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Introduction
La question de la dialectique, chez Platon, constitue un énorme corpus, aussi est-il préférable de subdiviser le plus possible cette question de manière à la rendre accessible et digeste. Quelques remarques à propos du terme lui-même (mais le terme devra être reconsidéré un peu plus loin).
En principe, διαλεκτική correspond à l'emploi de l'adjectif διαλεκτικός au féminin. Or Platon est le premier à substantiver le terme (la dialectique). Le verbe διαλέγομαι, souvent traduit par 'dialoguer', se traduit de préférence par 'discuter', qui a le double avantage de signifier : dialoguer avec quelqu'un et discuter une question. Dans le terme "dialogue", le préfixe διά peut être traduit par : 'qui divise', 'qui se divise' ; 'qui sépare', 'qui se sépare'. Pour qu'il y ait "dialogie", il faut qu'il y ait λόγος. Il n'y a de dialogue que lorsque la parole tenue devient une affaire d'hommes, lorsque le discours s'autonomise par rapport à la parole révélatrice, celle du μῦθος du devin, du poète. Or le λόγος, comme capacité humaine a le même double pouvoir qu'avait le μῦθος : celui de révéler, de dévoiler l'être ; celui de persuader autrui. Peut-on et a-t-on le droit de dissocier les deux ? C'est le débat entre les sophistes et Platon (cf. aussi les enjeux politiques de l'époque à Athènes). Au départ, la dialectique est une certaine façon d'user du λόγος (le discours). Le combat entre les sophistes et Platon est le combat entre l'éristique et la dialectique. C'est dans cette perspective qu'il faut étudier la dialectique platonicienne.
La dialectique peut désigner une certaine façon de pratiquer le dialogue, la science suprême, la philosophie elle-même au sens général, tout recours à la discussion.
Chez Platon, le recours au dialogue marque un certain nombre de refus. Il s'amuse par exemple à pasticher le jeu des sophistes. Cf. Protagoras. Socrate refuse le discours sophistique, l'affirmation qui déborde les capacités de la mémoire (crainte de la mémoire à élucider). Les longs discours sophistiques entortillent ; s'ils ont les dehors de la cohérence, cette cohérence peut n'être que de langage. Ils ont pour cible la sensibilité humaine. Or, quand on se propose de chercher la vérité, il faut accorder le droit d'interrompre son interlocuteur pour y voir plus clair, et discuter chaque point successivement, ce que le discours sophistique interdit. Socrate préfère le questionnement au discours. Mais peut-on vraiment prendre au sérieux ce que Socrate met en avant ici (refus du discours, problème de la mémoire) ? Comment expliquer ce refus, compte tenu de la cohérence de ses conversations (il met certains points de côté avant de les reprendre parfois longtemps après, par exemple). Il sait qu'il est difficile de connaître la vérité, ce qui implique au moins deux exigences essentielles :
- l'exigence définitionnelle d'unité (c'est ce qui lui permet de torpiller les définitions avec la question : "qu'est-ce que ?"),
- il faut connaître quelque chose de l'essence pour réussir à la connaître.
Or les sophistes méconnaissent ces exigences.
Dans l'œuvre de Platon, l'aporie d'un dialogue a une signification philosophique. La fausse humilité de Socrate, qui se déclare souvent inférieur à la tâche, est expressive d'une véritable humilité. Les sophistes sont amenés à faire des discours pour briller, ce qui est puéril ; ils prétendent en user pour parvenir à "l'emporter sur". C'est justement l'habileté de Socrate que de montrer que l'important, pour accéder au vrai, c'est de renoncer à vouloir discourir pour battre quelqu'un, car la réfutation et l'acceptation de la réfutation sont le signe d'un progrès dans le dialogue. Mettre quelqu'un dans l'embarras par la définition l'amène à progresser, et évite le recours au discours sophistique. Le discours suivi a de réels inconvénients : il rend difficile, voire impossible la contestation. L'échange de monologues fait que chaque interlocuteur reste dans sa position initiale. La pratique socratique, plutôt que de montrer de façon didactique les contradictions de quelqu'un, consiste à lui faire vivre ses propres contradictions. En effet, si on en fait soi-même l'expérience, on en tire plus efficacement les leçons. Cf. le livre VII de la République : comment éduquer le futur philosophe ? Il faut certaines contraintes, mais pas trop décourageantes car dans l'âme, aucune étude forcée ne s'établit durablement. Il ne faut pas séparer le résultat de l'investigation et la démarche elle-même.
Enfin, et toutefois, peut-on vraiment parler d'écoute, dans le dialogue socratique ? Socrate est attentif à son interlocuteur, à ses difficultés, cela est indéniable. Le dialogue a pour mission de faire que s'exprime l'opinion, de permettre à l'âme de chacun d'exprimer les opinions qui sont les siennes, non pas parce que Socrate en attend un profit, mais parce qu'il faut justement dépasser l'opinion, à cause de ses carences. Mais seul le dialecticien est compétent, Socrate est par exemple capable de tirer des réalités de l'opinion de ses interlocuteurs, grâce au travail de la contradiction.
I. διαλεκτική
1. La dialectique : une science architectonique ?
Dans l'Euthydème (ou de l'Éristique), se pose la question de savoir ce que l'on peut bien raconter à un jeune homme pour le convaincre de devenir philosophe et vertueux. Le débat entre Socrate et Euthydème est un échec, et révèle l'impossibilité de communiquer entre le dialecticien et le sophiste. Comment peut-on apprendre ? Est-ce l'ignorant, ou bien celui qui dispose déjà d'un peu de savoir, qui peut apprendre ? Socrate part de ce constat : tous les hommes cherchent le bonheur (accomplissement de soi, excellence de l'humanité). Mais pour y parvenir, il faudrait atteindre la vertu et le savoir. (Le bonheur dont parle Socrate est l'εὐ-τυχία, le bon-heur, la bonne fortune, la chance, la réussite.) Cela ne dépend que d'une chose : de la compétence, du savoir. Mais qu'est-ce que cette compétence et ce savoir ? Compétence et savoir de quoi ?
Ne peut rendre heureux qu'une compétence qui porte non seulement sur l'effet, mais aussi et surtout sur les fins. Qu'est-ce ? La stratégie ? (Euthydème et son frère Dionysodore enseignent l'art du combat.) Ceux qui ne le savent pas eux-mêmes doivent se confier au dialecticien. Ce que capturent les généraux, ils ne sont pas eux-mêmes capables de l'utiliser convenablement, ils le remettent donc aux hommes politiques. De la même façon, les scientifiques qui capturent les idéalités ne savent pas les utiliser, ils les remettent aux dialecticiens (s'ils sont sensés). Cf. 290c. Dans Le Politique, on peut lire que certains arts reçoivent des ordres des autres arts (l'art du maçon reçoit par exemple ses instructions de l'art de l'architecte). Il y a donc des arts architectoniques (expression qui ne fut forgée qu'après Platon toutefois, par Aristote), autrement dit qui sont dans le même rapport que l'art de l'architecte avec celui du maçon.
Mais y a-t-il dans la série des fins une fin qui soit exclusivement une fin et pas un moyen ? Selon Aristote, l'élan qui nous pousse vers quelque chose s'arrête forcément quelque part, sinon les désirs humains seraient vides, sans objet. C'est l'idée d'un Bien final, d'un bien suprême qui permettrait d'élaborer la science architectonique (celle qui porte sur les fins le plus éminemment). La politique serait-elle cette science architectonique ? Or, l'acte 2 de l'Euthydème s'arrête sur cette question, car elle contient d'énormes difficultés.
Clinias y définit la dialectique comme l'art capable d'utiliser ce que trouvent ou produisent d'autres arts. Un art dont il n'est pas évident qu'il produise quoi que ce soit, mais qui, en tout cas, a un domaine ou une portée générale : c'est l'art d'utiliser à bon escient les autres arts. Cette définition de Clinias est étonnante, car il l'énonce comme si elle allait de soi. Elle est étonnante pour 2 raisons :
- D'abord, c'est un dialogue socratique. Or un dialogue socratique pose la question du "qu'est-ce que ?" ("quelle est la nature de ?"), puis les interlocuteurs de Socrate proposent des définitions qu'il met en pièces. Ces dialogues sont aporétiques : on débouche sur un échec. Il est donc difficile de s'y mettre au niveau de l'essence, car ce sont des dialogues préparatoires, antérieurs aux dialogues qui mettent en place la théorie des Formes, des Idées, de l'Essence.
- Ensuite, cette définition est énoncée par Clinias, pas par Socrate. Or Clinias n'a pas une formation philosophique suffisante. De plus, le texte ne fournit aucune explication à l'énoncé du jeune homme. Pourquoi la dialectique aurait-elle le privilège qu'il lui attribue ? Tout se passe comme si nous nous trouvions devant une conception déjà constituée de la dialectique : la dialectique comme art suprême. Mais cette conception est dérivée.
