1. La distinction kantienne entre analytique et dialectique

    Chez Kant, la dialectique désigne deux choses :
    - une logique de l'apparence
    - la critique de cette logique de l'apparence

    Kant, Critique de la raison pure, I. Théorie transcendantale des éléments, 2e partie : Logique Transcendantale, Intro., III a écrit:
    III
    DE LA DIVISION DE LA LOGIQUE GÉNÉRALE EN
    ANALYTIQUE ET DIALECTIQUE

    L'ancienne et célèbre question par laquelle on prétendait pousser à bout les logiciens, en cherchant à les obliger ou à se laisser forcément surprendre dans un pitoyable diallèle ou à reconnaître leur ignorance et, par suite, la vanité de tout leur art, est celle-ci : Qu'est-ce que la vérité ? La définition nominale de la vérité qui en fait l'accord de la connaissance avec son objet est ici admise et présupposée ; mais on veut savoir quel est l'universel et sûr critère de la vérité de toute connaissance.
    C'est déjà une grande et nécessaire preuve de sagesse et de lumières que de savoir ce que l'on doit raisonnablement demander. Car, si la question est en soi extravagante et appelle des réponses oiseuses, outre l'humiliation de celui qui la soulève, elle a quelquefois cet inconvénient : de porter l'auditeur imprudent à des réponses absurdes et de donner ainsi le spectacle ridicule de deux hommes dont l'un (comme disaient les anciens) trait le bouc pendant que l'autre présente un tamis.
    Si la vérité consiste dans l'accord d'une connaissance avec son objet, il faut, par là même que cet objet soit distingué des autres ; car une connaissance est fausse, quand elle ne concorde pas avec l'objet auquel on la rapporte, alors même qu'elle renfermerait des choses valables pour d'autres objets. Or, un critère universel de la vérité serait celui qu'on pourrait appliquer à toutes les connaissances sans distinction de leurs objets. Mais il est clair, — puisqu'on fait abstraction en lui de tout le contenu de la connaissance (du rapport à son objet) et que la vérité vise précisément ce contenu, — qu'il est tout à fait impossible et absurde de demander un caractère de la vérité de ce contenu des connaissances, et que, par conséquent, une marque suffisante et en même temps universelle de la vérité ne peut être donnée. Comme nous avons déjà appelé plus haut le contenu d'une connaissance sa matière, on devra dire qu'on ne peut désirer aucun critère universel de la vérité de la connaissance quant à sa matière, parce que c'est contradictoire en soi.
    Mais pour ce qui regarde la connaissance, quant à sa forme simplement (abstraction faite de tout contenu), il est également clair qu'une logique, en tant qu'elle traite des règles générales et nécessaires de l'entendement, doit exposer, dans ces règles mêmes, les critères de la vérité. Car ce qui les contredit est faux, puisque l'entendement s'y met en contradiction avec les règles générales de sa pensée et, par suite, avec lui-même. Mais ces critères ne concernent que la forme de la vérité, c'est-à-dire de la pensée en général et, s'ils sont, à ce titre, très justes, ils sont pourtant insuffisants. Car une connaissance peut fort bien être complètement conforme à la forme logique, c'est-à-dire ne pas se contredire elle-même, et cependant être en contradiction avec l'objet. Donc le critère simplement logique de la vérité, c'est-à-dire l'accord d'une connaissance avec les lois générales et formelles de l'entendement et de la raison est, il est vrai, la condition sine qua non et, par suite, la condition négative de toute vérité ; mais la logique ne peut pas aller plus loin ; aucune pierre de touche ne lui permet de découvrir l'erreur qui atteint non la forme, mais le contenu.
    La logique générale résout donc en ses éléments tout le travail formel de l'entendement et de la raison et présente ces éléments comme principes de toute appréciation logique de notre connaissance. Cette partie de la logique peut donc être appelée Analytique et elle est par là même la pierre de touche au moins négative de la vérité, puisqu'il faut tout d'abord examiner et apprécier toute connaissance, quant à sa forme, d'après ces règles, avant de l'éprouver quant à son contenu, pour établir si, par rapport à l'objet, elle renferme une vérité positive. Mais, comme la simple forme de la connaissance, aussi d'accord qu'elle puisse être avec les lois logiques, est bien loin par là de suffire à établir la vérité matérielle (objective) de la connaissance, personne ne peut se risquer à l'aide de la logique seule, à juger des objets et à en affirmer la moindre des choses, sans en avoir entrepris auparavant une étude approfondie, en dehors de la logique, pour rechercher ensuite simplement leur utilisation et leur liaison en un tout systématique d'après des lois logiques, ou, mieux encore, pour les éprouver simplement suivant ces lois. Il y a, toutefois, quelque chose de si séduisant dans la possession d'un art si spécieux de donner à toutes nos connaissances la forme de l'entendement, quoique par rapport à leur contenu on puisse être encore très vide et très pauvre, que cette logique générale, qui est simplement un canon pour l'appréciation critique, est employée également comme un organon qui sert à produire réellement — du moins on s'en fait l'illusion — des assertions objectives ; et, par conséquent, en réalité, l'usage qu'on en fait est abusif. Or, la logique générale, comme prétendu organon, s'appelle Dialectique.
    Quelque diverse que soit la signification que les Anciens donnaient à ce terme dont ils se servaient pour désigner soit une science, soit un art, on peut cependant conclure avec sûreté de l'usage qu'ils en faisaient que la dialectique n'était pas autre chose pour eux que la logique de l'apparence : art sophistique de donner à son ignorance, et même aussi à ses illusions (Blendwerken) préméditées, l'apparence de la vérité, en imitant la méthode de construction basée sur des principes que prescrit la logique en général et en se servant de la topique pour colorer les plus vaines allégations. Or, on peut remarquer, comme un avertissement sûr et utile, que la logique générale, considérée comme organon, est toujours une logique de l'apparence, c'est-à-dire dialectique. En effet, étant donné qu'elle ne nous apprend rien sur le contenu de la connaissance, mais qu'elle ne fait qu'enseigner simplement les conditions formelles de l'accord avec l'entendement, conditions qui, du reste, par rapport aux objets, sont totalement indifférentes, si l'on veut s'en servir comme d'un instrument (organon) pour étendre et accroître ses connaissances — au moins suivant son idée préconçue (wenigstens dem Vorgeben nach) — on ne peut donc aboutir à rien de plus qu'à un verbiage par lequel on affirme, avec quelque apparence, ou l'on conteste, suivant son humeur (nach Belieben), tout ce qu'on veut.
    Un tel enseignement n’est d’aucune manière conforme à la dignité de la philosophie. C’est pourquoi l’on s’est décidé à ranger ce qu’on appelle la Dialectique, considérée comme une Critique de l'apparence dialectique, dans la Logique, et c'est aussi comme telle que nous voudrions la savoir comprise.

