concernant l'analogie arithmétique
Ce n'est pas une
analogie. C'est une
identité. La philosophie, comme les mathématiques, ne sont pas des activités de recherche
empirique mais de recherche
conceptuelle. Dans une recherche
conceptuelle, on ne recherche pas des
phénomènes sous-jacents à l'évidence mais des
implications soustraites à l'évidence. En d'autres termes, il s'agit d'examiner attentivement non pas des
faits du monde, mais des
règles du langage. De sorte qu'il n'y a pas d'autre preuve à apporter que celle de la validité du processus démonstratif (la différence entre philosophie et mathématiques résidant dans la nature du langage utilisé,
ordinaire et ambigu dans un cas,
formel et, en principe,
désambigüé dans l'autre). Tandis qu'une recherche empirique doit, in fine, se prévaloir d'une confirmation ou d'une infirmation par les faits.
Voilà donc la réponse à votre question :
comment pouvez-vous être aussi catégorique ?
Nous le sommes par définition du type de réflexion (
conceptuelle et non
empirique) que nous menons. Il est vrai que cette distinction n'a pas toujours existé. Depuis les Grecs, mais aussi pour les classiques et jusqu'à l'orée du XX° siècle, personne ne s'étant avisé d'interroger la nature et les fonctions du langage, on supposait que les mots étaient,
grosso modo, des noms dont chacun avait, d'une manière ou d'une autre, ce que Frege ou Jakobson appellent une unique "fonction référentielle", c'est-à-dire la tâche de renvoyer à une réalité factuelle extra-linguistique. La philosophie analytique, la psychanalyse et l'anthropologie structurale ont, chacune pour leur propre compte mais à peu près simultanément, mis fin à cette pseudo-évidence (cf., à ce sujet, un travail universitaire que j'ai mené et que j'ai condensé dans l'Apprentissage du Langage dans la Seconde Philosophie de Wittgenstein, article disponible sur ce site). C'est donc à partir de là qu'a commencé la dissociation systématique de la
recherche conceptuelle (intra-linguistique) et de la
recherche empirique (extra-linguistique). Ce qui n'a eu de cesse de contrarier l'idéologie
scientiste dominatrice et sûre de son hégémonie prochaine. Bourdieu disait qu'on reconnaît que quelqu'un est de droite à ce qu'il nie qu'il y ait une différence à faire entre la gauche et la droite. Pour parodier Bourdieu, je dirais qu'on reconnaît un
scientiste précisément à ce qu'il réfute toute distinction entre
recherche conceptuelle (philosophique) et
recherche empirique (scientifique).
signifiez-vous par là l'impossibilité de l'émergence ?
Non. C'est même exactement le contraire. Une propriété
émergente (Moore ou Davidson préfèrent dire
supervenient, "survenante") est une propriété qui ne peut être prédiquée que d'un tout et jamais, séparément, de chacune de ses parties ou de chacun des ses arrangements de parties autre que le tout lui-même. L'
émergence est donc l'autre nom de l'irréductibilité d'un tout à la disjonction de ses parties. Cela dit, le constat d'
émergence peut être la conclusion d'une
recherche empirique tout aussi bien que d'une
recherche conceptuelle.
Exemple du premier type : les propriétés mécaniques de l'eau ne sont pas celles que possède chaque molécule d'H2O, de même que les propriétés chimiques d'une molécule d'H2O ne sont pas celle d'un atome d'oxygène ou d'hydrogène. Toutefois, entre les propriétés mécaniques émergentes de l'eau et les propriétés chimiques d'une molécule d'H2O il y a une
différence de degré : celles-là sont quelque chose de plus que celles-ci ou, si l'on préfère, celles-ci sont la
condition d'émergence de celles-là par agrégation synthétique de structures de plus en plus complexe. C'est d'ailleurs pour cela que les propriétés des structures de niveau
n sont découvertes par l'analyse (par exemple, chimique) des structures de niveau
n+1 de telle sorte que l'on puisse produire un
schéma causal qui assure,
mécaniquement, la transition de
n à
n+1. Auquel cas, les propriétés du niveau
n seront considérées comme les conditions
nécessaires quoique non
suffisantes des propriétés émergentes du niveau n+1, celles-ci ne sont, par conséquent, pas
réductibles à celles-là.