2. Les origines de la dialectique
Quand Aristote parle de la dialectique, il ne semble ni vouloir introduire une conception nouvelle, ni se référer à l'usage platonicien, mais plutôt systématiser, théoriser une pratique commune ou suffisamment connue pour qu'il soit superflu de la définir. Dans ses Réfutations sophistiques, chap. 34, 184a-184b, on peut lire que la rhétorique a été fondée depuis longtemps et qu'elle est donc parvenue à un point avancé de son développement. En revanche, pour la dialectique ou le raisonnement, Aristote dit qu'il a dû innover, car rien n'existait en cette matière, et il n'y avait rien à citer : "antérieurement, il n'y avait absolument rien". Il n'y avait pas d'ouvrage théorique, mais une pratique. Les sophistes enseignaient non pas l'art de la dialectique, mais les résultats de cet art. Dans d'autres textes, pourtant, par exemple dans le livre A de la Métaphysique (987b 32), il affirme que Platon est l'inventeur de la dialectique. Mais dans le livre M, il affirme que la dialectique existait déjà bien avant Socrate, quoique insuffisamment élaborée.
On pense que Zénon d'Élée est l'inventeur de la pratique, mais pas du mot (cf. Léon Robin, La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique). Zénon était disciple de Parménide. C'est le créateur de ce qu'on appelle l'antilogie (discours tenu contre), qui consiste à réfuter les réfutations des ennemis de Parménide. De là est née l'éristique (un des genres de l'antilogie). [Précisons que Platon essaie de distinguer la pratique éristique et le discours philosophique. La réfutation philosophique n'est pas de même nature que la réfutation des sophistes.] C'est de cette pratique (la dialectique) qu'Aristote essaie de faire la théorie : lorsqu'il parle de la dialectique, il ne se réfère pas à l'usage platonicien, mais à un usage antérieur à Platon, et supposé déjà connu.
3. En quoi consistait cet ancien usage de la dialectique ?
La dialectique est l'art d'interroger. Le dialecticien est l'homme capable de formuler des propositions et de faire des objections. C'est aussi l'art de soutenir par le raisonnement aussi bien le pour que le contre. C'est l'art de conclure les contraires. Mais quelle théorie en propose Aristote ? Elle aurait un caractère universel, globalisant. Son but : trouver une méthode grâce à laquelle nous pouvons raisonner sur tout problème proposé, en partant de thèses probables (cf. ἔνδοξα, 'opinement', 'jugement', neutre pluriel de l'adj. ἔνδοξος, qui signifie, entre autres choses, 'probable'). On distingue donc 2 caractéristiques de la dialectique : - l'universalité de son domaine ; - la probabilité de son point de départ.
a. Son universalité :
En ce sens, elle s'oppose à la science (selon Aristote), puisque la science porte nécessairement sur un genre déterminé de l'être, et sur un seul. Il n'y a pas de science stricto sensu de l'universel, mais seulement d'un domaine déterminé de l'être. Pourtant, la dialectique prétend raisonner sur tout. Si la science s'appuie sur des principes qui lui sont propres, ses principes premiers (qui lui sont propres = génériques), la dialectique s'attache à des principes communs à toutes les sciences. Certes, toutes les sciences communiquent entre elles par des principes communs, ceux qui jouent le rôle de bases dans la démonstration, on doit cependant distinguer cette base et les objets qui leur sont spécifiques, et sur lesquels portent les démonstrations. La dialectique communique avec toutes les sciences, comme le ferait toute science qui tenterait de démontrer des principes généraux (comme celui d'égalité, par exemple). Mais la dialectique n'a pas d'objet déterminé, elle n'est pas limitée à un seul genre. C'est pourquoi elle procède par interrogations, au contraire de la démonstration (quelqu'un qui interroge ne démontre pas).
b. La probabilité :
Dans les Seconds analytiques et les Réfutations sophistiques, Aristote dit que : "L'examen des réfutations, qui procède des principes connus et qui ne tombe sous aucun art particulier, relève de la compétence du dialecticien". Cette seconde caractéristique de la dialectique, à savoir partir d'ἔνδοξα, découle de la première. La probabilité de la thèse dialectique est la contrepartie de sa généralité. La probabilité s'oppose strictement à la nécessité des prémisses du syllogisme démonstratif.
Ainsi, pour Aristote, on peut opposer :
- dialectique et science
- dialectique et analytique
- supputatif et démonstratif
- universel et genre
- principes communs et principes propres
- probable et nécessaire.
4. Syllogismes démonstratifs vs thèses probables
A. La démonstration :
Elle s'opère par le recours au syllogisme, raisonnement qui enchaîne 3 propositions. Le syllogisme est doublement démonstratif parce qu'il y a une nécessité formelle, les prémisses étant données, de la conclusion. Ex :
- Tous les A sont B
- Or C est A
- Donc C est B
1. Les 2 premières propositions s'appellent prémisses ; la 3e s'appelle conclusion. La première prémisse est la majeure ; la deuxième est la mineure. La majeure contient le terme qui est prédicat dans la conclusion. L'enchaînement des propositions a pour fonction de mettre des termes en rapport. Il faut 3 termes pour que cet enchaînement soit possible. Un terme figure dans les deux prémisses (A) : c'est le moyen terme, le moyen de la conclusion. Il est cause, il met en rapport (C) et (B).
On appelle prédicat une proposition de la forme [A est B]. On appelle assertion une proposition qui se présente comme un jugement de réalité (sa modalité est la réalité, le quelque chose qu'elle énonce est énoncé comme quelque chose qui est). Le prédicat s'intéresse à une proposition du point de vue de sa forme ; l'assertion s'intéresse à une proposition du point de vue de sa modalité. Enfin, dans la proposition [A est B], B est le prédicat de A.
2. La nécessité est liée à la vérité (pour Aristote, le démonstratif s'identifie au syllogisme : le syllogisme, c'est ce en quoi consiste la démonstration). La nécessité formelle ne suffit pas, car on ne peut se contenter de dire :
- si P1 est vraie,
- et si P2 est vraie,
- alors P3 est vraie.
Dans ce cas, P3 n'est vraie que si P1 et P2 sont vraies ; or, on n'en est pas sûr.
Il y a aussi nécessité des prémisses elles-mêmes : elles doivent être vraies. Mais de quoi dépend leur vérité ? D'une démonstration syllogistique antérieure. Pour être identifié à la science, le syllogisme suppose un savoir qui a un commencement naturel. Le syllogisme est un procédé déductif (descendant), qui part des principes ; la dialectique ne part pas des principes, mais les cherche. La science est de l'ordre de la démonstration à partir de principes ; la dialectique est de l'ordre de la recherche des principes.
B. Les thèses probables :
On ne peut démontrer les principes premiers de chaque science, encore moins les principes communs à toute science. Ces principes communs, qui sont les fondements de toute démonstration, ne sont pas démontrables. Mais alors, quel est le critère d'acceptabilité ? Ce critère, c'est la probabilité même des thèses qui ont cours au sujet de ces principes.
Cf. Topiques, 101a 37 - 101b 4 [Saint-Hilaire] :
Que faut-il entendre par 'probable' (ἔνδοξα) ?
Ce terme polysémique réfère principalement à 2 éléments : - la conformité de l'opinion ; - ce qui est connu de l'opinion, ce dont on a bonne opinion.
Cette notion, au moins dans l'usage qu'en fait Aristote, n'est pas seulement péjorative (comme chez Platon), mais dépréciative si on la compare à la nécessité des prémisses d'un syllogisme démonstratif. Mais elle est valorisante si on la réfère à la thèse simplement postulée. Le probable n'est pas une affirmation arbitraire et gratuite. Cf. Topiques, 100b 21 [Saint-Hilaire] :
On trouve chez Aristote la quête d'un consensus acceptable. Si les thèses probables sont celles qui correspondent à l'opinion de tous les hommes, Aristote les considère comme le critère d'acceptabilité suffisant pour admettre un principe.
Les thèses probables confirment l'universalité de la thèse dialectique. (Il faut veiller ici à bien différencier la généralité de la thèse dialectique et la généricité de la science.) On peut parler d'une généralité universalisante de la dialectique. Comme telle, elle est certes inférieure à la démonstration, mais sa valeur tient à ceci qu'on peut la faire intervenir quand une démonstration est impossible. Tel est le but d'Aristote, du reste : si la démonstration est impossible, on peut tout de même se soucier d'un mode d'établissement qui ait de la valeur. Chaque fois que le discours s'universalise au point de perdre tout point d'appui réel, la dialectique corrige notre éloignement des choses par le recours à l'autorité et au consentement des hommes.
Selon Aristote, le dialecticien n'est pas un savant, ce n'est pas un spécialiste (la science réfère nécessairement à un domaine spécifique). Le dialecticien n'a pas de domaine de compétence qui lui soit propre, la dialectique n'a pas d'objet propre. Sa compétence s'étend à tous les domaines. En tant que tel, le dialecticien communique avec toutes les sciences et, d'une certaine façon, les domine, puisqu'il permet à chacune d'elles de remonter à ses principes communs. En ce sens, c'est lui qui assigne au discours spécifié et partiel des sciences sa place générale.
