je ne peux mieux faire que de vous renvoyer d'abord à un passage de mon intro au modulisme
Y a-t-il une (des) différence(s) entre votre modulisme et le modularisme de Chomsky et Fodor et si oui la (les)quelle(s) ?
L'activité des neurones est de deux types. Un premier qui consiste à transmettre ou non à d'autres neurones par l'intermédiaire des synapses et par la voie des axones des potentiels d'action qui seront ainsi redirigés, multipliés ou inhibés selon un certain algorithme.
Êtes-vous sûr que le terme "algorithme" soit le plus approprié pour décrire des phénomènes biologiques (les algorithmes dits "génétiques" imitent les phénomènes biologiques de sélection, de mutation et de cross-over, mais ils sont le produit de l'intelligence humaine et non de l'évolution naturelle) ?
Un second dont la fonction n'a jamais fait l'objet d'études approfondies consiste à osciller. En effet, quand le neurone décharge, il le fait par une série de polarisations et de dépolarisations selon une certaine fréquence, chaque cycle de polarisation/dépolarisation correspondant à l'envoi d'un potentiel d'action. Aussi les potentiels d'action sont émis selon une certaine fréquence de décharge qui peut varier de quelques décharges par seconde à plusieurs centaines. Cette oscillation électrique des neurones se transmet bien sûr au champ magnétique local et contribue à faire fluctuer son intensité (4). C'est cette fluctuation du champ magnétique induit par l'oscillation des neurones que prend principalement en compte le modulisme.
Êtes-vous sûr que la transmission des potentiels d'action (= de l'influx nerveux) des neurones du "premier type" dont vous parlez supra ne se produit pas selon une alternance de dépolarisation et de repolarisation ? Êtes-vous sûr que le fonctionnement de ces neurones "n'a jamais fait l'objet d'études approfondies" ?
L'idée essentielle est alors qu'il y a toujours combinaison des rythmes de fréquence d'oscillation des neurones activés lors de la réception d'un stimulus pour produire une modulation du champ particulière à ce stimulus. Cette modulation engendrerait une "onde d'action affective" d'une amplitude plus ou moins grande. Et selon la hauteur de cette amplitude serait produit un affect en fonction du rang qu'il occupe sur la gamme d'affects mis en jeu.
Soit. Et c'est évidemment le cœur de NOTRE désaccord avec Dehaene et autres cognitivistes qui, effectivement, éliminent toute dimension affective des processus mentaux au motif que la notion d'affects
- est un vestige d'une forme de pensée archaïque, voire magique
- n'est pas définissable en termes de contenus objectivement quantifiables.
Cela dit, la question que je pose, c'est de savoir si la voie qui est la vôtre, celle de la quantification objective des potentiels d'action "affectifs" ne conduit pas, sinon à éliminer a priori tout contenu affectif (ce que vous ne faites pas, par hypothèse), mais à l'éliminer a posteriori ? En d'autres termes, est-ce que votre méthodologie d'exploration des affects, à défaut d'être éliminationniste, n'est pas réductionniste en ce qu'elle réduit l'état affectif privé de l'organisme qui le ressent à un phénomène soi-disant objectif et public (je me rappellerai toujours cette dermatologue qui m'avait anesthésié localement pour un banal prélèvement de peau et qui s'est crue autorisée, alors que cependant je hurlais de douleur, à me faire remarquer que je ne pouvais pas avoir mal étant donné les précautions qu'elle avait prises !) ? C'est la raison pour laquelle, il m'a semblé, d'emblée, que la meilleure (je ne dis pas la seule) réplique contre le coup de force conceptuel d'un soi-disant "code de la conscience" était une philosophie des qualia c'est-à-dire une conception irréductiblement qualitativiste (quel effet cela fait à l'organisme qui les éprouve) et non quantitativiste (quel effet cela fait à l'observateur qui les expérimente) des affects.
On peut considérer qu'il y a une gamme d'affects primaires de couleur qui ne comporte que trois éléments ainsi disposés de bas en haut: 1-le rouge 2-le jaune 3-le bleu. Lorsque la couleur rouge envahit l'écran et, par suite, notre rétine, le message transmis par le nerf optique engendrerait dans le cortex visuel primaire une combinaison d'oscillations particulière qui se reproduirait par périodes d'environ 20 millisecondes. Cette combinaison engendrerait une onde d'action affective pour la production d'affect de couleur d'amplitude 1. Aussitôt, pour cette seule raison, la couleur rouge pénètrerait notre champ de conscience. Évidemment, si on considère que l'ouverture minimale de notre champ de conscience est de 40 millisecondes, il faut au moins deux périodes de modulation pour que nous voyons la couleur rouge.