Exemple du second type : quand vous dites "c'est chaud", vous ne voulez pas dire quelque chose de plus que si vous disiez "l'agitation moléculaire moyenne a augmenté
hic et nunc". En l'occurrence, vous voulez dire tout autre chose. En effet, la propriété
émergente de sensation de chaleur (un
quale au sens où nous l'avons défini plus haut) ne peut certainement pas s'
analyser empiriquement en sensations de plus en plus fines jusqu'à se confondre avec un fait physico-chimique
élémentaire. Rechercher ce qui nous fait dire "c'est chaud", ce n'est pas nécessairement analyser un
symptôme de plus en plus finement jusqu'à aboutir à la définition
physicaliste de la chaleur. C'est le cas lorsqu'on examine le fonctionnement d'un appareil, le dérèglement du climat, ou un patient qui a de la fièvre. Mais, si je dis que le climat social est chaud ou que l'actualité est brûlante il s'agit alors de faire de la psychologie, de la psychanalyse, de l'anthropologie, de l'histoire, que sais-je encore, en tout cas se donner un cadre conceptuel de référence dans lequel on n'a pas à établir de
lien causal entre les propriétés du niveau
n+1 et les propriétés du niveau inférieur, lesquelles ne sont alors plus, ni suffisantes ni même nécessaires à l'
émergence qui est alors postulée et non pas découverte. Un tel glissement
sémantique est d'ailleurs banal chaque fois que l'on fait le constat d'un
sens dérivé (figuré) à partir d'un
sens originaire (propre). C'est pourquoi je parlerai, dans ce cas, d'
homonymie plutôt que d'
émergence, ne fût-ce que parce qu'il est très difficile de déterminer, entre deux acceptions d'un même terme (par exemple "chaleur") laquelle est
originaire et laquelle est
dérivée, donc laquelle est
basique laquelle
émergente.
C'est, typiquement, le cas pour le problème de la
conscience : il y a
homonymie entre le sens
phénoménologique (banal) et le sens
biologique du terme. Dire qu'un homme est
conscient, c'est dire que, dans un contexte socio-historique déterminé, il a pris telle décision, accompli telle action, etc.. Ce n'est pas dire qu'on est capable d'établir empiriquement comment tel ou tel de ses composants biologiques a réagi de telle ou telle manière à tel ou tel
stimulus. Car, si l'absence desdites réactions empêcherait sans doute la propriété de
conscience de se manifester, pour autant on ne peut prédiquer cette propriété que d'un être humain tout entier et, qui plus est, dans des circonstances sur lesquelles la recherche
empirique (= scientifique) n'a rien a nous apprendre pour la raison qu'il s'agit là, ni plus ni moins, que d'une manière de parler, d'un ensemble de
coutumes langagières (Wittgenstein dirait "de jeux de langage") inscrites dans une culture donnée. Se demander si Untel est
conscient dans telle ou telle circonstance, c'est se demander s'il est pertinent d'utiliser ce prédicat, étant donné les règles d'utilisation dudit prédicat. Je ne sache qu'on ait jamais eu à recourir à l'expertise scientifique pour savoir si, dans l'Ajax de Sophocle, le héros éponyme est ou non
conscient au moment où il perpètre son hécatombe, ou bien pour apporter la preuve qu'un certain prévenu est ou non
conscient (au sens de l'art. 122-1 du Code Pénal) des faits criminels ou délictueux qu'on lui impute.
Cézanne n’est pas du tout nécessaire pour que la montagne puisse exister. Or, à partir du moment où le mécanisme générateur de conscience existe, la conscience existe forcément.
Dites donc, vous avez vraiment des problèmes avec le raisonnement
analogique ! Cézanne n'est pas nécessaire pour que la Montagne Sainte Victoire puisse exister mais il est évidemment nécessaire à l'existence de
la Montagne Sainte Victoire vue des Lauves. Et la Montagne Sainte Victoire est
nécessaire mais non suffisante à l'existence de
la Montagne Sainte Victoire vue des Lauves. De la même manière que vous n'êtes pas nécessaire pour qu'un "mécanisme générateur de conscience" (
sic !) puisse exister, mais vous êtes évidemment nécessaire à l'existence de votre conscience. Et un "mécanisme générateur de conscience" (
re-sic !) est
nécessaire mais non suffisant à l'existence de votre conscience.