    Trad. Tremesaygues & Pacaud, Alcan, Paris, 1905


    C'est par une invincible apparence que la raison s'égare (cf. 2e appendice à la dialectique transcendantale : Du but final de la dialectique naturelle de la raison humaine). Il faut distinguer :
    - les concepts de l'entendement (y compris les concepts a priori : les catégories)
    - les idées de la raison : elles ne peuvent jamais être en elles-mêmes dialectiques, mais seulement par un usage abusif (cf. les 3 idées de la raison : le monde, moi, dieu).

    1. L'analytique :
    - logique de la vérité ;
    - étude du pouvoir humain de connaître

    2. La dialectique :

    - a. logique de l'apparence ; raisonnements trompeurs de la raison lorsque, usant des idées, elle déborde le champ de l'expérience possible (dieu : théologie rationnelle ; monde : cosmologie rationnelle ; moi : psychologie rationnelle)
    - b. critique philosophique de cette apparence, qui consiste à montrer que les prétentions de la raison sont invalides, à comprendre ce qui la conduit à ces illusions. La raison constitue elle-même les objets de ses idées et croit qu'à partir de ses exigences, elle peut constituer des connaissances. Elle prend ses exigences pour des lois de la réalité. La dialectique comme critique a deux objectifs :
    - essayer d'éviter de retomber dans ces errements, lorsqu'on les a détectés
    - comprendre quel est l'usage légitime de ces idées de la raison.

