Pour faire suite à l'excellent exposé de JouaZar :
D'abord,
la dialectique fait partie des domaines de compétence de la raison (et son étude s'inscrit dans une étude de la raison elle-même). On trouve la dialectique au cœur des préoccupations philosophiques dès les origines de la philosophie. L'histoire de la dialectique recouvre l'histoire même de la philosophie (
Platon, par exemple, identifie le dialecticien et le philosophe). Mais la dialectique n'occupe le devant de la scène qu'à deux époques bien déterminées de la philosophie : à l'époque de la Grèce antique, avec les sophistes, Platon et Aristote (on y assiste à un débat qui définit la première configuration intellectuelle de la dialectique) ; aux XVIIIe et XIXe siècles en Allemagne avec
Kant,
Hegel et
Marx.
On peut distinguer deux "courants", ou plutôt deux réseaux, deux filières, dans l'usage de la notion de dialectique chez les philosophes. Précisons tout d'abord que la dialectique est l'art de maîtriser la division (cf. la dichotomie : habileté dialectique à couper en deux - pour Platon, la voie de droite est la bonne, et la voie de gauche, la mauvaise). Ces deux courants s'opposent. L'un s'appuie sur une conception positive de la dialectique (
Platon, Hegel, Marx), tandis que l'autre la dévalorise (
Aristote,
Descartes, Kant - privilège accordé à l'analytique), sachant que dans les deux cas, les philosophes opposent dialectique et analytique.
1. Dans le premier courant (Platon, Hegel, Marx), ce que l'on tente de penser avec cette notion de dialectique, c'est toujours son rapport avec son objet.
Quel rapport entre le mouvement de la pensée et l'être ? (cf. l'ontologie, i. e. théorie de l'être, dans le
Sophiste : il y a de l'autre dans l'être, puisque l'être est pensable, dicible). De la même façon que la pensée est mouvement, l'être lui-même est mouvement (cf. Hegel et Marx). Dans les deux cas, c'est la conviction que la connaissance de l'homme advient quand l'être se donne.
2. C'est précisément ce que récusent Aristote et Kant. Selon eux, la dialectique exprime l'écart inévitable entre la raison et le réel, réel sur lequel la raison finit toujours par buter. Est dialectique ce qui n'est pas de l'ordre du démontrable, ce qui ne peut constituer une science.
La conception positive de la dialectique :1.
Platon, héritant en cela de
Socrate, table sur la fécondité des contradictions. Si la contradiction est inacceptable du point de vue logique pour la pensée, qui vise la cohérence (cf. le principe de non-contradiction), le réel ne peut être réduit au logique. Or, la fécondité des contradictions s'explique en ceci que la dialectique est un moyen pour l'esprit de se détacher de ses opinions.
2. Chez
Hegel la dialectique désigne le mouvement même du réel, qui est pensé comme inséparable du mouvement de la pensée. On parle ainsi du mouvement logique et ontologique de la pensée (mais elle n'est pas une méthode, sauf quand la méthode (cf. Préface à la
Phénoménologie de l'Esprit) est la structure même du vrai, exposé dans sa pure essentialité), car il y a une histoire au sein du réel et une histoire au sein des idées (chez Hegel, l'histoire des idées est l'histoire de la pensée du réel). Le mouvement du réel et le mouvement de la pensée sont un seul et même mouvement : Hegel "projette" la pensée dans le réel. C'est après coup que l'esprit croit se retrouver dans le mouvement du réel. Selon Hegel, la contradiction joue le rôle moteur de l'histoire. Or la dialectique, en un sens restreint, désigne chez lui le moment du négatif (cf. le terme allemand d'origine latine [du verbe
moveo, qui donne
momen, et
momentum] "moment", qui signifie aussi bien le mouvement que le facteur temps).
[Précisons que la dialectique hegelienne se compose de 3 mouvements/moments constitutifs : - le moment de l'affirmation de l'existence immédiate des choses ; - la négation ; - le dépassement dialectique (aufhebung
= moment de la "synthèse", moment où sont dépassés-conservés les 2 mouvements/moments antérieurs). Le tout forme un auto-mouvement de la pensée et du réel, et la contradiction en est le moteur (cf. l'expression : "le travail du négatif"). On pourra lire utilement, à ce propos, les 30 premières pages de Kojève,
Introduction à la lecture de Hegel.] C'est par le surgissement continuel des contradictions (par exemple les guerres, etc.), au sein du réel et au sein de la pensée du réel, que s'opère le mouvement même de la réalité. Hegel identifie en effet les contradictions au sein du réel et au sein de la pensée du réel. L'histoire apparaît ainsi à ses yeux comme une logique (logique-ontologique).