Mais, si le dialecticien a des clartés sur tout, il n'a que des clartés. Il est moins savant que cultivé. Il ne sait rien par lui-même. Il répète ce qui se dit. Il est obligé de se satisfaire de l'acquiescement qu'il obtient de ses interlocuteurs. Or, à procéder ainsi, on n'est jamais certain d'aller jusqu'au bout de ce qui est le savoir possible. En tant que "spécialiste des généralités", le dialecticien peut paraître supérieur au savant. En réalité, il est inférieur aux savants, dans leur domaine propre.
5. Une toute puissance du λόγος ?
Cette prétention ou cette ambition d'une toute puissance par le logos, c'est dans le Gorgias qu'elle apparaît le plus clairement. Pour Gorgias, la rhétorique est l'art suprême, car : - elle n'a pas d'objet propre ; - mais elle impose son commandement à tous les arts. (La rhétorique est l'art de faire valoir les autres arts, elle donne son efficacité réelle aux autres arts ; cf. 456b-c.) La tradition philosophique a été très sévère à l'égard de la rhétorique. Le sophiste et le rhéteur sont tenus pour des marchands d'illusions. C'est la compétence qui domine, d'après Platon, et non l'art de persuader. Mais dire que le médecin doit se doubler d'un rhéteur, comme l'affirme Gorgias, n'est-ce pas rappeler que le rapport médecin/malade est un rapport de compétence ? Faire place à la rhétorique, n'est-ce pas aussi reconnaître que le rapport médecin/malade est également un rapport humain ? Le médecin est impuissant sans la confiance d'un malade ; le savoir ne confère d'autorité que si le médecin est reconnu compétent. Toutefois, la rhétorique n'est-elle pas qu'un art parmi d'autres ?
Elle n'a pas d'objet propre. Dans ce cas, s'agit-il d'une πολυμάθεια (polymathie : compétence universelle, encyclopédique) ? Cette capacité à parler de toutes choses correspond à ce que l'on entend par 'culture générale'. La technique de la rhétorique est purement formelle : elle ne suppose aucun savoir des choses, mais une certaine maîtrise de la langue, une expérience des hommes dans leurs relations. Si la rhétorique est un art de persuasion, c'est qu'elle intègre une expérience des hommes. Sur ce point, Aristote se sent plus proche des rhéteurs que de Platon. Or, quelle serait la position platonicienne ici ?
Platon affirme une opposition radicale entre rhétorique et philosophie (dialectique). La rhétorique se détache de la vérité du discours. Pourtant, on trouve dans Phèdre (260e sq.) l'hypothèse de 2 rhétoriques différentes :
- celle des sophistes, routine fondée sur l'opinion
- celle entièrement normée par la dialectique (et qui ne se confond pas avec elle)
Or, suffit-il d'énoncer le vrai pour convaincre ? La dialectique comme science de la réalité n'a-t-elle pas besoin d'une rhétorique ? Socrate recourt à la psychologie (étude des différents types d'âmes). A partir d'une science de la diversité des âmes et des discours, il serait possible de faire correspondre différents types de discours aux différents types d'âmes pour les faire accéder au vrai. Mais cette hypothèse ne sera jamais reprise. Aristote rejette l'idée même d'une rhétorique 'scientifique' : il n'y a pas d'autre rhétorique que celle des rhéteurs. Le rhéteur ne peut être un homme de science, parce que la science spécialise et isole. Elle sépare l'homme de lui-même, le morcelle ; elle ne permet pas de trouver en soi la plénitude de l'humanité (cf. Gorgias : le rhéteur l'emporte sur le savant, en tant qu'homme ; à la transcendance de ceux qui savent, il substitue la fraternité de ceux qui touchent aux opinions). Aristote réhabilite cette démarche de la pensée qui prend pour objet l'opinion.
3 questions doivent être posées, ici :
- Quelle est la valeur respective de la polymathie (de la culture générale) et de la compétence ?
- Quel rapport envisager entre science et opinion ?
- Qu'en est-il de cette question à la fois philosophique et politique entre universalité et commandement (cf. l'architectonique) ?
Ces 3 questions sont liées à cette question fondamentale, posée plus haut (cf. Euthydème) :
Quel est l'art ou la science que l'homme doit posséder pour être heureux ?
6. Quel art ou science l'homme doit-il posséder pour être heureux ?
Un fait : les hommes aspirent au bonheur (mais les Grecs ne se demandent pas si le bonheur est un idéal légitime ; c'est Kant qui se demandera s'il faut ou non récuser cet idéal).
Le bonheur dépendrait de la possession, par les hommes, d'une science, d'un art qui leur permettrait d'y accéder. C'est la sagesse. Mais qu'est-ce que cette sagesse ? Comment la concevoir ? Quel est l'art, quelle est la science qui mène à la sagesse ? Cf. le Philèbe : quelles sciences rentrent dans la constitution de la vie bonne pour l'homme ? C'est cette même question qu'Aristote se propose d'étudier dans Éthique à Nicomaque : quelle est la science capable de satisfaire l'aspiration des hommes (ὄρεξις) ?
Si l'on s'en réfère à l'expérience, l'homme vise une pluralité de fins (santé, richesse, etc.). Pour cela, l'humanité a construit des techniques appropriées. Mais est-ce que ces fins empiriques sont divergentes, voire opposées ? Selon Aristote, elles ne le sont pas : toute fin particulière visée est moyen pour une autre fin plus haute. Mais quelle est la fin suprême, qui n'est qu'une fin, et pas un moyen ? Quelle est la science architectonique par excellence ? Selon lui, c'est la politique. Réponse traditionnelle à une question non moins traditionnelle (cf. Euthydème, encore). Pourtant, à la fin de l'Éthique à Nicomaque, ou bien au début de la Métaphysique, c'est à la sagesse elle-même qu'Aristote accorde ce privilège. Mais, encore une fois, comment définir la sagesse ? A quelle science doit-on accorder la primauté sur les autres ? Laquelle est architectonique ? Laquelle, en somme, est la plus apte à commander ? (cf. Métaphysique, Livre A, chap. 2.)
Le présupposé commun à Platon et Aristote : l'accès au bonheur est affaire de science, de connaissance. Mais quelle science posséder, quelle compétence, quel savoir, pour accéder au bonheur ?
A. Quelles sont, dans les traditions intellectuelles grecques, les positions en présence à propos de cette question ?
Pierre Aubenque, par exemple, se réfère aux Rivaux, dialogue postérieur à Platon, mais qui en recueille la tradition. Ce dialogue nous renseigne sur ce qu'est devenue la tradition platonicienne.
Qu'est-ce que philosopher ? Quelles sont les sciences constitutives de la philosophie ? Dans ce dialogue, 3 réponses sont proposées :
- la philosophie est la science de toute chose
- la philosophie n'est la science que d'une seule chose, mais d'une chose qui prévaut sur toutes les autres : ce qui a trait à l'excellence de l'homme, l'ἀρετή
- une certaine culture générale, entre compétence universelle et spécialisation (cf. 135d), qui permet à l'homme cultivé :
Cette description ne va pas sans ambiguïté. Quoique positive, puisque même un non spécialiste peut comprendre l'art du technicien, le non spécialiste n'est pas compétent : il paraît seulement compétent.
Évaluons ces 3 hypothèses :
- la première correspond à la polymathie
- la deuxième à une compétence éminente (science universelle parce que première)
- la troisième à la culture générale (qui ne confère qu'une primauté apparente)
Elles correspondent à 3 types :
- l'érudit
- le philosophe (au sens restreint)
- l'homme libre et cultivé
B. L'érudit, le philosophe et l'homme cultivé
a. Le polymathe, l'érudit, renvoie à Démocrite, "polytechnicien", dont la compétence était réputée être universelle. Cf. également Hippias, qui se vantait d'avoir fabriqué la totalité de ce qu'il portait sur lui. Il appartient à la première génération de sophistes, qui prétend accéder à la polymathie, à la polytechnicité (à toutes les spécialités). Signalons également que dans l'Euthydème, Platon oppose aux sophistes de la deuxième génération (ceux de l'éristique), les grands anciens, les "tout savants", les pansophoi.
b. Le philosophe au sens restreint ne connaît pas tout, mais le principe du tout. C'est le philosophe du principe.
c. L'homme cultivé, sans être compétent en rien, peut parler de beaucoup de choses. C'est la caricature du rhéteur.
Le dialogue élimine l'homme cultivé pour ne s'occuper que des deux autres. Pourquoi ? En tant qu'athlète, par exemple, Socrate était supérieur, dans l'ensemble, aux autres athlètes, mais inférieur, dans chaque discipline particulière. C'est le cas de l'homme cultivé. On ne peut être le premier en tout genre. Il faut trouver un homme qui soit le premier dans l'ensemble, sans être le dernier dans le détail, et qui soit vraiment compétent. La science que nous recherchons est-elle la science de toute chose, ou bien la science d'une chose unique mais privilégiée ?
