Je suppose a priori comme tous les scientifiques qu’il existe un mécanisme physiologique et physico-chimique que l’on ne rencontre que chez les êtres vivants mais pas chez tous et qui est susceptible de produire des états de conscience.
Comme je l'explique dans mon article
Mise au point sur les Notions d'Hypothèse et de Modèle Explicatif, tous les scientifiques sont loin d'adopter le paradigme du fonctionnement mécanique des phénomènes naturels en terme de chemin causal isolable et identifiable qui conduirait continûment d'une cause efficiente à un effet expérimentable. La recherche fondamentale en astrophysique et en physique quantique, notamment, se sont débarrassées avec profit de ce modèle étroit. Cependant, le modèle mécaniste reste très en vogue dans les macro-sciences, c'est-à-dire dans les sciences des objets à taille humaine concernés par des applications technologiques, tout particulièrement, dans la biologie, laquelle est intimement liée à la technique médicale. Dès lors, supposer (comme certains scientifiques et non pas comme tous) "
qu'il existe un mécanisme physiologique et physico-chimique que l'on ne rencontre que chez les êtres vivants mais pas tous et qui est susceptible de produire des états de conscience" s'expose inévitablement à trois objections :
- l'objection la plus fondamentale vise l'adoption du modèle mécaniste destiné à expliquer comment des "états de conscience" sont "produits" (ce sont vos termes) comme procédant d'une option métaphysique
a priori (c'est encore votre expression) qui n'est pas du tout absurde en soi mais qui, dans le cadre d'une communication faite sur un forum de philosophie, mériterait quelques justifications sinon quelques éclaircissements
- une autre objection est dirigée contre la restriction "chez les êtres vivants mais pas tous" qui, elle aussi, ne peut qu'être le résultat d'un parti pris
a priori, donc, encore une fois, d'une option métaphysique sur laquelle nous serions en droit de souhaiter quelques approfondissements
- une dernière objection concerne l'emploi de la conjonction "et" dans l'expression "mécanisme physiologique et physico-chimique", car, non seulement on ne comprend pas bien pourquoi les deux plans (le physiologique et le physico-chimique) devraient,
a priori, être disjoints, mais on aurait au contraire tendance à considérer qu'il n'y a, entre ces deux plans, qu'une simple différence d'échelle.
Comme ces états de conscience sont au minimum des états affectifs constitués de plaisir ou de douleur (le plaisir est, selon le Robert, un « état affectif fondamental », « un des deux pôles de la vie affective), il faut que le mécanisme idoine puisse engendrer de tels états.
En disant "comme ces états de conscience sont au minimum des états affectifs constitués de plaisir ou de douleur", vous semblez tenir pour acquis
- que les "états de conscience" sont des phénomènes complexes incluant, entre autres ("au minimum"), des "états affectifs"
- que les "états affectifs" sont eux-mêmes des assemblages complexes de constituants plus élémentaires, à savoir, d'un dosage à proportions variables de douleur et de plaisir.
De là surgissent deux difficultés :
- qu'y a-t-il d'autre que des états affectifs "dans" les états de conscience ? ceci vaut-il pour
tous les êtres vivants dotés du "mécanisme physiologique et physico-chimique" sus-mentionné ?
- en admettant la définition du Robert (je ne suis pas sûr que la recherche scientifique progresserait beaucoup si elle se contentait des définitions de notions données par les dictionnaires populaires, mais bon ...) selon laquelle plaisir et douleur sont bien des "pôles" de la vie affective, entre ces deux pôles il doit exister toute une palette de dégradés permettant de passer de l'un à l'autre, un peu comme l'on passe du blanc (toutes les fréquences lumineuses) au noir (aucune fréquence) moyennant toutes les couleurs du spectre visible ; pourquoi donc limiter la vie affective du vivant à ces deux seuls pôles (entre parenthèses, c'est exactement ce que fait la psychanalyse) ?
Admettons à présent que vos recherches vous autorisent à
induire l’existence de plaisir ou de douleur chez des animaux primitifs doués de mouvement autonome dans leur façon de réagir par le rapprochement ou la fuite à la détection de diverses substances. La détection de ces substances et le comportement qu’elles engendrent apparaissent nécessairement liés à l’existence de neurones sensoriels (à distinguer des neurones moteurs). Chez le nématode, ces neurones sensoriels sont au nombre d’environ 30 . Toujours chez le nématode, on en trouve deux paires qui induisent le type de comportement face à la détection particulière, c’est à dire le rapprochement ou la fuite, et donc, avec l’attirance ou la répulsion, le bien-être ou le mal-être supposés.
Comment passe-t-on du constat et de l'induction qui lui fait suite à la "déduction" (déjà, comment passe-t-on, formellement, d'une induction à une déduction ??) que
1 - Les neurones font nécessairement partie de l’appareil physiologique et physico-chimique à l’oeuvre dans la production de la conscience
2 - Le nombre de neurones nécessaires à cette production ne peut être inférieur à quatre
En d'autres termes, comment passe-t-on de la présence d'un état affectif réduit à la seule présence élémentaire de plaisir ou de douleur comme marqueur irréfragable du vivant (de
tout être vivant) à la "production" (ce sont vos termes) de la conscience ? A moins que "état affectif élémentaire" et "conscience" ne soient synonymes, ce qui contredirait la prémisse de votre raisonnement selon laquelle les "états affectifs" sont des constituants des "états de conscience". Bref, pour passer du constat objectif de l'existence d'un état affectif à la simple conjecture d'un état de conscience sous-jacent, peut-on faire l'économie d'un saut métaphysique purement arbitraire ?
