D'abord, je prends acte de ce que, dans le message auquel je réponds, vous quittez le terrain expérimental pour le domaine métaphysique.
Dans votre précédent message, vous affirmez une différence de nature, pas de degré, entre la "douleur physique" et la "souffrance psychique. Moi je comprends - peut-être à tort - une différence de substances.
Différence de nature n'implique pas, en effet, différence de substance. Dans une conférence donnée en 2019 (et relatée
in extenso dans le présent fil de discussion) je montre que toute l'histoire de la philosophie peut se résumer en une seule question : quel doit être le statut du dualisme corps/esprit ? Si la différence de substance est, de fait, la plus ancienne de ces conceptions dualistes, il y en a bien d'autres (différences de propriétés, différence de fonction, différence d'inhérence, voire, simple différence lexicale) qui permettent toutes de conclure à une différence de nature entre corps et esprit. Il en va de même s'agissant de la différence de nature entre douleur et souffrance dans laquelle rien ne nous oblige, donc, à voir une différence de substance.
La [substance] matérielle ou physique ou objective dans laquelle vous placeriez la douleur et l'immatérielle ou psychique ou subjective dans laquelle vous mettriez la souffrance. Et je vous dis que, pour moi, la douleur est immatérielle, psychique et subjective comme la souffrance.
Personnellement, et pour les raisons données dans la conférence sus-mentionnée et sur laquelle je ne reviens pas, je ne sais pas ce que c'est qu'une "substance immatérielle". Tout en étant résolument dualiste, je considère avec Aristote, Spinoza ou Wittgenstein qu'il n'existe qu'une sorte de substance, ce qu'on appelle aujourd'hui la matière/énergie. Je ne vois donc pas en quoi les réalités "psychiques" pourraient ne pas procéder de la matière et/ou de l'énergie. Libre à vous (quoique ce soit un peu étrange de la part d'un scientifique contemporain) de postuler (métaphysiquement) l'existence d'une tierce substance. Encore faut-il en justifier l'existence.
Maintenant vous considérez que ce qui est subjectif (et psychique et immatériel) n'est pas quantifiable et moi si. La douleur et même aussi la souffrance est quantifiable pour moi. Pour moi, le critère "être quantifiable" n'est pas distinctif des deux substances dont j'admets l'existence. Il y a pour moi dans la substance psychique des éléments proprement quantifiables que j'appelle les énergie psychiques. Cela n'empêche pas bien sûr qu'il y en ait d'autres proprement qualifiables. Il y a aussi dans la matière (la substance physique) des éléments qui sont qualifiables à côté d'autres propremnt quantifiables. A partir du moment où le critère de quantité est commun aux deux substances, on peut concevoir des expériences matérielles dont les mesures ont une pertinence pour parler de la réalité psychique qu'elles visent à appréhender.
Je ne considère pas que le subjectif soit immatériel (cf.
supra). Par ailleurs, le subjectif ne se réduit pas au psychique. Par définition, est "subjectif" tout ce qui, depuis Aristote, est assignable à un sujet grammatical. Par complémentarité, sera dit "objectif", tout ce qui concerne l'objet qui est donné au sujet, autrement dit un prédicat grammatical. En droit, n'importe quelle entité (et pas seulement une entité consciente, ni même une entité nécessairement vivante) peut donc se voir attribuer une "subjectivité" en ce sens, encore qu'on ait tendance (dans toutes les cultures et depuis la nuit des temps) à corréler très fortement subjectivité et intentionnalité, subjectivité et intériorité, voire subjectivité et conscience. Cela dit, depuis l'invention de la science expérimentale, on a tendance à privilégier ce qui est descriptible et quantifiable "objectivement", c'est-à-dire à ne prendre en considération que le phénomène visible et expérimentable (le prédicat grammatical, la "fonction" diront Frege ou Deleuze) et à laisser tomber la notion traditionnelle de sujet grammatical source de ce genre de difficultés métaphysiques auxquelles la science entend tourner le dos.
