Bonjour André.
Oui, je comprends bien votre démarche consistant à essayer de mettre la philosophie de Spinoza à la portée du plus grand nombre en vous attachant à montrer ce qu'elle a d'actuel. Démarche tout à fait louable, qui s'inscrit dans l'application aux sciences humaines et sociales qu'en ont faite un Pierre Bourdieu ou un Frédéric Lordon et que je partage entièrement.
Cela dit, je ne suis pas sûr que l'éviction du terme "Dieu" et, plus encore, du concept de Dieu soit compatible avec une telle intention (que je sache, aucun de ces quatre grands spinozistes athées qu'ont été Louis Althusser, Toni Negri, Gilles Deleuze ou Etienne Balibar ne l'ont évincé). D'une part parce que c'est un concept-clé qui traverse toute la philosophie spinoziste depuis le Court Traité de 1660 jusqu'au Traité Politique de 1677. Et, ce qui est tout à fait remarquable, c'est que ce concept y est toujours présent sous ses quatre modes de présentation (pour parler comme Frege) que sont "Dieu", "la Nature", "la substance", "la causa sui". D'autre part parce que chacun de ces synonymes, tout en étant, co-référentiels par hypothèse, possède néanmoins un contexte d'utilisation bien déterminé. Certes "Dieu" et "Nature" (ou "Univers", comme vous le proposez, ce qui rajoute une difficulté supplémentaire liée à la synonymie de "Nature" et d'"Univers", mais considérons cette difficulté comme négligeable pour notre propos) sont synonymes, donc substituables salva veritate : soit une proposition déterminée p, si p(Dieu) est vraie alors, nécessairement, p(la Nature) est vraie. Mais "Dieu" et "Nature" (ou "Univers") sont-ils substituables salvo textu ? Vous donnez vous même un contre-exemple : puisque l'expression "entendement infini de Dieu" semble avoir un sens, pourquoi "entendement infini de la Nature" (ou de l'Univers) nous choque-t-elle ? C'est bien parce qu'il doit y avoir, entre les deux termes, une nuance de sens. Une nuance de sens probablement du même ordre que celle qui existe entre mens et corpus qui sont pourtant, nous dit Spinoza en Éthique, III, 2, une seule et même chose mais, ajoute-il aussitôt, "conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée", tantôt sous un point de vue, tantôt sous un autre. Si je parle de la taille, de l'âge, de la couleur de cheveux, etc. de mon ami Pierre, c'est son corps que j'évoque, tandis que si je fais allusion à ses idées, à ses craintes, à sa mémoire, etc. c'est à son esprit que je pense. Et pourquoi donc fais-je cette distinction dès lors que je suis un moniste convaincu ?
Il en va de même, me semble-t-il, pour le terme "Dieu". Celui-ci a une raison d'être singulière et n'est donc pas remplaçable par n'importe lequel de ses synonymes dans n'importe quel contexte. Cette raison me semble être la suivante : le terme "Dieu" possède, historiquement, une très forte connotation religieuse, or, la conception spinozienne de l'éthique fait une place éminente à une religion rationnelle, c'est-à-dire purgée de tous ses miasmes superstitieux, moralistes et cléricalistes (c'est précisément l'objet du Traité Théologico-Politique, écrit en même temps que l'Éthique). Il y a, dans l'Éthique, ces deux propositions dont Etienne Balibar (dans Spinoza et la Politique) est, à ma connaissance, l'un des rares commentateurs de Spinoza à avoir souligné l'importance : d'une part l’homme est un dieu pour l’homme. Il est rare cependant que les hommes vivent sous la conduite de la Raison : telle est leur disposition que la plupart d’entre eux sont envieux et cause de peine les uns pour les autres. Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à la plupart agrée fort cette définition que l’homme est une animal politique. Et en effet, les choses sont arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que de dommages"(Spinoza, Éthique, IV, 35) ; d'autre part "tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle moralité le désir de faire du bien dans un Esprit que la Raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède un Esprit qui se gouverne par la Raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la Raison gouverne, comme le malhonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié" (Spinoza, Éthique, IV, 37). Bref, Spinoza promeut une éthique fondée sur la Raison, autrement dit, sur l'effort que nous faisons lorsque nous recherchons ce qui nous est réellement utile (Éthique, IV, 18). Or, cet effort se maximise, nous suggère Spinoza, lorsque les hommes vivent en harmonie entre eux et avec l'entièreté de la Nature. Et cette double harmonie comme horizon éthique pour une existence humaine c'est ce que Spinoza appelle "avoir l'idée de Dieu". Vous trouvez cela inactuel, vous, l'idée qu'on puisse encourager les hommes à partager une religion rationnelle et joyeuse aux antipodes de celles qui procèdent de la représentation névrotique (si ce n'est psychotique) et affligeante d'un tyran à barbe blanche qui dispense ses châtiments et ses récompenses au gré de ses fantaisies ?
PhiPhilo.
PS : je précise, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté que l'auteur de ces lignes est aussi athée qu'on peut l'être (cf. mon article de la Nature des Croyances Religieuses) et que l'était Spinoza lui-même.
