Avant de vous répondre en détail, je me permets de poster le dernier "épisode" de ma réfutation philosophique du scientisme en matière de conception de la conscience à travers une certaine forme de réhabilitation du dualisme corps/esprit.
(donc, suite et fin de ...)
Certes, les spiritualités, en particulier la pratique du yoga, partagent avec toutes les conceptions philosophiques l'idée que le bien-être du corps propre de l'agent est une conséquence plus ou moins immédiate de la manière avec laquelle il se relie à son environnement. Et ce, pour la raison que le corps vivant reste une matière infiniment déformable (ou in-formable) que la spécificité humaine rend, en un certain sens, déformable (ou in-formable) de "l'intérieur". Dès lors, dans tous les cas, la réalisation de la vertu, l'excellence, le divin, c'est le soi authentique. Or, dans le yoga comme chez Pascal, "s'abandonner au divin ne signifie pas s'abandonner à un autre être, mais bel et bien s'abandonner au seul être, à son être"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 45), ce que les yogis appellent "atman". Donc l'"être" en question n'est pas transcendant, c'est-à-dire séparé du corps, mais immanent au corps. Voilà pourquoi, comme chez Aristote, Pascal ou Spinoza, le but de la quête spirituelle est à comprendre comme l'expression et non pas la récompense de l'excellence : il n'est pas "donné par" l'être divin mais "à (com-)prendre dans" l'être divin. Plus encore, comme chez Pascal, et contrairement à Aristote ou Spinoza, et même Wittgenstein ou Bourdieu, cette quête de la sagesse spirituelle ne consiste pas en la recherche active et positive d'une vertu, mais en l'abandon, le relâchement, le lâcher-prise (ce que les jazzmen appellent le being cool) à l'égard de ce qui nous perturbe, à savoir, la fragmentation mentale. En effet, dans la mesure où "tout mental est une création de l'ego"(Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 4), l'esprit ("purucha") incline donc, par nature, à se départir du mental, à se débarrasser du moi pour s'atteindre soi. Il y a donc, chez Patanjali, un double dualisme, si l'on peut dire : un dualisme primitif corps-mental, c'est-à-dire corps-forme pathologique du corps, et un dualisme raffiné corps-esprit, c'est-à-dire corps-forme accomplie du corps qui suppose une ascèse ("samyama"). Finalement, l'histoire de Siddhartha n'est que le récit du passage réussi d'un dualisme à l'autre. Mais ce que Siddartha accomplit, en quelque sorte, spontanément, les spiritualités, et, en particulier, le yoga, proposent des exercices ("yâmas") pour laisser le corps prendre la forme du "samâdhi" qui est sa forme authentique et excellente qu'il n'aurait jamais abandonnée, n'eussent été ces perturbations mentales qui l'accablent. Nous en citerons deux exemples : la méditation ("dhyâna") et la respiration ("prânâyâma"). Par le premier exercice, le pratiquant s'évertue à ne plus penser, donc à ne plus pratiquer cette division sujet/objet qui le coupe du tout dont il fait partie : "seule la méditation dissout cette idée que nous sommes une entité séparée, un ego, un mental"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 6). À travers le second, il contient et maîtrise son souffle, lequel est à la fois symboliquement et matériellement le vecteur non seulement de la vie mais aussi de la vie bonne au sens d'Aristote. Symboliquement en ce que "le mot hébreu rouha, le grec pneuma et le latin spiritus désignent tout à la fois le souffle et l'esprit"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 49). Matériellement en ce que, si une respiration courte, désordonnée, irrégulière est irrécusablement le signe de ces troubles que le yoga a pour finalité d'éliminer, à l'inverse, l'aisance respiratoire est toujours la preuve de la santé et de la maîtrise. Rien d'étonnant alors que cette maîtrise s'éprouve tout particulièrement dans le chant et que, par le "mantra" AUM, le pratiquant ne fasse rien d'autre que prêter à son souffle la forme du divin : "on l'évoque par le son sacré AUM"(Pantanjali, Yogas Sutras, i, 27). Pour tous ces exercices, il convient que "l'assise soit stable et facile"(Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 46), dans la mesure où "quand tout va bien dans le corps, quand il n'y a rien à signaler, il n'envoie aucun signal et le relâchement s'installe […]. L'assise parfaite est celle de l'être sans effort, de l'être libéré de toute