Trêve de plaisanteries et suite de mon exposé. Or donc ...
(suite de ...)
Pas du tout puisque "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, III, 1280a). Or "il est évident que la Cité [polis] est du nombre des choses qui sont dans la nature [phusis], que l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug. On voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature [phusis], comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a).Bref, la Cité et le langage appartiennent à la nature humaine. Or, si l'âme est la forme du corps vivant en acte, alors la Cité et le langage sont les deux aspects spécifiques de l'âme humaine, c'est-à-dire sont les deux causes principales qui façonnent, qui modèlent la nature humaine. En ce sens, l'âme humaine n'informe pas seulement le corps humain en vue de vivre, mais aussi en vue de vivre bien, autrement dit, de vivre de manière vertueuse dans le sens où "l'homme vraiment vertueux [agathon] [...] sait toujours tirer des circonstances [tas tukhas] le meilleur parti possible, comme un bon général sait employer de la manière la plus utile au combat l'armée qu'il a sous ses ordres, comme le cordonnier sait faire la plus belle chaussure avec le cuir qu'on lui donne, comme font, chacun en leur genre, tous les autres artistes"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1101a). Donc, vivre bien, c'est, pour un corps humain, vivre de manière vertueuse ou encore, nous l'avons dit, en tirant le meilleur parti possible des occasions ("kaïroï") qui se présentent aléatoirement dans notre milieu politique. En effet, "le trait distinctif de l’homme excellent [est d'] être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu [aretè] et à son bonheur [eudaïmonia]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b). "Comme il convient", c'est-à-dire, comme le soulignera aussi Machiavel, que la vertu pratique par excellence, la forme parfaite d'un corps humain en acte, la conditio sine qua non du bonheur, c'est par-dessus tout la saisie intuitive du bon moment pour agir ("kaïros"), saisie aléatoire s'il en est, ainsi que le rappelle le terme italien pour kaïros, à savoir la fortuna. Dans deux de nos précédents articles nous avons donné le nom d'"éthique de la sérendipité" à la manière d'envisager l'existence sous cet aspect déterminant en tenant compte du caractère fondamentalement tragique de l'existence humaine. Or, ce que vise implicitement l'âme vertueuse, autrement dit sage, ce n'est rien d'autre que vivre heureux, tant il est vrai que "l’acte unique qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous appelons le bonheur [eudaïmonia]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1099b). En ce sens, paradoxalement, en raison du caractère tragique de l'existence humaine, le bonheur est quelque chose qui nous arrive par accident, comme le rappelle l'étymologie, tout en étant quelque chose que nous recherchons intentionnellement en tant que nous sommes des animaux politiques ou, ce qui revient au même, des animaux parlants : "le bonheur [eudaïmonia] est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu [psukhès energeïa kat' aretèn]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100b). On comprend donc en quoi c'est la Cité ou le langage qui vont guider l'âme vertueuse à travers la maîtrise ("connaissance") d'un certain nombre de principes (de "valeurs") enseignés par la Cité et véhiculés par le langage, à viser le juste ou l'injuste, l'efficace ou le nuisible, etc. On comprend aussi en quoi de tels objets non seulement inexistants, mais, de plus, hautement aléatoires, sont fonction d'une recherche pratique et non théorique consistant, non à décrire précisément ("observer") quand et comment le corps de l'agent entre en relation avec eux, mais à en ressentir sans observation le succès relatif, étant donné le contexte d'action. Dire que le bonheur est l'expression de cette vertu de l'âme que nous avons nommée excellence pratique ("phronèsis") et qui donne au corps humain sa forme la plus accomplie, c'est dire qu'une telle recherche est aussi difficile dans son déroulement qu'improbable quant à son terme. Voilà pourquoi, d'une part on peut sans difficulté parler du caractère anthropo-centré du lexique mentaliste, d'autre part Aristote, tout comme Spinoza ou