Ce que vous dites là est très problématique :
- parce que vous réduisez la perception globale (disons, d'une tache rouge) à "une combinaison d'oscillations" (ce sont vos termes), autrement dit à une succession (à moins que ce ne soit à une coexistence) d'événements élémentaires (les oscillations du champ magnétique constitutives du potentiel d'action) qui, à supposer qu'ils soient nécessaires à l'affect de "rouge", ne sauraient être suffisants (cf. ICI l'expérience de la grenouille qui n'est affectée par la perception de ses proies que si et seulement si elles sont en mouvement)
- parce que votre modèle mécaniste est monotone et uni-directionnel, il est orienté de l'émergence de stimuli élémentaires vers l'engendrement d'un composé affectif sans aucune espèce d'interférence possible sur la chaîne causale, alors qu'on se doute bien que la mémoire ou la présence de signes ou de signaux périphériques doivent potentialiser ou, au contraire, inhiber, l'affection du sujet par la tache rouge (la psychanalyse est friande de ces "petits détails sans importance" qui nous rendent hyper-sensibles ou, à l'inverse, insensibles à certains événements qui devraient nous affecter)
- enfin parce que, subrepticement, vous sautez de la notion d'affect (que vous avez clairement défini supra) à celle de conscience sans nous dire si la conscience c'est l'affect et rien d'autre (auquel cas, pourquoi changer de terme ?) ou si, plus vraisemblablement, le "champ de conscience", en ce qu'il se laisse "pénétrer" par la couleur rouge (ce sont vos termes), inclut le champ affectif (auquel cas, il est de la plus haute importance de définir ce que vous entendez par "conscience").
On aura sans doute compris que le processus que j'évoque là est tout à fait analogue à celui de la réception des ondes électromagnétiques par les postes de radio ou de télévision analogique. Pour ce qui est du poste de radio, on peut comprendre comment se fait le passage de l'onde électromagnétique au signal électrique d'intensité modulée, puis à l'onde sonore. Mais pour la conscience humaine, rien ne permet de comprendre le passage d'une onde (celle qui serait produite par une combinaison d'oscillations de neurones activés) aux qualia des sensations. Dans la première partie de mon article : "La conscience disparue", j'évoquais la nécessité pour la science, si elle entend parler effectivement de la conscience, de ne pas considérer comme acquise la connaissance de la nature et des propriétés de la substance matérielle, "d'admettre qu'il puisse exister dans les êtres vivants pourvus de neurones un système matériel d'une configuration encore inconnue et qui serait seul apte à faire apparaître à l'état d'affects premiers cette substance psychique hors de laquelle la conscience ne peut avoir réalité."
Il est manifeste que vous avez conscience (c'est le cas de le dire) d'une tension entre la portée et les limites de votre méthodologie, et votre effort pour (ré-)intégrer les affects comme une dimension inéliminable du vivant. Et, effectivement, la comparaison avec la réception des ondes hertziennes par les appareils de radio ou de télévision analogiques (mais la problématique est-elle différente si l'on passe des images analogiques aux images digitales ?) est éclairante bien qu'elle n'aille pas au bout du raisonnement (à savoir : comment passe-t-on de la production mécanique d'un signal analogique -ou digital- à sa réception biologique en terme d'affect, par exemple de telle ou telle couleur ?). Cela dit, il me semble que vous vous fourvoyez encore une fois lorsque vous évoquez, afin de résoudre cette difficulté, la nécessité "d'admettre qu'il puisse exister dans les êtres vivants pourvus de neurones un système matériel d'une configuration encore inconnue et qui serait seul apte à faire apparaître à l'état d'affects premiers cette substance psychique hors de laquelle la conscience ne peut avoir réalité". Car, si tel devait être le cas, vous donneriez raison aux cognitivistes qui prétendent que la persistance de l'idiome mentaliste dans le langage courant est dû à l'ignorance d'un mécanisme subtil pas encore découvert mais qui est, en droit et à terme, parfaitement objectivable. A moins que, par "substance psychique", vous entendiez, à l'instar de Descartes, une res cogitans de nature totalement différente de la res extensa (la "substance matérielle") quoique fonctionnant sur le même modèle mécanique qu'elle (cf. Traité des Passions).
A partir du moment où l'existence de neurones est nécessaire pour moi à l'apparition de la conscience (comme elle l'est d’ailleurs pour tous les connexionnistes et pour Dehaene en particulier), les êtres vivants dépourvus de neurones ne peuvent être conscients.
Soit.
On distingue au moins pour les invertébrés dont le nématode fait partie trois types de neurones :
1-les neurones moteurs ou motoneurones, cellules nerveuses qui sont directement connectées à une fibre musculaire et commandent sa contraction.
2- les neurones sensoriels ou sensitifs qui jouent un rôle dans la perception du stimulus.
3- les neurones "affectifs" (ce terme est de moi tout simplement parce que je n'ai pas trouvé de terme générique qui conviendrait) qui jouent un rôle pour décider du caractère attractif ou répulsif du stimulus.
Cette trichotomie est intéressante (elle rappelle à la fois celle d'Aristote et celle de Fodor). Cependant, au vu de votre nomenclature, je me demande dans quelle mesure il est pertinent de dissocier les "neurones sensoriels" et les "neurones affectifs". Comme le souligne Spinoza, on imagine mal un organisme qui percevrait un quelconque trait de son environnement sans être, ipso facto, affecté en quelque façon par lui.