contrainte"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 46). Ainsi, l'enjeu de l'assise ("âsana") est-il, comme celui de la méditation ("dhyâna") ou de la respiration ("prânâyâma"), symbolique (la stabilité, voire l'immobilité, comme image de l'éternité) autant que matériel (la stabilité, a fortiori l'immobilité, comme négation du déséquilibre). Si, maintenant, nous donnons le nom de "sagesse" à la pratique de la spiritualité telle que nous essayons de la circonscrire, nous comprenons en quoi la sagesse orientale est à la fois proche et éloignée d'une éthique au sens occidental de ce terme. Proche en ce que l'esprit demeure, dans les deux cas, la forme et la réalisation éminente d'un corps vivant. Éloignée en ce que l'esprit reste, pour la spiritualité orientale, une sorte de principe de moindre action, autrement dit une tendance à minimiser l'énergie dépensée ou, ce qui revient au même, maximiser l'énergie accumulée par le corps, dans l'instant. C'est de cette manière que les corps inertes luttent contre l'entropie, tandis que les corps vivants, nous l'avons dit, essaient de résoudre les problèmes que leur pose cette lutte sur un terme d'autant plus long et avec une quantité d'informations d'autant plus importante qu'ils sont plus complexes. Les spiritualités confirment donc tout à la fois Freud pour qui tout vivant tend à "rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie [...]. Aussi, tout ce qui vit retourne à l’état inorganique"(Freud, Essais de Psychanalyse) et Nietzsche pour qui "l'esprit le plus profond doit être également le plus léger"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xiv) c'est-à-dire rendre le corps "léger comme le coton"(Pantanjali, Yogas Sutras, iii, 42) par le fait que "les énergies fondamentales […] retournent à leur état latent originel"(Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 34). Dès lors, être sage, c'est (tendre à) manifester une vertu de l'esprit propre à la forme la plus accomplie ("svarupe" qui signifie "forme propre" autant que "couleur propre") du corps en acte qui ne s'apprécie plus à l'aune de la recherche aléatoire du bonheur comme c'est le cas pour les éthiques philosophiques, mais à l'aune de la paix ("shanti", "vairâgya"), autrement dit, de l'extinction ("nirvâna") des désirs dont le premier, le principal et le plus problématique est le désir d'être ce que l'on n'est pas. Car "toutes les existences obéissent à leur nature ["dharma"]. À quoi bon la forcer ? Même l'homme qui sait agit selon sa propre nature"(Bhagavad-Gîtâ, iii, 33).
Les grandes philosophies dualistes s'illusionnent donc tout autant que les prétendues philosophies monistes. Celles-ci parce qu'elles montrent toujours le contraire de ce qu'elles disent, incapables qu'elles sont d'éliminer l'idiome mentaliste quand bien même elles entendent le réduire à une simple manière de parler. Celles-là parce que, obnubilées par l'ontologie, elles traitent l'âme et le corps comme des choses hétérogènes (des substances) dont la rencontre et la coexistence sont aussi accidentelles que mystérieuses. Or, tournant le dos à l'impasse ontologique (substantialiste), nous pensons avoir donné suffisamment d'arguments tirés de la phénoménologie, de l'éthologie et de la physiologie pour être autorisés à conclure que le dualisme corps-esprit est une nécessité au sens logique du terme : il ne peut pas en être autrement parce que l'âme est une propriété interne ou immanente du corps vivant et vice versa. L'esprit (ou l'âme ou, en général, tout terme mentaliste) est le nom que l'on donne à la forme actuelle du corps, sinon dans le cas de tous les corps vivants, du moins dans celui des corps humains. N'impliquant aucun parti pris ontologique, notre point de vue fait droit, au contraire, à ce grand invariant anthropologique selon lequel la forme d'un corps vivant, en particulier celle d'un corps humain, est une réalité qui dépend de la nature des relations qu'il entretient avec son bio-(socio-)tope. Une preuve de la pertinence de ce point de vue est sans doute sa compatibilité à la fois avec la conception d'une nature humaine tournée vers la maîtrise de la nature et la recherche éthique du bonheur qui est celle des philosophies occidentales, et en même temps avec la conception d'une humanité dont procèdent les sagesses orientales et qui fait de la correspondance de chacun(e) avec LA et avec SA nature à travers la maîtrise des désirs, la condition de la paix et de l'équanimité.