Partons de la polymathie (cf. Démocrite - dont Diogène Laërce précise, en se référant au catalogue de Thrasyllus, qu'il est l'interlocuteur anonyme des Rivaux - commence son traité sur La nature en affirmant : "Je vais parler de tout"). Spontanément, les premiers penseurs de la Grèce auraient été polymathes, et les sophistes furent les premiers théoriciens conscients de la polymathie, de la polytechnicité. Mais, disait déjà Héraclite : "Un savoir universel n'instruit pas l'intellect" (frag. 40 trad. 1 | trad. 2). A la polymathie spontanée, reprise et théorisée par les sophistes, Héraclite oppose la qualité d'un savoir en raison inverse de son extension : à vouloir tout savoir, on ne sait rien de manière réelle. Mais si la philosophie ne peut pas tout savoir, que lui reste-t-il à savoir pour se distinguer des autres sciences ? (Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, affirme que le sage demeure, dans la pensée hegelienne, l'homme omnicompétent, omniscient. On peut lire par ailleurs, de Pierre Macherey, "Kojève et le mythe de l'intellectuel".)
Selon Gorgias, l'art suprême n'est pas cet art universel, omnicompétent, mais l'art qui met en valeur les autres arts (cf. Euthydème), autrement dit, selon lui, la rhétorique. C'est l'art des arts ; elle donne, dans tous les domaines spécifiés, le pouvoir d'autorité. Et c'est Socrate qui, le premier, dénonce la prétention des rhéteurs à une telle puissance, à la sagesse. Cette dénonciation est distincte de celle de Platon. Socrate dénonce en effet, dans la rhétorique, une "imposture morale" qui lui paraît sacrifier la vérité sur l'autel de la puissance. Mais, ce faisant, il apporte un appui aux thèses rhétoriques, puisque dans un procès, il ne suffit pas de dire la vérité pour convaincre.
C. De l'ignorance socratique à la dialectique platonicienne
Mais cette dénonciation n'épuise pas la réflexion socratique sur la rhétorique. Il a repris et régularisé un thème cher aux rhéteurs : le désaveu des savoirs particuliers. En critiquant le spécialiste, au motif qu'il est enfermé dans son domaine, son étroitesse et l'ignorance où il est des fondements de sa spécialité, Socrate met en évidence la polymathie. La science suprême, architectonique, n'est à chercher ni dans la compétence toujours fragmentaire du spécialiste, ni dans l'apparente compétence à laquelle prétend la sophistique (cf. le "connais-toi toi-même", qui est une exhortation à la reconnaissance de nos limites). Si la science suprême n'est à chercher ni dans la compétence, ni dans l'apparence de la compétence, il ne reste qu'un savoir qu'on peut dire universel et premier : c'est le savoir du non savoir. Socrate découvre par là le seul pouvoir qui soit légitimement universel, celui de la question, l'art de poser des questions dans le dialogue : la dialectique. Ce savoir du non savoir a un apport positif qui consiste à mettre chacun à sa place particulière, lui évitant ainsi de se prendre pour quelqu'un d'universel.
Mais si la position de Platon diffère de celle de Socrate, quelle est-elle ?
A cette dévalorisation de la compétence, dévalorisation rhétorique d'abord (méthode éristique), socratique ensuite (méthode dialectique), qui fait du premier venu le juge de la compétence, Platon oppose une conception aristocratique. Il s'oppose à la fois à Gorgias et à Socrate. Il revendique certes une filiation socratique dans la dénonciation de ce qui devient pour lui une fausse compétence ou une compétence insuffisante (et ce, au point de s'approprier la dialectique) ; mais il se démarque aussi de la dialectique socratique pour élaborer une philosophie qui débouche sur une science suprême, qu'il appellera διαλεκτική : dialectique (d'où la multiplicité des dialectiques platoniciennes).
Conclusion du chapitre
Pour Platon, en tant qu'elle se confond avec la sagesse même, la politique est l'art suprême. (Mais il faut distinguer entre la politique comme compétence, et la politique comme pratique.) La raison de cette supériorité réside dans le savoir.
Sa thèse implique une opposition radicale avec la démocratie athénienne et ses dérives inadmissibles à ses yeux, par exemple la pratique des tirages au sort pour l'accès aux fonctions publiques, ou encore le risque démagogique. Cela lui paraît devoir renforcer sa dénonciation de la rhétorique. Contre les dérives politiques d'une Athènes pourtant fière de sa démocratie, Platon considère que la chose politique n'est pas du domaine public. Elle ne relève pas de l'opinion, principale victime du rhéteur, qui a les moyens de l'infléchir. La politique relève d'une technique particulière, et cette technique est elle-même fondée sur une science.
Une telle conception est opposée à celle de Gorgias. Dire en effet que la politique est un art parmi d'autres, c'est méconnaître ce que cet art a de particulier : sa visée d'universalité. Gorgias pensait que la politique n'a pas d'objet propre ; Platon considère que le dirigeant politique est celui qui saisit l'idée du tout pour assigner à chacun la place qui lui est propre. Il y a donc un point commun à Gorgias et Platon : la politique exclut la spécialisation. Mais pour Gorgias, comme c'est la science en tant que telle qui spécialise, la politique ne peut être une science, elle relève seulement du domaine de l'opinion.
Or Platon estime qu'il est possible d'unir la compétence et l'universalité. Pour désigner cette science universelle, il emploie paradoxalement le terme même qui résumait l'impossibilité de cet idéal d'universalité du savoir aussi bien aux yeux de Gorgias que de Socrate : la dialectique. Ainsi, Platon est le seul philosophe pour qui la dialectique ne s'oppose pas à la science. (Cf. République, VII, 534c : chez les rhéteurs, la dialectique est une technique de persuasion et de réfutation. Chez Socrate, c'est un instrument de critique. Dans les deux cas, comme chez Aristote, elle s'oppose à la compétence des doctes, elle constitue une culture générale, se distinguant de la science de la chose.)
Pourquoi Platon choisit-il de désigner cette compétence suprême, qui est celle du philosophe, du même nom de dialectique, qui désigne et désignera chez ses successeurs une pratique dont les règles excluent le savoir ? Platon renverse la signification du terme. Il l'associe à l'idée de science. Entre la pratique socratique de la dialectique et la compétence suprême, Platon essaie de mettre à jour une continuité.
Dernière édition par Euterpe le Lun 25 Juil 2022 - 17:21, édité 12 fois
Spoiler :
Intro
I. Διαλεκτική
1. La dialectique : une science architectonique ?
2. Les origines de la dialectique
3. En quoi consistait cet ancien usage de la dialectique ?
a. Son universalité
b. La probabilité
4. Syllogismes démonstratifs vs thèses probables
A. La démonstration
B. Les thèses probables
5. Une toute puissance du λόγος ?
6. Quel art ou science l'homme doit-il posséder pour être heureux ?
A. Quelles sont, dans les traditions intellectuelles grecques, les positions en présence à propos de cette question ?
B. L'érudit, le philosophe et l'homme cultivé
C. De l'ignorance socratique à la dialectique platonicienne
Conclusion du chapitre
II. Les dialectiques platoniciennes ?
Remarques liminaires
1. Le dialecticien-philosophe
A. L'entretien questionnant et dialogué [dialectique 1]
1. Les exigences logiques :
2. Les exigences morales :
3. L'ignorance et l'inventivité dialectique :
4. λόγον διδόναι :
B. L'enseignement de la philosophie
1. La dialectique face à l'opinion
2. Le flottement d'Alcibiade (116e-118a)
3. L'éducation
C. Le διαλέγεσθαι comme rupture avec le discours de l'expérience et le discours poétique
1. Le refus du discours de l'expérience
2. Le refus du discours poétique
2. διανοεῖσθαι [dialectiques 2, 3 & 4]
A. Théétète (189e-190a)
B. Le Sophiste (263d et sq.)
C. Philèbe (16b et sq.)
3. La science dialectique
A. Quelques interprétations
B. La dichotomie
Conclusion
I. Διαλεκτική
1. La dialectique : une science architectonique ?
2. Les origines de la dialectique
3. En quoi consistait cet ancien usage de la dialectique ?
a. Son universalité
b. La probabilité
4. Syllogismes démonstratifs vs thèses probables
A. La démonstration
B. Les thèses probables
5. Une toute puissance du λόγος ?
6. Quel art ou science l'homme doit-il posséder pour être heureux ?
A. Quelles sont, dans les traditions intellectuelles grecques, les positions en présence à propos de cette question ?
B. L'érudit, le philosophe et l'homme cultivé
C. De l'ignorance socratique à la dialectique platonicienne
Conclusion du chapitre
II. Les dialectiques platoniciennes ?
Remarques liminaires
1. Le dialecticien-philosophe
A. L'entretien questionnant et dialogué [dialectique 1]
1. Les exigences logiques :
2. Les exigences morales :
3. L'ignorance et l'inventivité dialectique :
4. λόγον διδόναι :
B. L'enseignement de la philosophie
1. La dialectique face à l'opinion
2. Le flottement d'Alcibiade (116e-118a)
3. L'éducation
C. Le διαλέγεσθαι comme rupture avec le discours de l'expérience et le discours poétique
1. Le refus du discours de l'expérience
2. Le refus du discours poétique
2. διανοεῖσθαι [dialectiques 2, 3 & 4]
A. Théétète (189e-190a)
B. Le Sophiste (263d et sq.)
C. Philèbe (16b et sq.)
3. La science dialectique
A. Quelques interprétations
B. La dichotomie
Conclusion
Introduction
La question de la dialectique, chez Platon, constitue un énorme corpus, aussi est-il préférable de subdiviser le plus possible cette question de manière à la rendre accessible et digeste. Quelques remarques à propos du terme lui-même (mais le terme devra être reconsidéré un peu plus loin).