    Quant à la dialectique transcendantale, c'est l'une des parties constitutives de la logique transcendantale :

    Kant, ib., IV a écrit:
    IV
    DE LA DIVISION DE LA LOGIQUE TRANSCENDANTALE EN
    ANALYTIQUE ET DIALECTIQUE TRANSCENDANTALES

    Dans une Logique transcendantale nous isolons l'entendement (comme, plus haut, la sensibilité dans l'Esthétique transcendantale) et nous n'y considérons dans notre connaissance que cette partie de la pensée qui a uniquement son origine dans l'entendement. Mais l'usage de cette connaissance pure repose sur cette condition, que des objets auxquels elle puisse être appliquée nous soient donnés dans l'intuition : car sans intuition toute notre connaissance manque d'objets (Objecten) et demeure alors complètement vide. Donc la partie de la logique transcendantale qui traite des éléments de la connaissance pure de l'entendement et des principes sans lesquels aucun objet ne peut jamais être pensé, est l'Analytique transcendantale, qui est, en même temps, une Logique de la Vérité. En effet, aucune connaissance ne peut être en contradiction avec cette Logique sans perdre aussitôt tout contenu, c'est-à-dire tout rapport à un objet (Object) quelconque, par suite, toute vérité. Mais, comme c'est une chose très séduisante et très engageante que de se servir de ces seules connaissances pures de l'entendement et de ces principes purs — et même en dépassant les bornes de l'expérience, qui seule cependant peut nous fournir la matière (les objets (Objecte)) à laquelle ces concepts purs de l'entendement peuvent être appliqués, — l'entendement court alors le risque de faire, par de vains sophismes (Vernunfteleien), un usage matériel des simples principes formels de l'entendement pur et de juger, sans distinction, des objets qui, cependant, ne nous sont pas donnés et qui ne peuvent peut-être même nous être donnés d'aucune façon. Donc, puisque la logique ne saurait être proprement qu'un canon pour apprécier l'usage empirique (de l'entendement), on en abuse quand on lui donne la valeur d'un organon d'un usage général et illimité, et quand on se hasarde, avec le seul entendement pur, à juger, à affirmer et à décider synthétiquement sur des objets en général. L'usage de l'entendement pur serait donc alors dialectique. La seconde partie de la logique transcendantale doit, par conséquent, être une critique de cette apparence dialectique et s'appeler Dialectique transcendantale, non en tant qu'art de susciter dogmatiquement une telle apparence (art, malheureusement trop répandu, des différentes jongleries (Gaukelwerk) métaphysiques), mais en qualité de critique de l'entendement et de la raison par rapport à son usage hyperphysique, critique qui doit dévoiler la trompeuse apparence des prétentions sans fondement de cette faculté et rabaisser son ambition, qui se flatte de découvrir et d'étendre la connaissance uniquement au moyen de principes transcendantaux, pour lui laisser cette simple fonction de contrôler l'entendement et de le prémunir contre les illusions sophistiques.



  2. La distinction kantienne entre entendement et raison.

    La distinction kantienne entre analytique et dialectique implique une distinction entre entendement et raison.

    3 textes sources (Critique de la raison pure) :
    - Introduction à la logique transcendantale (de I. à IV. inclus) [pp. 811-822 de l'éd. Gallimard en Pléiade]
    - Introduction à la dialectique transcendantale [pp. 1012-1024 en Pléiade]
    - 2e appendice à la dialectique [pp. 1266-1291 en Pléiade]

    Kant définit l'entendement comme le pouvoir de connaître par concepts, grâce auxquels se constituent les connaissances. Les concepts se forment par l'expérience, mais cela n'est possible que parce qu'il y a des concepts a priori : les catégories.

