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Gamin, j'avais le goût des vignettes-mystère. On y voyait par exemple un jardin de village avec un lapin au milieu et une question en légende : où est le chasseur ? Celle-ci, je m'en souviens, m'avait décontenancé plus que les autres. J'avais beau la pencher ou la mettre à l'envers, promener mon regard sur le potager, le verger, l'église et et les trois maisons qu'on voyait à gauche : point de chasseur à l'horizon. Et puis, illumination soudain ! La découpe d'un fusil, d'une casquette, d'une moitié de buste adroitement mise dans les lignes d'un poteau, de branchages, de feuilles et de fruits ne laissait aucun doute : le chasseur était dans le poirier !
Un peu plus tard, je feuilletais par désoeuvrement le magazine, tombai sur la vignette à nouveau et dus avoir sans doute un sourire d'ironie. Le chasseur que j'avais cherché disons de grosses minutes trônait maintenant dans les frondaisons du verger comme s'il était le centre du dessin.
Que veux-je montrer par là ? que notre cerveau est un puissant analyseur d'images, qu'il trouverait une aiguille dans une botte de foin comme il sait trouver un chasseur dans le poirier. Mais que ce qu'il analyse, il ne le voit pas. Que, s'il n'existait pas des procédés de retouche de l'image -simples à mettre en place dans ma conception moduliste- on ne constaterait jamais de visu ses trouvailles.
Il y a ceux qui croient au cerveau voyant et ceux qui, comme moi, n'y croient pas. Mais les uns et les autres peuvent s'accorder sur une même certitude: toutes les informations liées à l'image projetée sur la rétine parviennent à l'espace rétinotopique du cortex visuel primaire par la voie des axones. A partir de là, on peut dire qu'une image se forme sur cet espace comme elle se forme sur l'espace de la rétine et que c'est la même image.
On va simplifier à l'extrême, ne pas se préoccuper de la vision binoculaire et considérer que la surface rétinotopique excitée par la projection de l'image est un rectangle comme celui de la vignette au chasseur.
Ce rectangle on va le considérer comme composé d'environ cinq cent mille modules corticaux alignés sur les deux dimensions.
A la suite de la projection de l'image ces modules vont entrer en activité en fonction de l'information en provenance de la rétine. Qu'on croie que le cerveau voit ou qu'il est aveugle, cette activité est forcément la même. On va l'appeler l'activité A et dire qu'elle est celle produite par l'image du jardin sans le chasseur.
Si l'on veut bien se placer dans l'hypothèse moduliste, on va dire que cette activité A engendre par le mécanisme que j'ai évoqué ailleurs un quale, c'est-à-dire une image présente à la conscience qu'on appelera A également.. Dans ce quale A, le chasseur n'est pas présent. Là où il devrait être vu, on ne distingue que des branchages et un poteau.
Dans l'hypothèse connexionniste, cette activité A, la même bien entendu mais rapportée à l'émission des potentiels d'action non aux modulations des neurones, va entraîner une analyse de l'image dans le circuit des connexions qui va faire émerger le même quale A.
Je vais maintenant supposer un deuxième quale, le quale A' qui serait l'image consciente du jardin avec le chasseur. Dans l'hypothèse connexionniste, le quale A' apparaît au moment où mon cerveau qui analyse l'image découvre la présence de la silhouette du chasseur dans les branches du poirier. Autrement dit, à partir du moment où je comprends que le chasseur est dans le poirier, je le vois. L'opération cybernétique qui manifeste la compréhension s'accompagne automatiquement d'une transformation du quale, du passage du quale A au quale A'.
Dans l'hypothèse moduliste (que je confonds ici avec celle du cerveau aveugle) le quale A' n'apparaît pas au moment où l'analyse cérébrale découvre la présence du chasseur. Mon cerveau a compris mais moi, je ne vois rien de changé et je n'ai pas compris. Je vois toujours le quale A. Je ne vais découvrir le quale A' qu'à la condition que l'activité A des modules corticaux se transforme en une activité A'.
Qu'aura de particulier l'activité A' ? Eh bien cela au moins : tous les modules corticaux qui font partie de la zone délimitée par la silhouette du chasseur vont avoir, au moins à la périphérie, une activité un peu différente, suffisamment en tout cas pour que la silhouette du chasseur soit délimitée et soulignée dans le quale constitué à la suite de la nouvelle activité A', de façon à constituer dans l'espace affectif un nouveau quale, le quale A'.
C'est cela que j'appelle le "processus de rétroaction". L'activité d'analyse modifie en fonction de ses résultats l'activité qui produit l'information à analyser, à savoir celle produite par l'activité des modules corticaux récepteurs de l'information rétinienne. Reste maintenant à montrer que cette activité de rétroaction, si elle est avérée, et je pense qu'elle l'est, peut servir d'argument à ma thèse moduliste.
Le fait qu'il y ait rétroaction ne contredit pas en lui-même l'hypothèse du cerveau voyant mais il la rend étrange. Si le cerveau voit à partir des informations qui lui sont données par les modules corticaux, pourquoi irait-il modifier ces informations au point peut-être de déformer sa vision ? De plus quelle nécessité de cette modification s'il n'a pas besoin d'elle pour voir ? Dans l'hypothèse connexionniste, le passage du quale A au quale A' nécessite nullement le passage de l'activité A des modules à l'activité A'. A partir du moment où j'ai compris que le facteur est dans le poirier, je le vois. A quoi bon alors la mise en oeuvre d'un processus qui n'aurait pour effet que de changer ma façon de voir ? Elle s'est déjà produite !
Dans l'hypothèse moduliste, cette rétroaction est, au contraire, un processus indispensable. Mon cerveau, aveugle, ne voit pas le facteur dans le poirier. Et comme dans l'espace affectif où se constitue le quale, il n'apparaît pas jusqu'alors, il faut que le quale connaisse une modification qui le fasse apparaître. Et cette modification ne peut se faire que par la modification des modulations dans les modules corticaux concernés.
Évidemment cette rétroaction s'effectue sur l'instant. Et il serait vain de vouloir distinguer dans l'hypothèse moduliste le moment où j'ai compris que le facteur était dans le poirier et le moment où je l'y ai vu. Seulement si, à chaque fois que je regardais la vignette ensuite, je voyais le chasseur d'abord alors que j'avais été longtemps la première fois avant de l'apercevoir, c'est bien que mes modules corticaux conservaient la mémoire d'une nécessaire adaptation pour la répétition de l'occurence. Cette mémoire-là s'est évanouie probablement. Et si je retombais sur la vignette, quoique je sache où se trouve le chasseur désormais, mon regard aura à le chercher encore...