En toute rigueur, un ressenti (pensée, sensation, sentiment, émotion, etc.) ne peut donc être qualifié de "subjectif" que s'il est en position de sujet grammatical (c'est le cas de " ma douleur" dans "ma douleur est une névralgie dentaire"). Cela dit, même en étant "subjectif", un ressenti possède des propriétés descriptibles (donc quantifiables et expérimentables) et d'autres qui ne le sont pas. Prenons, par exemple, le sentiment du "moi". En ce qui concerne le cas particulier de l'être humain, comme le souligne Wittgenstein, "
il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet. [Ainsi] si l’utilisation de ‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur ; [en revanche] s’il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible [car] ce que je veux dire par ‘je’, c’est quelque chose que personne ne peut voir"(Wittgenstein,
le Cahier Bleu, 66-67). Concrètement : si je dis "je mesure 1,85 m", le "je" (le "moi") se voit attribuer la propriété descriptible de mesurer 1,85 m (comme c'est susceptible d'erreur, c'est quantifiable et vérifiable). Mais si je dis "j'ai mal aux dents", ça se complique terriblement. Là, le sentiment du "moi" se voit attribuer la propriété d'avoir mal aux dents. Cette propriété est, partiellement descriptible et expérimentable (donc quantifiable). Sinon, comment aurais-je bien pu apprendre à prononcer une telle phrase avec pertinence (accessoirement, comment le dentiste pourrait-il me soigner si ma douleur n'était pas corrélée à des symptômes) ? "
Comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur"(Wittgenstein,
Recherches Philosophiques, §244). Mais la propriété d'avoir mal aux dents possède aussi un aspect indescriptible. C'est là que se situe la distinction (qui n'a pas à être présupposée substantielle) entre douleur et souffrance : on quitte les aspects cliniques et biologiques de la douleur pour rejoindre la souffrance psychique comme "effet que ça fait" ("
what it's like") au seul organisme qui l'éprouve d'avoir mal aux dents. En ce sens, la souffrance, distincte désormais de la douleur, est un
quale, événement irréductiblement privé, indescriptible, inquantifiable, inexpérimentable (ce que je suis le seul à éprouver ne peut être qualifié d'expérience, par définition reproductible et constatable publiquement) et, à la limite, ineffable (Enée ne parle-t-il pas à Didon d'une "indicible douleur" lorsque la reine lui demande d'évoquer la fuite de Troie en flammes ?).
D'où :
- plutôt que d'"objectif/subjectif", mieux vaudrait parler de ce qui est publiquement descriptible car quantifiable et donc scientifiquement expérimentable par opposition à ce qui ne l'est pas (un événement qualitatif, privé, indescriptible, inexpérimentable, voire indicible)
- quelle que soit la terminologie adoptée, l'adoption d'une ligne de démarcation entre les deux jeux de langages bien distincts (le jeu de langage "physicaliste" et le jeu de langage "mentaliste") relève d'une option métaphysique et non d'une démarche expérimentale.
On peut qualifier ces expériences de "métaphysiques". On peut aussi ne pas les qualifier ainsi. Ce n'est pas le problème.
Ce n'est pas un problème pour le scientifique, en effet, puisqu'il procède hypothético-déductivement. Dès lors, l'importance des catégories est, pour lui, tout à fait secondaire. Mais ça le devient pour le philosophe qui opère en sens inverse du scientifique afin de tester la consistance et les présupposés de son raisonnement. Or il n'y a pas d'"expérience métaphysique" dans la mesure où une option métaphysique se postule en amont de toute expérience possible, comme le montre Kant. C'est là, justement, la partie "aveugle", l'"angle mort" de la démarche scientifique. Raison pour laquelle la science gagne à être éclairée par la philosophie (de même, bien entendu, que, comme l'expliquent Bachelard ou Russell, la philosophie gagne à s'imprégner de la rigueur méthodologique de la science, des mathématiques et de la logique).