    Il définit la raison comme faculté des principes ("La raison est une faculté des principes et dans sa plus haute exigence elle tend à l'inconditionné", Critique de la faculté de juger, Section II, Dialectique, §76). C'est elle qui organise l'ensemble du travail intellectuel. C'est le tribunal suprême de tous les droits et prétentions intellectuelles de la raison humaine : - totalisation ; - universalisation ; - cohérence (en somme, exigence de systématisation). Le vrai est système (idée que reprendra Hegel).
    Pour cela, la raison est constituée d'idées, qui sont l'équivalent des concepts (concepts = moyens de penser l'expérience), à ceci près qu'elles ne sont le moyen de rien penser. Ces idées sont des règles qu'elle fixe pour orienter le travail de l'entendement. "[La raison] étudie la nature comme si elle était l'œuvre d'un être intelligent" ; "Elle étudie la nature comme si elle était un monde" (Ibid. §85).

    Au total, l'idée n'est pas un objet possible de connaissance, mais une règle pour l'orientation du travail de l'entendement. De ce point de vue, les idées n'ont pas de valeur objective par rapport aux concepts.


  3. La dialectique dans la Critique de la raison pratique

    Dans la Critique de la raison pratique, le 2e livre est consacré à la Dialectique de la raison pure pratique [pp. 738-788 en Pléiade]. Dans le premier des deux chapitres de cette partie : D'une dialectique de la raison pure pratique en général [pp. 738-742], Kant réduit le concept de dialectique :
    - Il y a dialectique lorsque la raison se mêle d'exiger la totalité, alors que rien de ce qui est accessible à l'homme n'est susceptible de la lui donner. Par conséquent, la raison entre dans des conflits avec elle-même.
    - Ici, l'antinomique tend à devenir le tout de la dialectique. Dans les deux autres Critiques, la dialectique consiste surtout à examiner les contradictions de la raison.

    Les 3 idées de la raison (moi, monde, dieu) équivalent à une exigence constitutive, celle de se constituer en sciences rationnelles (psychologie, cosmologie, théologie). Dans chacun de ces 3 domaines, les illusions de la raison ont leur spécificité. Kant les caractérise respectivement de la manière suivante :
    - le paralogisme de la raison (psychologie) désigne un raisonnement erroné quant à la forme
    - l'idéal de la raison (théologie) désigne la prétention de la raison à déduire l'existence de Dieu de son concept
    - l'antilogie de la raison (cosmologie) désigne les conflits de la raison avec elle-même (ses contradictions). Ici, la forme logique de l'apparence dialectique est la contradiction (idée de monde). Il ne s'agit pas de résoudre cette contradiction, mais de comprendre ce qui nous y fait tomber.

    Lorsque la raison cède dialectiquement à son aspiration naturelle à une totalité, l'apparence inévitable qui en résulte nous trahirait si elle ne se trahissait elle-même dans le conflit intérieur de la raison (on parle d'antinomie).

    Kant, Critique de la raison pratique, Livre II, chap. 1, éd. Pléiade a écrit:
    La raison pure a toujours sa dialectique, qu'on la considère dans son usage spéculatif ou dans son usage pratique, car elle exige la totalité absolue des conditions pour une condition donnée, et cette totalité ne peut absolument se trouver que dans des choses en soi. Mais, comme tous les concepts des choses doivent être rapportés à des intuitions qui, pour nous autres hommes, ne peuvent jamais être que sensibles et qui par conséquent ne nous font pas connaître les objets comme choses en soi mais seulement comme phénomènes dont la série faite de conditionnés ou de conditions ne permet jamais de rencontrer l'inconditionné, l'application de cette idée rationnelle de la totalité des conditions (par conséquent de l'inconditionné) à des phénomènes, pris pour des choses en soi (car en l'absence d'une mise en garde de la critique, on les prend toujours pour tels), produit une apparence inévitable, dont on n'apercevrait jamais le caractère trompeur si elle ne se trahissait elle-même par un conflit de la raison avec elle-même dans l'application à des phénomènes de son principe qui consiste à supposer l'inconditionné pour tout conditionné.