Oui, je comprends bien votre démarche consistant à essayer de mettre la philosophie de Spinoza à la portée du plus grand nombre en vous attachant à montrer ce qu'elle a d'actuel. Démarche tout à fait louable, qui s'inscrit dans l'application aux sciences humaines et sociales qu'en ont faite un Pierre Bourdieu ou un Frédéric Lordon et que je partage entièrement.
Cela dit, je ne suis pas sûr que l'éviction du terme "Dieu" et, plus encore, du concept de Dieu soit compatible avec une telle intention (que je sache, aucun de ces quatre grands spinozistes athées qu'ont été Louis Althusser, Toni Negri, Gilles Deleuze ou Etienne Balibar ne l'ont évincé). D'une part parce que c'est un concept-clé qui traverse toute la philosophie spinoziste depuis le Court Traité de 1660 jusqu'au Traité Politique de 1677. Et, ce qui est tout à fait remarquable, c'est que ce concept y est toujours présent sous ses quatre modes de présentation (pour parler comme Frege) que sont "Dieu", "la Nature", "la substance", "la causa sui". D'autre part parce que chacun de ces synonymes, tout en étant, co-référentiels par hypothèse, possède néanmoins un contexte d'utilisation bien déterminé. Certes "Dieu" et "Nature" (ou "Univers", comme vous le proposez, ce qui rajoute une difficulté supplémentaire liée à la synonymie de "Nature" et d'"Univers", mais considérons cette difficulté comme négligeable pour notre propos) sont synonymes, donc substituables salva veritate : soit une proposition déterminée p, si p(Dieu) est vraie alors, nécessairement, p(la Nature) est vraie. Mais "Dieu" et "Nature" (ou "Univers") sont-ils substituables salvo textu ? Vous donnez vous même un contre-exemple : puisque l'expression "entendement infini de Dieu" semble avoir un sens, pourquoi "entendement infini de la Nature" (ou de l'Univers) nous choque-t-elle ? C'est bien parce qu'il doit y avoir, entre les deux termes, une nuance de sens. Une nuance de sens probablement du même ordre que celle qui existe entre mens et corpus qui sont pourtant, nous dit Spinoza en Éthique, III, 2, une seule et même chose mais, ajoute-il aussitôt, "conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée", tantôt sous un point de vue, tantôt sous un autre. Si je parle de la taille, de l'âge, de la couleur de cheveux, etc. de mon ami Pierre, c'est son corps que j'évoque, tandis que si je fais allusion à ses idées, à ses craintes, à sa mémoire, etc. c'est à son esprit que je pense. Et pourquoi donc fais-je cette distinction dès lors que je suis un moniste convaincu ?
Il en va de même, me semble-t-il, pour le terme "Dieu". Celui-ci a une raison d'être singulière et n'est donc pas remplaçable par n'importe lequel de ses synonymes dans n'importe quel contexte. Cette raison me semble être la suivante : le terme "Dieu" possède, historiquement, une très forte connotation religieuse, or, la conception spinozienne de l'éthique fait une place éminente à une religion rationnelle, c'est-à-dire purgée de tous ses miasmes superstitieux, moralistes et cléricalistes (c'est précisément l'objet du Traité Théologico-Politique, écrit en même temps que l'Éthique). Il y a, dans l'Éthique, ces deux propositions dont Etienne Balibar (dans Spinoza et la Politique) est, à ma connaissance, l'un des rares commentateurs de Spinoza à avoir souligné l'importance : d'une part l’homme est un dieu pour l’homme. Il est rare cependant que les hommes vivent sous la conduite de la Raison : telle est leur disposition que la plupart d’entre eux sont envieux et cause de peine les uns pour les autres. Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à la plupart agrée fort cette définition que l’homme est une animal politique. Et en effet, les choses sont arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que de dommages"(Spinoza, Éthique, IV, 35) ; d'autre part "tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle moralité le désir de faire du bien dans un Esprit que la Raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède un Esprit qui se gouverne par la Raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la Raison gouverne, comme le malhonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié" (Spinoza, Éthique, IV, 37). Bref, Spinoza promeut une éthique fondée sur la Raison, autrement dit, sur l'effort que nous faisons lorsque nous recherchons ce qui nous est réellement utile (Éthique, IV, 18). Or, cet effort se maximise, nous suggère Spinoza, lorsque les hommes vivent en harmonie entre eux et avec l'entièreté de la Nature. Et cette double harmonie comme horizon éthique pour une existence humaine c'est ce que Spinoza appelle "avoir l'idée de Dieu". Vous trouvez cela inactuel, vous, l'idée qu'on puisse encourager les hommes à partager une religion rationnelle et joyeuse aux antipodes de celles qui procèdent de la représentation névrotique (si ce n'est psychotique) et affligeante d'un tyran à barbe blanche qui dispense ses châtiments et ses récompenses au gré de ses fantaisies ?
PhiPhilo.
PS : je précise, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté que l'auteur de ces lignes est aussi athée qu'on peut l'être (cf. mon article de la Nature des Croyances Religieuses) et que l'était Spinoza lui-même.