobi a provoqué le débat en "sommant" ses contemporains de choisir entre la foi et la raison. La seule réponse apportée fut la synthèse entre les deux. Tout le travail des idéalistes allemands n'a jamais consisté qu'à concilier les deux, on le voit clairement par l'évolution de la langue philosophique allemande : la paire entendement-raison succède à la paire raison-foi, etc. [1]
Toute la philosophie allemande, dès avant Kant (entendement et raison, hétéronomie et autonomie, etc.), et jusqu'après Nietzsche (Dionysos-Apollon), en passant par Hegel (la dialectique), est traversée par cette déchirure ; et tous les philosophes allemands, peu ou prou, sont en quête d'une synthèse, d'une réconciliation, d'une totalisation ou re-totalisation de ces deux voies : la foi et la raison. Rien de tel chez Spinoza, dans l'œuvre duquel on ne trouve que ce qui est, en tant que ce qui est n'est pas une immanence à la manière allemande, ou ce qui en tient lieu (phénomène, urphänomen, manifestation, apparence, etc., tout ce qui suppose toujours un arrière-monde ou une arrière boutique, et par conséquent une pensée de derrière ou à venir). Le panthéisme est une affaire prusso-prussienne.
Heinrich Heine disait :
Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, Paris, Imprimerie nationale, 1993, p. 179. a écrit:Gœthe a été le Spinoza de la poésie. Tous les poèmes de Gœthe sont pénétrés de l’esprit qui souffle dans les écrits de Spinoza. Personne ne doute que Gœthe ait entièrement embrassé la doctrine de Spinoza. En tout cas, il s’en est occupé pendant toute son existence.
Or, c'est exactement l'inverse. C'est Gœthe qui, découvrant Spinoza en 1773, trouva dans son œuvre la confirmation de sa propre idée de l'unité entre Dieu et la nature, de son propre panthéisme. Gœthe lisant Spinoza, c'est surtout Gœthe qui découvre son génie propre, et l'Allemagne qui prend conscience de sa germanité. De son côté, Novalis, qui parle d'ivresse de Dieu en lieu et place de la joie spinozienne, est un mystique, un schwärmer.
Spinoza a réveillé, a travaillé l'idéalisme allemand.
[1]Pour une vision globale du débat autour du Geist en Allemagne, on pourra lire l'article de Myriam Bienenstock, « De l’esprit : les philosophes allemands et l’« Aufklärung » », Revue germanique internationale [En ligne], 3 | 1995.
JimmyB a écrit:[Spinoza] a, qui plus est, réussi à créer un système philosophique sans influence de la religion.
En effet (du moins si on s'en tient à l'Éthique). Et ce ne sera pas le moindre des enjeux de ce dossier que de déterminer comment lire Spinoza comme à l'abri de la philosophie allemande, justement.
Peut-être sera-t-on amené à parler du spinozisme comme théorie philosophique du Salut, une interprétation allemande et exclusivement allemande (cf. par exemple les deux néo-kantiens Windelband et Arthur Liebert, le pasteur Pfleiderer, Alfred Nossig, etc. Leur profil intellectuel montre qu'il y a un problème), qui constitue un contresens. Mais cette interprétation ne pèse que d'un poids secondaire, intellectuellement et philosophiquement. - Si vraiment, ça intéresse quelqu'un, il peut lire cet article simple et synthétique de Domínguez Atilano, "La morale de Spinoza et le salut par la foi", Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, tome 78, n°39, 1980. pp. 345-364, article qui permet de se débarrasser de ce vrai faux problème du "salut".
Pour commencer à étudier la question, on pourra se référer au livre d'un éminent historien, spécialiste de Spinoza, Jonathan I. Israel, Radical Enlightenment : Philosophy and the Making of Modernity. 1650-1750 (2001), traduit en 2005 sous le titre : Les Lumières Radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), dont on peut lire un résumé ici, mais aussi les comptes rendus suivants :
- Marc Belissa, « Les Lumières radicales. La Philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750) », Annales historiques de la Révolution française, 345 | 2006, 204-208,
- François Laplanche, « Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750) », Revue de l’histoire des religions, 1 | 2007, 128-131.
Enfin, cette interview accordée par Israel à la revue Multitude.
Une fois la dimension historique de la question bien établie, on s'orientera vers deux documents qui permettront à d'aucuns de se constituer une vision à peu près globale, du moins suffisamment pour permettre de circuler tant bien que mal dans le problème soulevé ici. Le premier est un dossier publié par la revue canadienne Ithaque (n°6) en 2010 : "La querelle du panthéisme" (4 articles). Le deuxième est un article de François Doyon, « Spinoza et la querelle du panthéisme : entre la foi en la raison et les raisons de la foi », Horizons philosophiques, vol. 13, n° 1, 2002, p. 1-12.
Dernière édition par Euterpe le Dim 24 Juil 2022 - 2:08, édité 4 fois