    Dans la Critique de la raison pure, Kant emploie l'expression au pluriel : "les idées de la raisons" ; ici, on la trouve au singulier : "cette idée"="l'idée de la raison". "Les exigences" deviennent "l'exigence" de la raison ("elle exige la totalité absolue des conditions") : connaître la totalité absolue des conditions (donc l'inconditionné) pour quelque donné que ce soit. Mais jamais nous ne pouvons y accéder par la connaissance. Nous ne pouvons connaître que des phénomènes, jamais des choses en soi. Nous n'avons que des séries causales, jamais la totalité des causes.
    Tant que nous n'avons pas été mis en garde par la critique, nous donnons à cette exigence de notre raison une valeur objective et nous tombons ainsi dans la dialectique dans le sens restreint que lui donne Kant dans sa Critique de la raison pratique, i. e. dans une antinomie (dans la Critique de la raison pure, la dialectique, c'est au moins l'antinomique et le paralogique).

    La totalité des conditions correspond au Souverain Bien (cf. le 2e chapitre du 2e livre). En matière pratique, la raison exige que la totalité s'effectue, la totalité du bonheur, la vertu [attention : pour Kant, la liaison entre bonheur et vertu n'est pas causale, mais synthétique]. Mais cette exigence est contredite par la réalité. On postule par conséquent la durée de l'âme au-delà de la vie. Sauf que les exigences de la raison pratique ne conduisent qu'à formuler des postulats, sans augmenter les connaissances.


  4. La dialectique dans les Fondements de la métaphysique des mœurs.

    Ici, Kant n'utilise pas le terme de dialectique en un sens aussi systématisé que dans la Critique de la raison pure.
    Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (fin de la première section) a écrit:
    C’est une belle chose que l’innocence ; le malheur est seulement qu’elle sache si peu se préserver, et qu’elle se laisse si facilement séduire. Voilà pourquoi la sagesse même qui — consiste d’ailleurs bien plus dans la conduite que dans le savoir — a cependant encore besoin de la science, non pour en tirer des enseignements, mais pour assurer à ses prescriptions l’influence et la consistance. L’homme sent en lui-même, à l’encontre de tous les commandements du devoir que la raison lui représente si hautement respectables, une puissante force de résistance, elle est dans ses besoins et ses inclinations, dont la satisfaction complète se résume à ses yeux sous le nom de bonheur. Or, la raison énonce ses ordres, sans rien accorder en cela aux inclinations, sans fléchir, par conséquent, avec une sorte de dédain et sans aucun égard pour ces prétentions si turbulentes et par là même si légitimes en apparence (qui ne se laissent supprimer par aucun commandement). Mais de là résulte une dialectique naturelle, c’est-à-dire un penchant à sophistiquer contre ces règles strictes du devoir, à mettre en doute leur validité, tout au moins leur pureté et leur rigueur, et à les accommoder davantage, dès que cela se peut, à nos désirs et à nos inclinations, c’est-à-dire à les corrompre dans leur fond et à leur faire perdre toute leur dignité, ce que pourtant même la raison pratique commune ne peut, en fin de compte, approuver.

    Ainsi la raison humaine commune est poussée, non par quelque besoin de la spéculation (besoin qui ne lui vient jamais, tant qu’elle se contente d’être simplement la saine raison), mais par des motifs tout pratiques, à sortir de sa sphère et à faire un pas dans le champ d’une philosophie pratique, et cela pour recueillir sur la source de son principe, sur la définition exacte qu’il doit recevoir en opposition avec les maximes qui s’appuient sur le besoin et l’inclination, des renseignements et de claires explications, de sorte qu’elle se tire d’affaire en présence de prétentions opposées et qu’elle ne coure pas le risque, par l’équivoque où elle pourrait aisément tomber, de perdre tous les vrais principes moraux. Ainsi, se développe insensiblement dans l’usage pratique de la raison commune, quand elle se cultive, une dialectique qui l’oblige à chercher secours dans la philosophie, comme cela lui arrive dans l’usage théorique ; et, par suite, pas plus dans le premier cas sans doute que dans le second, elle ne peut trouver de repos nulle part ailleurs que dans une critique complète de notre raison.