En principe, διαλεκτική correspond à l'emploi de l'adjectif διαλεκτικός au féminin. Or Platon est le premier à substantiver le terme (la dialectique). Le verbe διαλέγομαι, souvent traduit par 'dialoguer', se traduit de préférence par 'discuter', qui a le double avantage de signifier : dialoguer avec quelqu'un et discuter une question. Dans le terme "dialogue", le préfixe διά peut être traduit par : 'qui divise', 'qui se divise' ; 'qui sépare', 'qui se sépare'. Pour qu'il y ait "dialogie", il faut qu'il y ait λόγος. Il n'y a de dialogue que lorsque la parole tenue devient une affaire d'hommes, lorsque le discours s'autonomise par rapport à la parole révélatrice, celle du μῦθος du devin, du poète. Or le λόγος, comme capacité humaine a le même double pouvoir qu'avait le μῦθος : celui de révéler, de dévoiler l'être ; celui de persuader autrui. Peut-on et a-t-on le droit de dissocier les deux ? C'est le débat entre les sophistes et Platon (cf. aussi les enjeux politiques de l'époque à Athènes). Au départ, la dialectique est une certaine façon d'user du λόγος (le discours). Le combat entre les sophistes et Platon est le combat entre l'éristique et la dialectique. C'est dans cette perspective qu'il faut étudier la dialectique platonicienne.
La dialectique peut désigner une certaine façon de pratiquer le dialogue, la science suprême, la philosophie elle-même au sens général, tout recours à la discussion.
Chez Platon, le recours au dialogue marque un certain nombre de refus. Il s'amuse par exemple à pasticher le jeu des sophistes. Cf. Protagoras. Socrate refuse le discours sophistique, l'affirmation qui déborde les capacités de la mémoire (crainte de la mémoire à élucider). Les longs discours sophistiques entortillent ; s'ils ont les dehors de la cohérence, cette cohérence peut n'être que de langage. Ils ont pour cible la sensibilité humaine. Or, quand on se propose de chercher la vérité, il faut accorder le droit d'interrompre son interlocuteur pour y voir plus clair, et discuter chaque point successivement, ce que le discours sophistique interdit. Socrate préfère le questionnement au discours. Mais peut-on vraiment prendre au sérieux ce que Socrate met en avant ici (refus du discours, problème de la mémoire) ? Comment expliquer ce refus, compte tenu de la cohérence de ses conversations (il met certains points de côté avant de les reprendre parfois longtemps après, par exemple). Il sait qu'il est difficile de connaître la vérité, ce qui implique au moins deux exigences essentielles :
- l'exigence définitionnelle d'unité (c'est ce qui lui permet de torpiller les définitions avec la question : "qu'est-ce que ?"),
- il faut connaître quelque chose de l'essence pour réussir à la connaître.
Or les sophistes méconnaissent ces exigences.
Dans l'œuvre de Platon, l'aporie d'un dialogue a une signification philosophique. La fausse humilité de Socrate, qui se déclare souvent inférieur à la tâche, est expressive d'une véritable humilité. Les sophistes sont amenés à faire des discours pour briller, ce qui est puéril ; ils prétendent en user pour parvenir à "l'emporter sur". C'est justement l'habileté de Socrate que de montrer que l'important, pour accéder au vrai, c'est de renoncer à vouloir discourir pour battre quelqu'un, car la réfutation et l'acceptation de la réfutation sont le signe d'un progrès dans le dialogue. Mettre quelqu'un dans l'embarras par la définition l'amène à progresser, et évite le recours au discours sophistique. Le discours suivi a de réels inconvénients : il rend difficile, voire impossible la contestation. L'échange de monologues fait que chaque interlocuteur reste dans sa position initiale. La pratique socratique, plutôt que de montrer de façon didactique les contradictions de quelqu'un, consiste à lui faire vivre ses propres contradictions. En effet, si on en fait soi-même l'expérience, on en tire plus efficacement les leçons. Cf. le livre VII de la République : comment éduquer le futur philosophe ? Il faut certaines contraintes, mais pas trop décourageantes car dans l'âme, aucune étude forcée ne s'établit durablement. Il ne faut pas séparer le résultat de l'investigation et la démarche elle-même.
Enfin, et toutefois, peut-on vraiment parler d'écoute, dans le dialogue socratique ? Socrate est attentif à son interlocuteur, à ses difficultés, cela est indéniable. Le dialogue a pour mission de faire que s'exprime l'opinion, de permettre à l'âme de chacun d'exprimer les opinions qui sont les siennes, non pas parce que Socrate en attend un profit, mais parce qu'il faut justement dépasser l'opinion, à cause de ses carences. Mais seul le dialecticien est compétent, Socrate est par exemple capable de tirer des réalités de l'opinion de ses interlocuteurs, grâce au travail de la contradiction.
I. διαλεκτική
1. La dialectique : une science architectonique ?
Dans l'Euthydème (ou de l'Éristique), se pose la question de savoir ce que l'on peut bien raconter à un jeune homme pour le convaincre de devenir philosophe et vertueux. Le débat entre Socrate et Euthydème est un échec, et révèle l'impossibilité de communiquer entre le dialecticien et le sophiste. Comment peut-on apprendre ? Est-ce l'ignorant, ou bien celui qui dispose déjà d'un peu de savoir, qui peut apprendre ? Socrate part de ce constat : tous les hommes cherchent le bonheur (accomplissement de soi, excellence de l'humanité). Mais pour y parvenir, il faudrait atteindre la vertu et le savoir. (Le bonheur dont parle Socrate est l'εὐ-τυχία, le bon-heur, la bonne fortune, la chance, la réussite.) Cela ne dépend que d'une chose : de la compétence, du savoir. Mais qu'est-ce que cette compétence et ce savoir ? Compétence et savoir de quoi ?
Ne peut rendre heureux qu'une compétence qui porte non seulement sur l'effet, mais aussi et surtout sur les fins. Qu'est-ce ? La stratégie ? (Euthydème et son frère Dionysodore enseignent l'art du combat.) Ceux qui ne le savent pas eux-mêmes doivent se confier au dialecticien. Ce que capturent les généraux, ils ne sont pas eux-mêmes capables de l'utiliser convenablement, ils le remettent donc aux hommes politiques. De la même façon, les scientifiques qui capturent les idéalités ne savent pas les utiliser, ils les remettent aux dialecticiens (s'ils sont sensés). Cf. 290c. Dans Le Politique, on peut lire que certains arts reçoivent des ordres des autres arts (l'art du maçon reçoit par exemple ses instructions de l'art de l'architecte). Il y a donc des arts architectoniques (expression qui ne fut forgée qu'après Platon toutefois, par Aristote), autrement dit qui sont dans le même rapport que l'art de l'architecte avec celui du maçon.
Mais y a-t-il dans la série des fins une fin qui soit exclusivement une fin et pas un moyen ? Selon Aristote, l'élan qui nous pousse vers quelque chose s'arrête forcément quelque part, sinon les désirs humains seraient vides, sans objet. C'est l'idée d'un Bien final, d'un bien suprême qui permettrait d'élaborer la science architectonique (celle qui porte sur les fins le plus éminemment). La politique serait-elle cette science architectonique ? Or, l'acte 2 de l'Euthydème s'arrête sur cette question, car elle contient d'énormes difficultés.
Clinias y définit la dialectique comme l'art capable d'utiliser ce que trouvent ou produisent d'autres arts. Un art dont il n'est pas évident qu'il produise quoi que ce soit, mais qui, en tout cas, a un domaine ou une portée générale : c'est l'art d'utiliser à bon escient les autres arts. Cette définition de Clinias est étonnante, car il l'énonce comme si elle allait de soi. Elle est étonnante pour 2 raisons :
- D'abord, c'est un dialogue socratique. Or un dialogue socratique pose la question du "qu'est-ce que ?" ("quelle est la nature de ?"), puis les interlocuteurs de Socrate proposent des définitions qu'il met en pièces. Ces dialogues sont aporétiques : on débouche sur un échec. Il est donc difficile de s'y mettre au niveau de l'essence, car ce sont des dialogues préparatoires, antérieurs aux dialogues qui mettent en place la théorie des Formes, des Idées, de l'Essence.
