Bonjour Zeugme.
Après quelques temps d'absence itinérante, je reviens vers vous afin, comme je vous l'avais promis, de répondre à votre très intéressante réflexion sur le devenir humain. Plus particulièrement, je considère ce passage-ci :
Tout d'abord, il me semble inexact de dire que, d'après Aristote, la φύσις (nature) de l'homme est tournée vers l'amitié et la contemplation. La nature humaine, pour Aristote, consiste en ce ζῷον πολιτικόν (animal politique) que nous sommes, c'est-à-dire en cette ὕλη (matière) biologique animée dont la μορφή (forme) réside dans les relations imposées par l'exigence de vivre dans une πόλις (Cité). A ce titre, la φιλία (amitié), tout comme la θεωρία (contemplation), ne sont que les limites vers lesquelles tend la nature humaine lorsqu'on se rapproche de son τέλος (fin), à savoir l'εὐδαιμονία (la vie bonne, le bonheur). Le problème étant, justement, que du point de vue d'Aristote lui-même, une telle limite ne peut être atteinte qu’asymptotiquement. Et c'est là le nœud du problème.
En effet, au chapitre IX de son Περὶ Ἑρμηνείας, Aristote explique que, s'agissant des êtres contingents en général, les événements futurs sont nécessairement contingents. Donc, en particulier, pour les ζῷα (vivants), en tant qu'ils visent la ζῷή (vie) comme τέλος (fin), l'existence est, si l'on peut dire, nécessairement aléatoire. A fortiori lorsque le vivant dont il s'agit est l'être humain, lequel ne se contente pas d'envisager de vivre, mais prétend, en outre vivre bien, on comprend que son existence soit éminemment gouvernée par la τύχῃ (chance). Aristote est un philosophe grec antique : il n'échappe pas à la pensée tragique qui structure la société dont il fait partie, der hellenistische Pessimismus dont parlait Nietzsche.
Aussi, en me réclamant de la pensée téléologique aristotélicienne (dont l'actualité tragique ne m'a jamais paru aussi frappante qu'aujourd'hui), j'incline à considérer que, si l'humanité s'auto-détruit, ce n'est en rien en raison d'une faute qu'elle aurait commise à un instant crucial de son histoire, mais bien parce que c'est son destin. De votre côté, vous dites que "les humains se tournent de plus en plus vers une monomanie unissant la maîtrise et l'appropriation de la matière du monde, ou comme dit précédemment par la confusion entre l'usage, le travail et l'utilisation les faisant "glisser" de l'autonomie à l'autonomisation et de l'émancipation à la dénaturation...". Je suis d'accord avec tout ce que vous dites sauf pour ... le dernier mot.
En parlant de "dénaturation", vous me semblez adhérer à une conception de l'humanité que je qualifierais d'apocalyptique dans le sens suivant : comme vous le savez, l'Αποκάλυψις Ιησού Χριστού ("la Révélation de Jésus-Christ" par Jean l'Evangéliste) met en scène tout à la fois les raisons de craindre la Colère de Dieu au spectacle lamentable du péché humain et le Jugement qui s'ensuivra ainsi que, dans le même temps, les raisons d'espérer la Rédemption par l'Amour du Fils de Dieu fait homme. Etant, personnellement, complètement athée, je ne discute pas la pertinence des termes et des métaphores utilisés dans ce texte. Je ne relève que ces deux points : 1) l'homme court à la catastrophe (je rappelle au passage que la καταστροφή est, dans une tragédie, le moment du dénouement fatal) parce qu'il a failli ; 2) il peut encore être sauvé par quelque intercession transcendante et miraculeuse.
Pour ma part je réfute, ces deux points. Relisons Descartes : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Donc, le fait que les hommes se soient arrogés le statut de "maîtres et possesseurs de la nature" n'a rien de peccamineux. Simplement, comme le dit Aristote, ils ne se sont pas contentés de vivre, mais ont prétendu vivre bien. Et comme toute fin implique, c'est encore Aristote qui le souligne, le/les moyen/s de la viser, ils se sont, effectivement, dotés desdits moyens.