Deux autres questions : lorsque vous dites "
les neurones font
nécessairement partie de l'appareil physiologique etc.", de quels neurones s'agit-il ? et pourquoi l'adverbe "nécessairement" (= "il ne peut pas en être autrement") ?
Je ne m’intéresse qu’aux états premiers, primitifs de la conscience et donc aux états premiers de plaisir de douleur, de bien-être ou de mal être.
Soit.
L’état actuel de ma conscience n’est pour moi que la résultante d’une immense et complexe combinaison de ces états premiers. Il est évident que chacun de ces états entrant dans une combinaison ne peut plus être perçu immédiatement en tant que tel. J’ai naguère montré que je ne pouvais avoir la sensation de l’orange sans que la sensation du rouge et du jaune n’entrent dans l’état de conscience particulier à la sensation de cette couleur. [...]
Pour ce qui est du plaisir et de la douleur, ils ne sauraient non plus être inconscients. Plaisir et douleur cessent quand ils sont inconscients. Cela ne veut pas dire bien sûr que toutes les causes existant dans le sentiment du plaisir ou de la douleur sont immédiatement accessibles à la conscience. Lorsque ma langue passe avec délectation sur les sphères roses d’un cornet de glace à la fraise, il peut entrer dans l’intensité du plaisir que je ressens une cause que ma naïve innocence ignore. Les causes peuvent être en partie inconscientes mais le plaisir, lui, est totalement conscient
Si je vous comprends bien, mes états de conscience sont "digitalisables", c'est-à-dire composés, un peu comme les images numériques, de pixels élémentaires (le plaisir et la douleur), de telle sorte que
- si je ne me rends pas bien compte de tous mes contenus de conscience, c'est que ma conscience est, en quelque sorte, un peu myope, pourquoi pas ? mais vous rendez-vous compte de ce que nous sommes passés, subrepticement, des états de conscience comme faits objectifs (ou objectivables
via le constat d'une modulation des "pôles affectifs" que constituent le plaisir et la douleur) pour autrui à des états de conscience comme effets subjectifs pour moi-même (c'est vous-même, d'ailleurs, qui employez ici, et pour la première fois, "ma", "moi", "je") ? bref, vous rendez-vous compte que nous sautons sans crier gare de Dehaene à Nagel ?
- si je parvenais à les décomposer par quelque moyen que ce soit,
in fine, je ne "verrais" dans ma conscience que du plaisir et de la douleur, ce qui, en soi, n'est pas dramatique ; seulement voilà : si c'est "inconsciemment" que je dois percevoir la cause "jaune"
et la cause "rouge" pour avoir la "conscience" de l'effet "orange" (inconsciemment, puisque, vous le dites vous-même, il n'est pas nécessaire que "
toutes les causes existant dans le sentiment du plaisir ou de la douleur so[ie]nt immédiatement accessibles à la conscience"), de même, si c'est "inconsciemment" que je dois percevoir chacune des fragrances olfactives et gustatives de mon cornet de glace pour en retirer un plaisir "conscient", alors, d'une part le plaisir existe aussi comme effet et n'est donc plus une cause élémentaire, et, d'autre part, il existe manifestement des plaisirs (et sans doute aussi des douleurs) inconscientes, ce qui est contradictoire avec ce que vous affirmez lorsque vous dites : "
pour ce qui est du plaisir et de la douleur, ils ne sauraient non plus être inconscients. Plaisir et douleur cessent quand ils sont inconscients".
Donc s’ils [chacun de ces états entrant dans une combinaison] entrent dans cet état de conscience ils ne sont point inconscients.
Donc si vous inscrivez des cercles
dans un triangle, vos cercles sont triangulaires (j'espère que vous comprenez les limites du type de raisonnement mécaniste qui est le vôtre - et celui du sieur Dehaene - depuis le début : les états de conscience sont-ils
dans la conscience au sens où les allumettes sont
dans la boîte d'allumettes ?) !
Je puis marcher sur des charbons ardents avec le sourire. Mais l’intensité de l’effort que je produirai alors témoigne assurément mieux que tout de la réalité énergétique et psychique de la douleur ressentie.
Si le sourire peut, indistinctement, être symptôme de contentement ou bien de souffrance, alors :
- quel est, pour l'être vivant qui en est doté, l'avantage adaptatif sélectionné par l'évolution, d'une certaine configuration des traits du visage plutôt qu'une autre ?
- dans la mesure où, par définition de ce qu'est une "cause", les mêmes causes produisent les mêmes effets, le sourire (ou le rictus de souffrance) ne sont plus alors des effets causaux, mais des phénomènes intentionnels ; or, comme les phénomènes intentionnels sont des états de conscience (ou des états affectifs), cela prouverait qu'il y a des états de conscience (ou des états affectifs) non réductibles à des agencements mécaniques de plaisir et de douleur
- et, surtout, rien ne vous empêche de soupçonner la statue souriante du Bouddha d'exprimer le plus profond désarroi ni l'image de la passion du Christ de manifester la plus extrême jouissance (ce qu'aucune interprétation psychanalytique n'a jamais osé se permettre).
En tout cas, comme disait l'autre, "merci pour ce moment" !