- Ensuite, cette définition est énoncée par Clinias, pas par Socrate. Or Clinias n'a pas une formation philosophique suffisante. De plus, le texte ne fournit aucune explication à l'énoncé du jeune homme. Pourquoi la dialectique aurait-elle le privilège qu'il lui attribue ? Tout se passe comme si nous nous trouvions devant une conception déjà constituée de la dialectique : la dialectique comme art suprême. Mais cette conception est dérivée.
2. Les origines de la dialectique
Quand Aristote parle de la dialectique, il ne semble ni vouloir introduire une conception nouvelle, ni se référer à l'usage platonicien, mais plutôt systématiser, théoriser une pratique commune ou suffisamment connue pour qu'il soit superflu de la définir. Dans ses Réfutations sophistiques, chap. 34, 184a-184b, on peut lire que la rhétorique a été fondée depuis longtemps et qu'elle est donc parvenue à un point avancé de son développement. En revanche, pour la dialectique ou le raisonnement, Aristote dit qu'il a dû innover, car rien n'existait en cette matière, et il n'y avait rien à citer : "antérieurement, il n'y avait absolument rien". Il n'y avait pas d'ouvrage théorique, mais une pratique. Les sophistes enseignaient non pas l'art de la dialectique, mais les résultats de cet art. Dans d'autres textes, pourtant, par exemple dans le livre A de la Métaphysique (987b 32), il affirme que Platon est l'inventeur de la dialectique. Mais dans le livre M, il affirme que la dialectique existait déjà bien avant Socrate, quoique insuffisamment élaborée.
On pense que Zénon d'Élée est l'inventeur de la pratique, mais pas du mot (cf. Léon Robin, La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique). Zénon était disciple de Parménide. C'est le créateur de ce qu'on appelle l'antilogie (discours tenu contre), qui consiste à réfuter les réfutations des ennemis de Parménide. De là est née l'éristique (un des genres de l'antilogie). [Précisons que Platon essaie de distinguer la pratique éristique et le discours philosophique. La réfutation philosophique n'est pas de même nature que la réfutation des sophistes.] C'est de cette pratique (la dialectique) qu'Aristote essaie de faire la théorie : lorsqu'il parle de la dialectique, il ne se réfère pas à l'usage platonicien, mais à un usage antérieur à Platon, et supposé déjà connu.
3. En quoi consistait cet ancien usage de la dialectique ?
La dialectique est l'art d'interroger. Le dialecticien est l'homme capable de formuler des propositions et de faire des objections. C'est aussi l'art de soutenir par le raisonnement aussi bien le pour que le contre. C'est l'art de conclure les contraires. Mais quelle théorie en propose Aristote ? Elle aurait un caractère universel, globalisant. Son but : trouver une méthode grâce à laquelle nous pouvons raisonner sur tout problème proposé, en partant de thèses probables (cf. ἔνδοξα, 'opinement', 'jugement', neutre pluriel de l'adj. ἔνδοξος, qui signifie, entre autres choses, 'probable'). On distingue donc 2 caractéristiques de la dialectique : - l'universalité de son domaine ; - la probabilité de son point de départ.
a. Son universalité :
En ce sens, elle s'oppose à la science (selon Aristote), puisque la science porte nécessairement sur un genre déterminé de l'être, et sur un seul. Il n'y a pas de science stricto sensu de l'universel, mais seulement d'un domaine déterminé de l'être. Pourtant, la dialectique prétend raisonner sur tout. Si la science s'appuie sur des principes qui lui sont propres, ses principes premiers (qui lui sont propres = génériques), la dialectique s'attache à des principes communs à toutes les sciences. Certes, toutes les sciences communiquent entre elles par des principes communs, ceux qui jouent le rôle de bases dans la démonstration, on doit cependant distinguer cette base et les objets qui leur sont spécifiques, et sur lesquels portent les démonstrations. La dialectique communique avec toutes les sciences, comme le ferait toute science qui tenterait de démontrer des principes généraux (comme celui d'égalité, par exemple). Mais la dialectique n'a pas d'objet déterminé, elle n'est pas limitée à un seul genre. C'est pourquoi elle procède par interrogations, au contraire de la démonstration (quelqu'un qui interroge ne démontre pas).
b. La probabilité :
Dans les Seconds analytiques et les Réfutations sophistiques, Aristote dit que : "L'examen des réfutations, qui procède des principes connus et qui ne tombe sous aucun art particulier, relève de la compétence du dialecticien". Cette seconde caractéristique de la dialectique, à savoir partir d'ἔνδοξα, découle de la première. La probabilité de la thèse dialectique est la contrepartie de sa généralité. La probabilité s'oppose strictement à la nécessité des prémisses du syllogisme démonstratif.
Ainsi, pour Aristote, on peut opposer :
- dialectique et science
- dialectique et analytique
- supputatif et démonstratif
- universel et genre
- principes communs et principes propres
- probable et nécessaire.
4. Syllogismes démonstratifs vs thèses probables
A. La démonstration :
Elle s'opère par le recours au syllogisme, raisonnement qui enchaîne 3 propositions. Le syllogisme est doublement démonstratif parce qu'il y a une nécessité formelle, les prémisses étant données, de la conclusion. Ex :
- Tous les A sont B
- Or C est A
- Donc C est B
1. Les 2 premières propositions s'appellent prémisses ; la 3e s'appelle conclusion. La première prémisse est la majeure ; la deuxième est la mineure. La majeure contient le terme qui est prédicat dans la conclusion. L'enchaînement des propositions a pour fonction de mettre des termes en rapport. Il faut 3 termes pour que cet enchaînement soit possible. Un terme figure dans les deux prémisses (A) : c'est le moyen terme, le moyen de la conclusion. Il est cause, il met en rapport (C) et (B).
On appelle prédicat une proposition de la forme [A est B]. On appelle assertion une proposition qui se présente comme un jugement de réalité (sa modalité est la réalité, le quelque chose qu'elle énonce est énoncé comme quelque chose qui est). Le prédicat s'intéresse à une proposition du point de vue de sa forme ; l'assertion s'intéresse à une proposition du point de vue de sa modalité. Enfin, dans la proposition [A est B], B est le prédicat de A.
2. La nécessité est liée à la vérité (pour Aristote, le démonstratif s'identifie au syllogisme : le syllogisme, c'est ce en quoi consiste la démonstration). La nécessité formelle ne suffit pas, car on ne peut se contenter de dire :
- si P1 est vraie,
- et si P2 est vraie,
- alors P3 est vraie.
Dans ce cas, P3 n'est vraie que si P1 et P2 sont vraies ; or, on n'en est pas sûr.
Il y a aussi nécessité des prémisses elles-mêmes : elles doivent être vraies. Mais de quoi dépend leur vérité ? D'une démonstration syllogistique antérieure. Pour être identifié à la science, le syllogisme suppose un savoir qui a un commencement naturel. Le syllogisme est un procédé déductif (descendant), qui part des principes ; la dialectique ne part pas des principes, mais les cherche. La science est de l'ordre de la démonstration à partir de principes ; la dialectique est de l'ordre de la recherche des principes.
B. Les thèses probables :
On ne peut démontrer les principes premiers de chaque science, encore moins les principes communs à toute science. Ces principes communs, qui sont les fondements de toute démonstration, ne sont pas démontrables. Mais alors, quel est le critère d'acceptabilité ? Ce critère, c'est la probabilité même des thèses qui ont cours au sujet de ces principes.
Cf. Topiques, 101a 37 - 101b 4 [Saint-Hilaire] :
Aristote, pp. 20-21, traduction Tricot, Vrin a écrit:[En] ce qui regarde les principes premiers de chaque science, il est, en effet, impossible de raisonner sur eux en se fondant sur des principes qui sont propres à la science en question, puisque les principes sont les éléments premiers de tout le reste ; c'est seulement au moyen des opinions probables qui concernent chacun d'eux qu'il faut nécessairement les expliquer. Or c'est là l'office propre ou le plus approprié, de la Dialectique : car en raison de sa nature investigatrice, elle nous ouvre la route aux principes de toutes les recherches
Que faut-il entendre par 'probable' (ἔνδοξα) ?
Ce terme polysémique réfère principalement à 2 éléments : - la conformité de l'opinion ; - ce qui est connu de l'opinion, ce dont on a bonne opinion.