    Dans son usage pratique, la raison énonce ses ordres sans rien accorder aux penchants, aux inclinations. Or, nous avons des penchants, des aspirations, des désirs. Nous sentons en nous-mêmes des résistances aux injonctions du devoir. Nous sommes divisés entre les exigences de la raison (déterminant le devoir) et les aspirations de notre sensibilité, qui résiste à ces exigences. Face à cela, nous essayons de ruser, en inventant des biais pour tenter de concilier l'inconciliable ; nous sophistiquons contre les règles strictes du devoir, nous les remettons en cause. Cette propension naturelle en nous à ruser, par des raisonnements tordus, Kant l'appelle 'dialectique' (penchant à sophistiquer dans le domaine moral). Cela constitue un obstacle considérable pour l'action morale des hommes.
    Pour Kant, la philosophie n'invente pas le devoir, et il est convaincu que, dans l'ensemble, tout le monde agit approximativement de manière convenable (cf. la raison commune). Le problème, c'est que nous avons tendance à vouloir sauvegarder nos désirs. Or, la raison commune n'en a qu'une conscience plus ou moins claire.

    Ici, le risque de confusion entre devoir et désir est caractéristique de la dialectique, que Kant assimile dans ce texte à une sophistication. Il appelle 'philosophie' l'entreprise consistant à résoudre le problème de cette sophistication. On reconnaît là une allusion explicite à la Critique de la raison pure. En distinguant philosophie et dialectique, il distingue, en fait, critique et logique de l'apparence.


  5. Conclusion

    Cf. l'introduction à la logique transcendantale, où Kant opère plusieurs distinctions :

    1. Sur le plan de la logique, distinction entre :

    a. logique générale : elle étudie les règles absolument nécessaires de la pensée, sans avoir égard à la diversité des objets auxquels la pensée peut s'appliquer. Elle fait abstraction de tout contenu de pensée déterminée, pour ne s'intéresser qu'à la forme de la pensée. La logique générale est une logique formelle (cf. supra).
    b. logique(s) de l'usage particulier : celle qui met à jour les règles qui servent à penser exactement, de façon valide, sur une espèce d'objets. C'est ce que Kant appelle organon, les instruments intellectuels de telle ou telle science.

    2. Sur le plan de la logique générale, distinction entre :

    a. logique pure
    b. logique appliquée

    3. Sur le plan de la logique pure, distinction entre :

    a. logique transcendantale
    b. logique formelle

    Cf. également Critique de la raison pure, Appendice [p. 1274 en Pléiade], A 679-680 - B 707-708 (pp. 545-546) : on peut faire un mauvais usage des catégories (i. e. des concepts a priori de l'entendement), bien qu'elles aient un usage constitutif de la connaissance. Or l'analytique est l'étude des conditions d'usage légitime de ces catégories. Quant aux idées, qui ne sont pas objectives en soi, elles manifestent toutefois un besoin, une aspiration de la raison qui oriente le travail de l'entendement.

    Il n'y a de dialectique que parce qu'il nous arrive de confondre entre un usage constitutif et un usage régulateur. C'est parce que nous prenons nos idées pour des réalités que nous les prenons pour des concepts, que nous prenons leur usage régulateur pour un usage constitutif. Dans un être vivant, tout se passe comme s'il s'inscrivait dans une fin (finalité, téléologie). Or Kant applique cette idée à la dialectique de la raison humaine. Les idées ne sont pas dialectiques en elles-mêmes. Dès lors que nous n'en mésusons pas, elles ont une destination positive et finale dans la destination naturelle de la raison.

    L'idée n'est proprement qu'un concept heuristique (qui concerne, qui favorise, qui oriente la recherche), ce n'est pas un concept ostensif (qui montre, qui a valeur d'objet de connaissance). Elle montre, non pas comment un objet est constitué, mais comment, sous sa direction (direction de l'idée), nous devons chercher la constitution et l'enchaînement des objets de l'expérience en général.

    L'enchaînement systématique que la raison peut donner (c'est l'apport de la raison pour orienter la connaissance dans la recherche d'une systématicité - cohérence, unité - des lois que trouve l'entendement) à l'usage empirique de l'entendement n'en favorise pas seulement l'extension [attention : qu'elle la favorise ne signifie pas qu'elle la permet, qu'elle la rend possible], mais en garantit aussi la justesse (que nous parvenions au système nous assure de sa validité).