Wittgenstein, est l'auteur d'une éthique et non d'une morale : une éthique est une manière de construire sa vie, une forme de vie, en l'orientant vers le bonheur, c'est-à-dire vers le succès d'une démarche parsemée d'embûches. Nous avons montré par ailleurs en quoi la pratique de la musique participe de la mise en œuvre d'une telle éthique, en quoi elle nous fournit un sentiment de gaieté tragique, donc une sorte de bonheur grâce à quoi, comme le dit Nietzsche, "en dépit de la terreur et de la pitié [que nous inspire notre existence], nous goûtons la félicité de vivre, non pas en tant qu'individus, mais en tant que la substance vivante, une, nous enveloppe dans sa joie créatrice"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvii). Il semblerait donc que le paradigme aristotélicien qui fait de l'âme la forme actuelle du corps vivant soit d'une grande pertinence. Le problème, cependant, c'est que ce paradigme en fait passer un autre, en quelque sorte en contrebande : l'idée que, si "la nature [phusis] d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme [morphè] qui est tirée de sa matière [hulè]"(Aristote, Physique, II, 193b), alors "la nature, comme nous disons, ne fait rien en vain"(Aristote, Politique, I, 1252d). En d'autres termes, le dualisme hylémorphique dont nous avons évalué le bien fondé se double d'un dualisme poïétotélique qui semble plutôt relever de la pensée magique. Concrètement, sauf à abonder dans le sens de l'idéologie libérale, nous ne voyons pas très bien pourquoi l'intentionnalité constitutive du mental devrait être réduite à un de ces cas particuliers, en l'occurrence la capacité à envisager rationnellement une fin en se donnant les moyens de l'atteindre. Ou bien, dit d'une autre manière encore, on ne voit pas pourquoi l'âme humaine (pour ne rien dire d'une éventuelle âme non-humaine) ne pourrait in-former le corps humain qu'en lui assignant le bonheur pour fin et l'éthique pour moyen de l'atteindre. En ce sens, nous allons, à présent, discuter la possibilité qu'existe une autre voie d'excellence pour l'âme en tant que forme et acte premier d'un corps vivant, une voie plus modeste qui ignore, précisément, l'injonction de viser le bonheur et que nous appellerons, faute de mieux "spiritualité".
Dans son roman Siddhartha, Hermann Hesse conte l'histoire d'un personnage éponyme, un jeune brahmane hindou qui abandonne les privilèges de sa caste pour se mettre, par idéalisme, à la recherche de la sagesse. Pour cela, en compagnie d'un ami, il se fait moine errant et mendiant. Au cours de ses pérégrinations, il rencontre le Gautama (Bouddha) qui lui enseigne sa doctrine consistant à combattre la souffrance existentielle en dissolvant son propre moi et en abolissant la tyrannie de ses désirs. Tout en rendant hommage au Maître, Siddhartha avoue néanmoins être déçu par cette doctrine : ce n'est pas tant la doctrine du Sublime qui l'intéresse que le cheminement personnel qui l'a conduit à la doctrine. Aussi décide-t-il d'accomplir seul ce cheminement en reprenant tout à zéro et en commençant par vivre pleinement la vie que sa jeunesse et son rang social lui autorisent. Une fois saturés de mondanités et de plaisirs, de vices et de débauche, il décide d'abandonner la civilisation et d'aller vivre au bord du fleuve. Il se fait alors passeur et n'aime plus rien tant que méditer en écoutant le "AUM" que font "les dix-mille voix du fleuve". Là il comprend que la sagesse consiste en la recherche de la paix intérieure plutôt qu'en la recherche du bonheur : "peu à peu se développait et mûrissait en Siddhartha la notion exacte de ce qu'était la sagesse proprement dite, qui avait été le but de ses longues recherches. Ce n'était, somme toute, qu'une prédisposition de l'âme, une capacité, un art mystérieux qui consistait à s'identifier à chaque instant de la vie avec l'idée de l'Unité, à sentir cette Unité partout, à s'en pénétrer comme les poumons de l'air qu'on respire"(Hesse, Siddhartha, iii, 3). Pour cet amoureux des sagesses orientales et, plus particulièrement, de l'hindouisme que fut Hermann Hesse, ce Bildungsroman n'est rien d'autre que le récit de la découverte par son personnage principal des fondements du Yoga. Si l'on se réfère, en effet, aux Yogas Sutras de Patanjali, "le yoga est la cessation de la fragmentation