Cette notion, au moins dans l'usage qu'en fait Aristote, n'est pas seulement péjorative (comme chez Platon), mais dépréciative si on la compare à la nécessité des prémisses d'un syllogisme démonstratif. Mais elle est valorisante si on la réfère à la thèse simplement postulée. Le probable n'est pas une affirmation arbitraire et gratuite. Cf. Topiques, 100b 21 [Saint-Hilaire] :
Aristote, id. p. 17 a écrit:Les thèses probables sont celles qui correspondent à l'opinion de tous les hommes, ou de la plupart d'entre eux, ou des sages ; et, parmi ces derniers, soit de tous, soit de la plupart, soit enfin des plus notables ou des plus reconnus
On trouve chez Aristote la quête d'un consensus acceptable. Si les thèses probables sont celles qui correspondent à l'opinion de tous les hommes, Aristote les considère comme le critère d'acceptabilité suffisant pour admettre un principe.
Les thèses probables confirment l'universalité de la thèse dialectique. (Il faut veiller ici à bien différencier la généralité de la thèse dialectique et la généricité de la science.) On peut parler d'une généralité universalisante de la dialectique. Comme telle, elle est certes inférieure à la démonstration, mais sa valeur tient à ceci qu'on peut la faire intervenir quand une démonstration est impossible. Tel est le but d'Aristote, du reste : si la démonstration est impossible, on peut tout de même se soucier d'un mode d'établissement qui ait de la valeur. Chaque fois que le discours s'universalise au point de perdre tout point d'appui réel, la dialectique corrige notre éloignement des choses par le recours à l'autorité et au consentement des hommes.
Selon Aristote, le dialecticien n'est pas un savant, ce n'est pas un spécialiste (la science réfère nécessairement à un domaine spécifique). Le dialecticien n'a pas de domaine de compétence qui lui soit propre, la dialectique n'a pas d'objet propre. Sa compétence s'étend à tous les domaines. En tant que tel, le dialecticien communique avec toutes les sciences et, d'une certaine façon, les domine, puisqu'il permet à chacune d'elles de remonter à ses principes communs. En ce sens, c'est lui qui assigne au discours spécifié et partiel des sciences sa place générale.
Mais, si le dialecticien a des clartés sur tout, il n'a que des clartés. Il est moins savant que cultivé. Il ne sait rien par lui-même. Il répète ce qui se dit. Il est obligé de se satisfaire de l'acquiescement qu'il obtient de ses interlocuteurs. Or, à procéder ainsi, on n'est jamais certain d'aller jusqu'au bout de ce qui est le savoir possible. En tant que "spécialiste des généralités", le dialecticien peut paraître supérieur au savant. En réalité, il est inférieur aux savants, dans leur domaine propre.
5. Une toute puissance du λόγος ?
Cette prétention ou cette ambition d'une toute puissance par le logos, c'est dans le Gorgias qu'elle apparaît le plus clairement. Pour Gorgias, la rhétorique est l'art suprême, car : - elle n'a pas d'objet propre ; - mais elle impose son commandement à tous les arts. (La rhétorique est l'art de faire valoir les autres arts, elle donne son efficacité réelle aux autres arts ; cf. 456b-c.) La tradition philosophique a été très sévère à l'égard de la rhétorique. Le sophiste et le rhéteur sont tenus pour des marchands d'illusions. C'est la compétence qui domine, d'après Platon, et non l'art de persuader. Mais dire que le médecin doit se doubler d'un rhéteur, comme l'affirme Gorgias, n'est-ce pas rappeler que le rapport médecin/malade est un rapport de compétence ? Faire place à la rhétorique, n'est-ce pas aussi reconnaître que le rapport médecin/malade est également un rapport humain ? Le médecin est impuissant sans la confiance d'un malade ; le savoir ne confère d'autorité que si le médecin est reconnu compétent. Toutefois, la rhétorique n'est-elle pas qu'un art parmi d'autres ?
Elle n'a pas d'objet propre. Dans ce cas, s'agit-il d'une πολυμάθεια (polymathie : compétence universelle, encyclopédique) ? Cette capacité à parler de toutes choses correspond à ce que l'on entend par 'culture générale'. La technique de la rhétorique est purement formelle : elle ne suppose aucun savoir des choses, mais une certaine maîtrise de la langue, une expérience des hommes dans leurs relations. Si la rhétorique est un art de persuasion, c'est qu'elle intègre une expérience des hommes. Sur ce point, Aristote se sent plus proche des rhéteurs que de Platon. Or, quelle serait la position platonicienne ici ?
Platon affirme une opposition radicale entre rhétorique et philosophie (dialectique). La rhétorique se détache de la vérité du discours. Pourtant, on trouve dans Phèdre (260e sq.) l'hypothèse de 2 rhétoriques différentes :
- celle des sophistes, routine fondée sur l'opinion
- celle entièrement normée par la dialectique (et qui ne se confond pas avec elle)
Or, suffit-il d'énoncer le vrai pour convaincre ? La dialectique comme science de la réalité n'a-t-elle pas besoin d'une rhétorique ? Socrate recourt à la psychologie (étude des différents types d'âmes). A partir d'une science de la diversité des âmes et des discours, il serait possible de faire correspondre différents types de discours aux différents types d'âmes pour les faire accéder au vrai. Mais cette hypothèse ne sera jamais reprise. Aristote rejette l'idée même d'une rhétorique 'scientifique' : il n'y a pas d'autre rhétorique que celle des rhéteurs. Le rhéteur ne peut être un homme de science, parce que la science spécialise et isole. Elle sépare l'homme de lui-même, le morcelle ; elle ne permet pas de trouver en soi la plénitude de l'humanité (cf. Gorgias : le rhéteur l'emporte sur le savant, en tant qu'homme ; à la transcendance de ceux qui savent, il substitue la fraternité de ceux qui touchent aux opinions). Aristote réhabilite cette démarche de la pensée qui prend pour objet l'opinion.
3 questions doivent être posées, ici :
- Quelle est la valeur respective de la polymathie (de la culture générale) et de la compétence ?
- Quel rapport envisager entre science et opinion ?
- Qu'en est-il de cette question à la fois philosophique et politique entre universalité et commandement (cf. l'architectonique) ?
Ces 3 questions sont liées à cette question fondamentale, posée plus haut (cf. Euthydème) :
Quel est l'art ou la science que l'homme doit posséder pour être heureux ?
6. Quel art ou science l'homme doit-il posséder pour être heureux ?
Un fait : les hommes aspirent au bonheur (mais les Grecs ne se demandent pas si le bonheur est un idéal légitime ; c'est Kant qui se demandera s'il faut ou non récuser cet idéal).
Le bonheur dépendrait de la possession, par les hommes, d'une science, d'un art qui leur permettrait d'y accéder. C'est la sagesse. Mais qu'est-ce que cette sagesse ? Comment la concevoir ? Quel est l'art, quelle est la science qui mène à la sagesse ? Cf. le Philèbe : quelles sciences rentrent dans la constitution de la vie bonne pour l'homme ? C'est cette même question qu'Aristote se propose d'étudier dans Éthique à Nicomaque : quelle est la science capable de satisfaire l'aspiration des hommes (ὄρεξις) ?
Si l'on s'en réfère à l'expérience, l'homme vise une pluralité de fins (santé, richesse, etc.). Pour cela, l'humanité a construit des techniques appropriées. Mais est-ce que ces fins empiriques sont divergentes, voire opposées ? Selon Aristote, elles ne le sont pas : toute fin particulière visée est moyen pour une autre fin plus haute. Mais quelle est la fin suprême, qui n'est qu'une fin, et pas un moyen ? Quelle est la science architectonique par excellence ? Selon lui, c'est la politique. Réponse traditionnelle à une question non moins traditionnelle (cf. Euthydème, encore). Pourtant, à la fin de l'Éthique à Nicomaque, ou bien au début de la Métaphysique, c'est à la sagesse elle-même qu'Aristote accorde ce privilège. Mais, encore une fois, comment définir la sagesse ? A quelle science doit-on accorder la primauté sur les autres ? Laquelle est architectonique ? Laquelle, en somme, est la plus apte à commander ? (cf. Métaphysique, Livre A, chap. 2.)
Le présupposé commun à Platon et Aristote : l'accès au bonheur est affaire de science, de connaissance. Mais quelle science posséder, quelle compétence, quel savoir, pour accéder au bonheur ?
A. Quelles sont, dans les traditions intellectuelles grecques, les positions en présence à propos de cette question ?
Pierre Aubenque, par exemple, se réfère aux Rivaux, dialogue postérieur à Platon, mais qui en recueille la tradition. Ce dialogue nous renseigne sur ce qu'est devenue la tradition platonicienne.