Bref, la mécanisation du monde (l'arraisonnement de l'être par la technique, disait Heidegger) avec toutes les conséquences en chaîne que vous dénoncez n'est rien que la réalisation du "programme" cartésien dans les conditions pensées par Aristote. Est-ce que l'histoire de l'humanité aurait pu être autre ? La question n'a aucun sens ... historique. Le raisonnement contrefactuel n'au aucune validité historique : il peut être utilisé en droit ou en littérature, mais pas en histoire. Le déroulement de l'histoire est nécessaire par le seul fait qu'il soit passé et, donc, qu'il n'y a aucun moyen de le modifier. Il est nécessaire au sens logique où il ne peut plus être autre que ce qu'il est. Dire qu'il aurait pu être autre, c'est dire que, en t-n, on ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer en t (c'est-à-dire dans le futur de t-n), puisque les futurs sont contingents, avons-nous dit. Mais, une fois en t, la question ne se pose plus pour l'historien : se demander si les nazis auraient pu gagner la guerre a un sens pour Philip K. Dick, pas pour Wieviorka ou Noguères. Le passé est aussi nécessaire que le futur est aléatoire. C'est cela le destin. Ce n'est pas pour rien qu'en grec, on exprime cette notion soit par τύχῃ, "hasard", soit par son contraire, ἀνάγκη, "nécessité" !
Bref, l'humanité s'auto-détruit non pas parce que les hommes sont ignorants ou pervers mais parce qu'ils sont des hommes vivants, tout simplement. Depuis toujours, ils s'évertuent à vivre le mieux possible. L'histoire en témoigne. Pour cela, leurs mains ont mobilisé des moyens énormes, des forces physiques gigantesques à la hauteur de leur exceptionnelle intelligence, tant il est vrai que "ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains"(Aristote, Parties des Animaux, 687a), voulant dire par là que c'est toujours la fin qui justifie les moyens et non l'inverse. Cela dit, et quoi qu'en pense le transhumanisme, ils n'ont pas vaincu la mort, puisque ce sont des êtres vivants ! De sorte que l'espèce humaine, comme n'importe quelle espèce vivante, est vouée à la mort nécessaire. Et si la mort n'est pas une option future, donc pas contingente, c'est qu'elle appartient, tout au contraire, au passé même de l'apparition du vivant. Sur ce point, c'est Freud qui a raison contre Heidegger : par nature, toute structure organique (individuelle ou spécifique) retourne nécessairement à l'inorganique (il est remarquable que l'intuition de Freud a été expérimentalement mise en évidence par Kerr, Wyllie et Currie en 1972 sous l’appellation de phénomène de l’apoptose, ou destruction cellulaire programmée) comme à son passé, de sorte qu'on ne peut pas dire que l'homme soit un Sein zum Tode (être-pour/vers-la-mort).
C'est donc en ce sens que je défends une conception tragique de l'histoire. Nous allons mourir : pas seulement vous et moi mais nous tous en tant qu'espèce. Et rien ni personne ne pourra nous sauver ! Il n'y a là nulle faute à imputer à l'humanité et, par conséquent, à rédimer. Tout au plus lui reprochera-t-on de précipiter sa destruction par l'espoir extravagant d'échapper à son destin. Œdipe quitte Corinthe et rejoint Thèbes. L'humanité invente le capitalisme.
Après quelques temps d'absence itinérante, je reviens vers vous afin, comme je vous l'avais promis, de répondre à votre très intéressante réflexion sur le devenir humain. Plus particulièrement, je considère ce passage-ci :
ainsi la φύσις humaine me semblait, d'après les leçons d'Aristote, plus tournée vers l'amitié et la contemplation que vers la performation de son "facere" fût-il motivé par les qualités du "vivre ensemble" que nous défendons comme : la justice distributive et commutative, la paix, mais aussi la pérennité de l'espèce etc
donc, quand j'écrivis : "donc nous sommes conduit à prendre cette triple distinction, usage, travail, utilisation comme nécessaire pour subvenir à l’élucidation du pire traumatisme que le corps puisse supporter à savoir: l’inconscience de sa responsabilité vitale". je voulais ouvrir un champs explicatif du fait que les humains se tournent de plus en plus vers une monomanie unissant la maîtrise et l'appropriation de la matière du monde, ou comme dit précédemment par la confusion entre l'usage, le travail et l'utilisation les faisant "glisser" de l'autonomie à l'autonomisation et de l'émancipation à la dénaturation...
la phase culturelle "psychologisante" (principalement de ces deux derniers siècles) maintient aussi l'intelligence naturelle humaine sous une confusion et pire dans une inversion, puisque si l'inconscient individuel n'existe pas, ce que cette psychologie a réussi en partie à produire, c'est bien cette inconscience de la responsabilité vitale de l'humain dans la nature (pollution, exploitation de la vie animale et destruction de la biodiversité etc..)
ceci dit ne réduisez pas cette lecture personnelle à une nostalgie de la mission biblique de l'homme gardien du jardin d'éden, il n'est pas ici lieu de faire des raccourcis caricaturaux, mais juste de souligner avec force que l'appropriation abusive de cette planète où nous vivons est en passe de toucher quelque chose d'inédit et d'irréversible, mais pas de cet inédit et de cette irréversibilité que produit l'évolution naturelle mais d'une autre, beaucoup plus morbide...