A partir de là, voilà comment j'ai évoqué la création d'états de conscience affective chez le plus simple animalcule que je connaisse : le nématode :
"....l’absence d’une seule paire de neurones suffit à empêcher notre ver de fuir la mauvaise substance. Pourvu de ces deux neurones AWB le nématode C. Elegans fuit la concentration de quinine. Si on détruit ces deux neurones par une intervention au laser, il ne la fuit plus.
Les deux neurones AWB ne se baladent pas dans le corps du nématode comme des électrons libres. Ils sont reliés à des détecteurs, à d’autres neurones chimiosensoriels, à des « bras musculaires » qui permettent le mouvement, ils sont intégrés à tout un réseau de connexions et les potentiels d’action libérés par leur activité dans le réseau peuvent apparaître comme la cause effective des mouvements de fuite du ver. A ce moment-là on fait l’impasse sur le malaise ressenti par l’animal ou on considère ce dernier ainsi que le font élégamment les connexionnistes comme une réalité émergente des processus bio-chimiques en œuvre.
En revanche, si on se place dans l’hypothèse moduliste que j’ai déjà présentée ailleurs, on admet que l’activité oscillatoire des neurones AWB produit une modulation du champ magnétique telle qu’elle provoque dans une structure de l’animal sensible à cette modulation un ressenti douloureux d’une intensité donnée. Et ce serait l’énergie de ce ressenti qui serait la cause de la fuite du nématode, sachant que, si l’activité des deux neurones qui provoquent ce ressenti n’existait pas, la fuite de l’animal n’aurait pas lieu.
S’il existe chez C Elegans une paire de neurones pour sentir les composés répulsifs, il en existe une autre pour sentir les composés attractifs, les deux neurones AWA. Les neurones AWA occupent une place différente dans le réseau sensorimoteur de celle des neurones AWB. Cette différence de la place de chaque paire permet d’admettre facilement que leur activité produise un effet différent, opposé en l’occurrence. Si l’on veut que cet effet comportemental opposé (attraction au lieu de fuite) s’accompagne d’un ressenti opposé dans le cadre de l’hypothèse moduliste, il faut nécessairement que les deux neurones « attractifs » ne déchargent pas de la même façon que les deux neurones « répulsifs » afin que la modulation du champ soit différente."
Donc à la question que vous posiez : "quels sont les vivants qui ne sont pas dotés de conscience ?" je ne peux que répondre dans le cadre de mon hypothèse, métaphysique si vous voulez, les vivants qui n'ont pas au moins quatre neurones "affectifs" semblables aux deux de type AWA et aux deux de type AWB chez le nématode c elegans.
Voilà qui est parfaitement clair, à un détail près toutefois : il y a toujours, chez vous, le même flottement entre "ressenti" (qui se substitue ici à "affect", mais je pense que c'est sans conséquence) et "conscience". Quant à votre "hypothèse", elle n'est pas "métaphysique si je veux". Elle est métaphysique parce qu'elle procède d'une option terminologique injustifiable autrement que par le poids de votre bagage culturel (votre habitus dirait Bourdieu, votre Lebensform dirait Wittgenstein). En tout cas, elle n'est pas expérimentalement justifiable.
Dans mon texte sur les fondamentaux de la conscience comme dans d'autres, je parle de l'effort comme, avec le plaisir et la douleur, un constituant fondamental de la conscience. J'y inclus le désir aussi.
Très spinozien, ça.
Certes dans le microcosme vivant la douleur ne peut surgir s’il n’existe un dispositif, un appareillage apte à la produire mais quand elle est là elle entraîne l’existence de la conscience et elle ne saurait être là si la conscience ne l’enserrait pas toute entière. Un de mes plus forts souvenirs est celui d’un éveil confondu avec la surrection d’une atroce douleur entre deux gouffres d’inconscience. J’avais 12 ans et étais dans le coma depuis 24 heures à la suite d’une pneumonie avec syndrome méningé. On était en train de pratiquer une ponction lombaire. Un pieu de douleur s’était enfoncé en moi et j’avais rejoint l’inconscience aussitôt. Cet îlot de douleur brute dont je n’ai su qu’après coup l’origine reste dans ma mémoire entre deux gouffres de nuit comme l’image de ce qu’a pu être dans la matière palpitante mais obscure du vivant le premier éveil de la conscience. Enfantement dans la douleur et enfantement de la douleur.
"Certes dans le microcosme vivant la douleur ne peut surgir s’il n’existe un dispositif, un appareillage apte à la produire", le problème étant de savoir
- encore et toujours si ce qui est nécessaire est aussi suffisant
- s'il n'existe pas entre l'affect et la conscience (je vous tends une perche qui nous est suggérée par les Stoïciens ou par Spinoza) le même rapport qu'entre la douleur (corporelle) et la souffrance (psychique), à savoir que, si les deux sont, en général, co-présentes (l'évocation de votre expérience personnelle est un bon exemple de cette co-présence), elles sont en droit parfaitement dissociables (la psychanalyse a montré que l'on peut souffrir sans douleur, le mysticisme que l'on peut avoir mal sans souffrir).
Au plaisir.