mentale"(Pantanjali, Yogas Sutras, i, 2), voulant dire par là que la recherche de la sagesse doit commencer, d'emblée, par un renoncement, une phase négative : l'arrêt ("nirodhah") de ce qui nous perturbe, de ce qui nous fait souffrir ("vritti"). Jean Bouchart d'Orval commente ainsi Patanjali en disant que le terme "mental" est un "concept pour décrire une suite d'actions, de réactions, d'impressions, d'émotions, de pensées et de sensations données qui n'ont de lien entre elles que le sentiment d'être ressenties par une entité particulière qui se désigne elle-même par le vocable "je" mais qui ne possède, en fait, aucune existence réelle"(in Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 5). Apparemment donc, pour Patanjali, le mental ("citta") est conçu exactement de la même manière que chez les empiristes classiques et à l'opposé des cartésiens ou des phénoménologues, c'est-à-dire comme essentiellement fractionné et non unitaire. Sauf que, chez les empiristes, le mental est présupposé en tant que réalité normale co-présente au corps, tandis que Patanjali en fait, d'emblée, la forme dissolvante ou pathologique, du corps. Bref, d'un côté on a un mental comme réalité fractionnée, de l'autre un fractionnement qui donne l'illusion d'une réalité distincte du corps. Car toute souffrance ("dukha") est souffrance d'un corps en tant qu'il est coupé de ce qui lui donne sa réalité. Donc, le mental, pour Patanjali, c'est le corps fractionné par "l'errance, l'égoïsme, l'attachement, l'aversion et la peur de la mort"(Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 3), autrement dit, par ce qui fait que notre corps vivant se coupe de son milieu, soit en ne se reliant à rien (errance), soit en se reliant à un objet unique (attachement), soit en n'entretenant de relation qu'avec soi-même (égoïsme), soit en anticipant sa propre dissolution (peur de la mort). Cette irréalité du mental fait encore songer à Pascal qui dit que "le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout, et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi, et veut se faire centre et corps lui-même"(Pascal, Pensées, B483). Or, pour Pascal, "la vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or, il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous : le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous"(Pascal, Pensées, B485). S'unir à Dieu, pour Pascal, c'est retrouver l'unité du soi véritable par la participation au corps mystique du Christ, c'est pourquoi il faut "se haïr", c'est-à-dire tâcher de se débarrasser de cela même qui fait souffrir le corps en le fractionnant. De même, pour Patanjali, "nous atteignons l'état de parfait samâdhi en nous abandonnant totalement au Divin"(Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 45). Ce que Bouchart d'Orval commente de la manière suivante : "l'abandon au Divin ne constitue pas un exercice délibéré ou volontaire […]. C'est le relâchement complet de toute emprise sur la rive du connu"(in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 45). Il ne s'agit donc pas, pour le yogi, de tendre intentionnellement vers le bonheur comme fin d'une recherche qui se donne des moyens aléatoires de l'atteindre. On voit en quoi la démarche yogique consistant, au contraire à se dé-tendre, à s'abandonner à ce qui, de toute façon, nous dépasse, tourne le dos à la philosophie aristotélicienne. Voilà sans doute le propre de ces pratiques que nous désignons, aujourd'hui, par le terme de "spiritualité" et qui se démarquent assez nettement des pratiques philosophiques ou théologiques occidentales fondées sur l'ontologie, sur la science de l'être réel (théorique) ou possible (pratique). Le problème qu'essaient de résoudre les spiritualités, c'est, pour le dire vite, l'extinction du désir comme abîme entre le moi-sujet et le non-moi-objet pour la raison que "en celui dont le mental s'attarde sur les objets des sens, il se forme un attachement à ces objets, de l'attachement naît le désir, du désir naît la colère […] et la colère conduit à l'égarement"(Bhagavad Gitâ, ii, 62-63). Il s'agit donc moins pour nous autres, humains, d'accomplir notre nature (phusis) en faisant extérieurement (sur des objets) ce qu'elle permet que de la laisser faire en nous (sans distinction du sujet et de l'objet).
(à suivre ...)