ce qui me permet d'éclaircir un deuxième point quand je vous disais : "c'est aussi sans doute pourquoi beaucoup de machines sont aussi souvent vectrices de morts pour des individus vivants, car ces deux mouvements contraires, de la qualité vers la quantité et de la quantité vers la qualité, ne peuvent coexister sans s'opposer parfois et se détruire souvent". en effet je ne faisais pas uniquement allusion à l'accidentologie directe que produisent les machines, comme les voitures, les industries mécaniques alimentaires contre-nature ayant produit la vache folle, les herbicides, pesticides, et possiblement à terme le génie génétique qui perturbera inévitablement l'ordre naturel de la transmission génétique... bref, je voulais parler précisément des machines inversant l'ordre naturel qui, de la matière quantitative tournée vers la vie qualitative est comme conduite par une mouvement du singulier vers le multiple en générant le diverse,(et même si nous savons qu'aucune quantité n'existe dans le réel sans une certaine qualité et pareillement qu'aucune quantité n'existe dans le réel sans une certaine quantité), les machines inversent cet ordre naturel et font de la quantité à partir des qualités, ainsi toutes les machines qui non seulement produisent à l'identique mais aussi mesurent ou isolent ou même synthétisent telle qualité en la séparant quantitativement du réel, implique in fine une modification du milieu naturel ( routes, télévision, web, et bien sûr les machines telle que l'I.R.M utilisée dans les recherches théoriques...)
c'est donc lorsque certaines machines génèrent un savoir ou une transposition d'un savoir, que la question de la réversion de l'ordre naturel qualité/quantité en quantité/qualité est la plus subtile à trouver, puisque il s'agit de signaler comment et pourquoi une signification vraie mais partielle peut devenir fausse dans sa généralisation ou plus exactement dans "son retour au réel", ceci est un problème philosophique ancien mais toujours d'actualité il me semble...
Tout d'abord, il me semble inexact de dire que, d'après Aristote, la φύσις (nature) de l'homme est tournée vers l'amitié et la contemplation. La nature humaine, pour Aristote, consiste en ce ζῷον πολιτικόν (animal politique) que nous sommes, c'est-à-dire en cette ὕλη (matière) biologique animée dont la μορφή (forme) réside dans les relations imposées par l'exigence de vivre dans une πόλις (Cité). A ce titre, la φιλία (amitié), tout comme la θεωρία (contemplation), ne sont que les limites vers lesquelles tend la nature humaine lorsqu'on se rapproche de son τέλος (fin), à savoir l'εὐδαιμονία (la vie bonne, le bonheur). Le problème étant, justement, que du point de vue d'Aristote lui-même, une telle limite ne peut être atteinte qu’asymptotiquement. Et c'est là le nœud du problème.
En effet, au chapitre IX de son Περὶ Ἑρμηνείας, Aristote explique que, s'agissant des êtres contingents en général, les événements futurs sont nécessairement contingents. Donc, en particulier, pour les ζῷα (vivants), en tant qu'ils visent la ζῷή (vie) comme τέλος (fin), l'existence est, si l'on peut dire, nécessairement aléatoire. A fortiori lorsque le vivant dont il s'agit est l'être humain, lequel ne se contente pas d'envisager de vivre, mais prétend, en outre vivre bien, on comprend que son existence soit éminemment gouvernée par la τύχῃ (chance). Aristote est un philosophe grec antique : il n'échappe pas à la pensée tragique qui structure la société dont il fait partie, der hellenistische Pessimismus dont parlait Nietzsche.
Aussi, en me réclamant de la pensée téléologique aristotélicienne (dont l'actualité tragique ne m'a jamais paru aussi frappante qu'aujourd'hui), j'incline à considérer que, si l'humanité s'auto-détruit, ce n'est en rien en raison d'une faute qu'elle aurait commise à un instant crucial de son histoire, mais bien parce que c'est son destin. De votre côté, vous dites que "les humains se tournent de plus en plus vers une monomanie unissant la maîtrise et l'appropriation de la matière du monde, ou comme dit précédemment par la confusion entre l'usage, le travail et l'utilisation les faisant "glisser" de l'autonomie à l'autonomisation et de l'émancipation à la dénaturation...". Je suis d'accord avec tout ce que vous dites sauf pour ... le dernier mot.
