Si vous essayez d'analyser le contenu de votre conscience à l'instant présent, vous apercevez d'abord une réalité spatiale. Ce que vous ressentez dans vos mains, vos jambes, votre poitrine existe dans l'espace de votre corps, les bruits que vous entendez proviennent de divers endroits de votre chambre, les meubles que vous voyez se rangent à droite à gauche, tour près de vous ou au fond de la pièce. Le plancher est au-dessous de vous, le plafond au-dessus.
Comment vous y prenez-vous pour "analyser le contenu de votre conscience à l'instant présent" ? Comment vous y prenez-vous pour "analyser" un quale, inanalysable par définition ?! Comment vous y prenez-vous pour quantifier ce qui n'est pas quantifiable par définition ?! "There are recognizable qualitative characters of the given, which may be repeated in different experiences, and are thus a sort of universals; I call these "qualia." But although such qualia are universals, in the sense of being recognized from one to another experience, they must be distinguished from the properties of objects. Confusion of these two is characteristic of many historical conceptions, as well as of current essence-theories. The quale is directly intuited, given, and is not the subject of any possible error because it is purely subjective"(C.I. Lewis, Mind and the World Order).
Bref vous apercevez une multitude d'objets distincts qui cohabitent dans votre conscience parce qu'ils sont distribués dans les trois dimensions de l'espace. Tant que vous êtes assis sur votre chaise, accoudé à votre bureau et que votre regard ne bouge pas, le contenu de votre conscience semble s'identifier à la configuration fixe des objets que vous avez sous les yeux et à laquelle s'ajoutent les ressentis somesthésiques distribués à l'intérieur de votre corps. Le temps vous apparaît alors comme une réalité inexistante. Que vous considériez le sentiment actuel, le quale qui constitue le contenu de votre conscience pendant une durée d'une minute ou d'un millième de seconde, vous n'avez pas du tout le sentiment qu'il puisse le moins du monde changer de nature. Le champ de votre conscience vous paraît avoir une réalité dans l'espace indépendamment du temps.
Par ailleurs, toutes les philosophies de la conscience, d'Aristote à la phénoménologie, en passant par Descartes et Bergson, disent exactement le contraire. Par exemple, pour Bergson, "la conscience retient le passé, l'enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se déroule et prépare avec lui un avenir qu'elle contribuera à créer [...]. Elle accomplit par une espèce de miracle, cette création de soi par soi [qui] a tout l'air d'être l'objet même de la vie humaine [...]. Cette chose qui déborde le corps de tous côtés et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même, c'est le "moi", c'est l'"âme", c'est l'"esprit""(Bergson, l'Âme et le Corps). De quels arguments vous prévalez-vous pour les contredire ?
A un instant sans durée, ou du moins d'une durée limite, notre conscience se réduit à un ressenti premier, simple et unique.
Alors "sans durée" ou "durée limite" ? Faudrait savoir. La valeur de la fonction 1/x lorsque x est égal à zéro ou sa limite lorsque x tend vers zéro, ce n'est pas du tout la même chose.
Je tiens beaucoup à l'analogie avec la musique que je fais au second paragraphe. Lorsque vous pensez à une chanson (ou à un air), vous pensez d'abord à une mélodie rythmée. Cette mélodie se présente à votre esprit comme une image mentale compacte, ayant sa particularité propre. Or cette particularité particulière et compacte n'existe pas hors du temps, n'existe pas hors de la succession des quelques diverses notes de durée calibrée qui la constituent...
Voilà qu'à présent le quale "n'existe pas hors du temps" !!!! Ouf ... ça donne le tournis !
Si vous écoutez la Mer de Debussy, il vous semble parfois apercevoir le moiré de la surface liquide, l'ondulation lègère des vagues, leur gonflement houleux, la transparence soudaine de l'eau où joue la faune marine. Vous sentez le brassement de l'air, les grands et soudains tourbillons du vent. Vous percevez le ciel qui blémit au-dessus de l'écume jaunissante entre deux rayons de soleil furtifs. Et tout ce spectacle dans l'immense espace que vous embrassez ne se construit qu'à partir des vibrations de votre tympan, donc qu'à partir d'une réalité purement temporelle...
Ridicule ! Vous ne pouvez "apercevoir le moiré de la surface liquide etc... " que si et seulement si vos perceptions auditives sont in-formées par tout un contexte culturel pertinent en l'absence duquel vous n'entendez rien de plus que du bruit, et ce, de la même façon qu'un analphabète qui aurait devant lui la Recherche du Temps Perdu ne verrait que des traces sur du papier !