3. Chez
Marx, les contradictions motrices se nichent seulement au sein du réel. Le sens (l'histoire) n'est que le reflet du mouvement interne du réel, mouvement constitué de surgissements et de dépassements de la contradiction
*, qui est l'élément moteur du processus de l'évolution historique, i. e. de la réalité elle-même. Encore une fois, il faut y insister, selon Marx le mouvement de la pensée n'est que le reflet du mouvement de la réalité. L'histoire des idées n'est que le reflet de l'histoire du réel.
La dialectique du maître et de l'esclave de Hegel, par exemple, est opposée à la dialectique de la lutte des classes, qui désigne le mouvement de la réalité matérielle. (cf. "Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde mais le monde qui les mène"). Marx ne conçoit pas d'idées autonomes dans le réel, et il tient la dialectique hegelienne pour une stricte réécriture de la logique du réel.
*Ce point est absolument essentiel pour la mise en place de la pensée de
Castoriadis, par exemple.
La dévalorisation de la dialectique :1.
Aristote distingue analytique et dialectique, sachant que le domaine de l'analytique désigne chez lui ce qui est de l'ordre du démontrable, une scientificité rationnelle possible. Il considère que certains domaines échappent à une science proprement rationnelle, notamment le domaine de la pratique, de l'action (tandis que Platon s'efforce de constituer une science de l'agir, et conçoit des normes idéelles censées régir l'action, normes dont l'ignorance, d'après lui, explique pourquoi nous agissons mal). Selon Aristote, la volonté est libre. Or il n'y a pas de science du vouloir, parce que l'action renvoie au moins autant à la question du choix qu'à celle de la connaissance dans la mesure où elle est essentiellement contingente. Toute action est particulière, il ne peut donc y avoir de science en ce domaine. [color:a3fb=# 3366ff]C'est pourquoi il conçoit, à côté du domaine de l'analytique, le domaine de la dialectique, c'est-à-dire une science du probable. La dialectique repose donc sur l'opinion, et si elle implique une opposition entre science et opinion, comme chez Platon, Aristote estime néanmoins que les opinions collectives ont un certain degré de validité. La dialectique ne doit donc pas être négligée, puisque la consultation et l'examen des opinions traditionnelles est une pratique essentielle dans l'œuvre d'Aristote, précisément parce que le domaine du probable ne peut faire l'objet d'une science. Il en a du reste tiré les conséquences puisque il distingue, dans la sagesse, ce que Platon refusait de séparer : la
sophia (sagesse théorique, rationnelle = analytique) et la
phronesis (sagesse pratique, prudentielle = dialectique).
2. Chez
Descartes, la dialectique est un terme péjoratif, proche du sophisme (façon de maintenir dans la confusion). Si l'on veut étudier, il préconise (outre une morale provisoire) l'étude de la logique au détriment de la dialectique, pour entreprendre enfin la métaphysique. La dialectique d'Aristote doit purement et simplement être abandonnée.
3.
Kant reprend la distinction aristotélicienne entre analytique et dialectique. L'analytique désigne cette fois la partie de la philosophie dans laquelle la raison (ou plutôt l'entendement) légifère valablement dans le domaine qui est le sien. C'est le domaine de l'expérience possible. La dialectique est la partie dans laquelle on s'intéresse à l'usage illégitime de la raison, lorsque celle-ci sort de son domaine de compétence, par exemple lorsqu'elle prétend démontrer l'existence de Dieu. Or, dans ce domaine, la raison est impuissante (cf. les antinomies de la raison). Kant se donne pour tâche de faire comprendre que certaines questions ne trouveront jamais de réponse. C'est l'un des apports essentiels de sa philosophie : découvrir les limites de la raison ; et expliquer pourquoi. Justement, la dialectique kantienne a pour fonction de nous faire connaître les besoins de la raison, qui ne peuvent certes pas être satisfaits (limites de la connaissance), mais qui sont légitimes dans la mesure où le besoin de donner du sens à notre existence nous anime. Dès lors qu'on ne fait plus la confusion entre analytique et dialectique, la raison devient un principe régulateur. Elle nous oriente en effet de manière féconde pour donner au monde sa cohérence.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 21 Juil 2022 - 23:53, édité 12 fois (Raison : Mise en page.)