En parlant de "dénaturation", vous me semblez adhérer à une conception de l'humanité que je qualifierais d'apocalyptique dans le sens suivant : comme vous le savez, l'Αποκάλυψις Ιησού Χριστού ("la Révélation de Jésus-Christ" par Jean l'Evangéliste) met en scène tout à la fois les raisons de craindre la Colère de Dieu au spectacle lamentable du péché humain et le Jugement qui s'ensuivra ainsi que, dans le même temps, les raisons d'espérer la Rédemption par l'Amour du Fils de Dieu fait homme. Etant, personnellement, complètement athée, je ne discute pas la pertinence des termes et des métaphores utilisés dans ce texte. Je ne relève que ces deux points : 1) l'homme court à la catastrophe (je rappelle au passage que la καταστροφή est, dans une tragédie, le moment du dénouement fatal) parce qu'il a failli ; 2) il peut encore être sauvé par quelque intercession transcendante et miraculeuse.
Pour ma part je réfute, ces deux points. Relisons Descartes : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Donc, le fait que les hommes se soient arrogés le statut de "maîtres et possesseurs de la nature" n'a rien de peccamineux. Simplement, comme le dit Aristote, ils ne se sont pas contentés de vivre, mais ont prétendu vivre bien. Et comme toute fin implique, c'est encore Aristote qui le souligne, le/les moyen/s de la viser, ils se sont, effectivement, dotés desdits moyens.
Bref, la mécanisation du monde (l'arraisonnement de l'être par la technique, disait Heidegger) avec toutes les conséquences en chaîne que vous dénoncez n'est rien que la réalisation du "programme" cartésien dans les conditions pensées par Aristote. Est-ce que l'histoire de l'humanité aurait pu être autre ? La question n'a aucun sens ... historique. Le raisonnement contrefactuel n'au aucune validité historique : il peut être utilisé en droit ou en littérature, mais pas en histoire. Le déroulement de l'histoire est nécessaire par le seul fait qu'il soit passé et, donc, qu'il n'y a aucun moyen de le modifier. Il est nécessaire au sens logique où il ne peut plus être autre que ce qu'il est. Dire qu'il aurait pu être autre, c'est dire que, en t-n, on ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer en t (c'est-à-dire dans le futur de t-n), puisque les futurs sont contingents, avons-nous dit. Mais, une fois en t, la question ne se pose plus pour l'historien : se demander si les nazis auraient pu gagner la guerre a un sens pour Philip K. Dick, pas pour Wieviorka ou Noguères. Le passé est aussi nécessaire que le futur est aléatoire. C'est cela le destin. Ce n'est pas pour rien qu'en grec, on exprime cette notion soit par τύχῃ, "hasard", soit par son contraire, ἀνάγκη, "nécessité" !
Bref, l'humanité s'auto-détruit non pas parce que les hommes sont ignorants ou pervers mais parce qu'ils sont des hommes vivants, tout simplement. Depuis toujours, ils s'évertuent à vivre le mieux possible. L'histoire en témoigne. Pour cela, leurs mains ont mobilisé des moyens énormes, des forces physiques gigantesques à la hauteur de leur exceptionnelle intelligence, tant il est vrai que "ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains"(Aristote, Parties des Animaux, 687a), voulant dire par là que c'est toujours la fin qui justifie les moyens et non l'inverse. Cela dit, et quoi qu'en pense le transhumanisme, ils n'ont pas vaincu la mort, puisque ce sont des êtres vivants ! De sorte que l'espèce humaine, comme n'importe quelle espèce vivante, est vouée à la mort nécessaire. Et si la mort n'est pas une option future, donc pas contingente, c'est qu'elle appartient, tout au contraire, au passé même de l'apparition du vivant. Sur ce point, c'est Freud qui a raison contre Heidegger : par nature, toute structure organique (individuelle ou spécifique) retourne nécessairement à l'inorganique (il est remarquable que l'intuition de Freud a été expérimentalement mise en évidence par Kerr, Wyllie et Currie en 1972 sous l’appellation de phénomène de l’apoptose, ou destruction cellulaire programmée) comme à son passé, de sorte qu'on ne peut pas dire que l'homme soit un Sein zum Tode (être-pour/vers-la-mort).
C'est donc en ce sens que je défends une conception tragique de l'histoire. Nous allons mourir : pas seulement vous et moi mais nous tous en tant qu'espèce. Et rien ni personne ne pourra nous sauver ! Il n'y a là nulle faute à imputer à l'humanité et, par conséquent, à rédimer. Tout au plus lui reprochera-t-on de précipiter sa destruction par l'espoir extravagant d'échapper à son destin. Œdipe quitte Corinthe et rejoint Thèbes. L'humanité invente le capitalisme.