Qu'est-ce que philosopher ? Quelles sont les sciences constitutives de la philosophie ? Dans ce dialogue, 3 réponses sont proposées :
- la philosophie est la science de toute chose
- la philosophie n'est la science que d'une seule chose, mais d'une chose qui prévaut sur toutes les autres : ce qui a trait à l'excellence de l'homme, l'ἀρετή
- une certaine culture générale, entre compétence universelle et spécialisation (cf. 135d), qui permet à l'homme cultivé :
Les Rivaux, Éd. Gallimard, Pléiade, p. 1277 a écrit:[sans] avoir de chacun de ces arts une connaissance aussi exacte que celui qui en possède la technique ; [...] d'être capable de suivre, mieux que tous les assistants, les propos de l'homme de métier, et d'apporter la contribution de son avis personnel, de manière à passer pour être, de tous ceux qui chaque fois assistent soit à un entretien sur tel ou tel art, soit à l'exécution d'une œuvre de cet art, le plus fin connaisseur et le plus averti
Cette description ne va pas sans ambiguïté. Quoique positive, puisque même un non spécialiste peut comprendre l'art du technicien, le non spécialiste n'est pas compétent : il paraît seulement compétent.
Évaluons ces 3 hypothèses :
- la première correspond à la polymathie
- la deuxième à une compétence éminente (science universelle parce que première)
- la troisième à la culture générale (qui ne confère qu'une primauté apparente)
Elles correspondent à 3 types :
- l'érudit
- le philosophe (au sens restreint)
- l'homme libre et cultivé
B. L'érudit, le philosophe et l'homme cultivé
a. Le polymathe, l'érudit, renvoie à Démocrite, "polytechnicien", dont la compétence était réputée être universelle. Cf. également Hippias, qui se vantait d'avoir fabriqué la totalité de ce qu'il portait sur lui. Il appartient à la première génération de sophistes, qui prétend accéder à la polymathie, à la polytechnicité (à toutes les spécialités). Signalons également que dans l'Euthydème, Platon oppose aux sophistes de la deuxième génération (ceux de l'éristique), les grands anciens, les "tout savants", les pansophoi.
b. Le philosophe au sens restreint ne connaît pas tout, mais le principe du tout. C'est le philosophe du principe.
c. L'homme cultivé, sans être compétent en rien, peut parler de beaucoup de choses. C'est la caricature du rhéteur.
Le dialogue élimine l'homme cultivé pour ne s'occuper que des deux autres. Pourquoi ? En tant qu'athlète, par exemple, Socrate était supérieur, dans l'ensemble, aux autres athlètes, mais inférieur, dans chaque discipline particulière. C'est le cas de l'homme cultivé. On ne peut être le premier en tout genre. Il faut trouver un homme qui soit le premier dans l'ensemble, sans être le dernier dans le détail, et qui soit vraiment compétent. La science que nous recherchons est-elle la science de toute chose, ou bien la science d'une chose unique mais privilégiée ?
Partons de la polymathie (cf. Démocrite - dont Diogène Laërce précise, en se référant au catalogue de Thrasyllus, qu'il est l'interlocuteur anonyme des Rivaux - commence son traité sur La nature en affirmant : "Je vais parler de tout"). Spontanément, les premiers penseurs de la Grèce auraient été polymathes, et les sophistes furent les premiers théoriciens conscients de la polymathie, de la polytechnicité. Mais, disait déjà Héraclite : "Un savoir universel n'instruit pas l'intellect" (frag. 40 trad. 1 | trad. 2). A la polymathie spontanée, reprise et théorisée par les sophistes, Héraclite oppose la qualité d'un savoir en raison inverse de son extension : à vouloir tout savoir, on ne sait rien de manière réelle. Mais si la philosophie ne peut pas tout savoir, que lui reste-t-il à savoir pour se distinguer des autres sciences ? (Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, affirme que le sage demeure, dans la pensée hegelienne, l'homme omnicompétent, omniscient. On peut lire par ailleurs, de Pierre Macherey, "Kojève et le mythe de l'intellectuel".)
Selon Gorgias, l'art suprême n'est pas cet art universel, omnicompétent, mais l'art qui met en valeur les autres arts (cf. Euthydème), autrement dit, selon lui, la rhétorique. C'est l'art des arts ; elle donne, dans tous les domaines spécifiés, le pouvoir d'autorité. Et c'est Socrate qui, le premier, dénonce la prétention des rhéteurs à une telle puissance, à la sagesse. Cette dénonciation est distincte de celle de Platon. Socrate dénonce en effet, dans la rhétorique, une "imposture morale" qui lui paraît sacrifier la vérité sur l'autel de la puissance. Mais, ce faisant, il apporte un appui aux thèses rhétoriques, puisque dans un procès, il ne suffit pas de dire la vérité pour convaincre.
C. De l'ignorance socratique à la dialectique platonicienne
Mais cette dénonciation n'épuise pas la réflexion socratique sur la rhétorique. Il a repris et régularisé un thème cher aux rhéteurs : le désaveu des savoirs particuliers. En critiquant le spécialiste, au motif qu'il est enfermé dans son domaine, son étroitesse et l'ignorance où il est des fondements de sa spécialité, Socrate met en évidence la polymathie. La science suprême, architectonique, n'est à chercher ni dans la compétence toujours fragmentaire du spécialiste, ni dans l'apparente compétence à laquelle prétend la sophistique (cf. le "connais-toi toi-même", qui est une exhortation à la reconnaissance de nos limites). Si la science suprême n'est à chercher ni dans la compétence, ni dans l'apparence de la compétence, il ne reste qu'un savoir qu'on peut dire universel et premier : c'est le savoir du non savoir. Socrate découvre par là le seul pouvoir qui soit légitimement universel, celui de la question, l'art de poser des questions dans le dialogue : la dialectique. Ce savoir du non savoir a un apport positif qui consiste à mettre chacun à sa place particulière, lui évitant ainsi de se prendre pour quelqu'un d'universel.
Mais si la position de Platon diffère de celle de Socrate, quelle est-elle ?
A cette dévalorisation de la compétence, dévalorisation rhétorique d'abord (méthode éristique), socratique ensuite (méthode dialectique), qui fait du premier venu le juge de la compétence, Platon oppose une conception aristocratique. Il s'oppose à la fois à Gorgias et à Socrate. Il revendique certes une filiation socratique dans la dénonciation de ce qui devient pour lui une fausse compétence ou une compétence insuffisante (et ce, au point de s'approprier la dialectique) ; mais il se démarque aussi de la dialectique socratique pour élaborer une philosophie qui débouche sur une science suprême, qu'il appellera διαλεκτική : dialectique (d'où la multiplicité des dialectiques platoniciennes).
Conclusion du chapitre
Pour Platon, en tant qu'elle se confond avec la sagesse même, la politique est l'art suprême. (Mais il faut distinguer entre la politique comme compétence, et la politique comme pratique.) La raison de cette supériorité réside dans le savoir.
Sa thèse implique une opposition radicale avec la démocratie athénienne et ses dérives inadmissibles à ses yeux, par exemple la pratique des tirages au sort pour l'accès aux fonctions publiques, ou encore le risque démagogique. Cela lui paraît devoir renforcer sa dénonciation de la rhétorique. Contre les dérives politiques d'une Athènes pourtant fière de sa démocratie, Platon considère que la chose politique n'est pas du domaine public. Elle ne relève pas de l'opinion, principale victime du rhéteur, qui a les moyens de l'infléchir. La politique relève d'une technique particulière, et cette technique est elle-même fondée sur une science.
Une telle conception est opposée à celle de Gorgias. Dire en effet que la politique est un art parmi d'autres, c'est méconnaître ce que cet art a de particulier : sa visée d'universalité. Gorgias pensait que la politique n'a pas d'objet propre ; Platon considère que le dirigeant politique est celui qui saisit l'idée du tout pour assigner à chacun la place qui lui est propre. Il y a donc un point commun à Gorgias et Platon : la politique exclut la spécialisation. Mais pour Gorgias, comme c'est la science en tant que telle qui spécialise, la politique ne peut être une science, elle relève seulement du domaine de l'opinion.
Or Platon estime qu'il est possible d'unir la compétence et l'universalité. Pour désigner cette science universelle, il emploie paradoxalement le terme même qui résumait l'impossibilité de cet idéal d'universalité du savoir aussi bien aux yeux de Gorgias que de Socrate : la dialectique. Ainsi, Platon est le seul philosophe pour qui la dialectique ne s'oppose pas à la science. (Cf. République, VII, 534c : chez les rhéteurs, la dialectique est une technique de persuasion et de réfutation. Chez Socrate, c'est un instrument de critique. Dans les deux cas, comme chez Aristote, elle s'oppose à la compétence des doctes, elle constitue une culture générale, se distinguant de la science de la chose.)
Pourquoi Platon choisit-il de désigner cette compétence suprême, qui est celle du philosophe, du même nom de dialectique, qui désigne et désignera chez ses successeurs une pratique dont les règles excluent le savoir ? Platon renverse la signification du terme. Il l'associe à l'idée de science. Entre la pratique socratique de la dialectique et la compétence suprême, Platon essaie de mettre à jour une continuité.
Dernière édition par Euterpe le Lun 25 Juil 2022 - 17:21, édité 12 fois