En apparence, le paradigme chinois de la nature est diamétralement opposé au paradigme occidental. D'un côté, influence discrète, changement perpétuel, homogénéité et circularité des processus, de l'autre, causalité directe, stabilité des essences, hétérogénéité et linéarité des processus. D'un côté, la nature est pensée comme un vaste conglomérat de rouages mécaniques tels que "connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature"(Descartes, Discours de la Méthode, vi). De l'autre, tout ce qui existe est, à quelque degré, considéré comme une unité vivante en ce que "toutes les choses du monde naissent d'un germe qui se métamorphose incessamment. Leur commencement et leur fin sont comme un cercle dont l'ordre n'a pas de terme"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng Zǐ, xxvii), ce que figure l'Image du Grand Retournement (taì jí tú, 太极图) bien connue des Occidentaux. Et pourtant, comme le dit le physicien Fritjof Capra "si la plus importante caractéristique de la conception orientale du monde […] est la conscience de l'unité et de l'interaction de toutes choses et de tous événements, c'est aussi l'une des révélations les plus importantes de la physique moderne"(le Tao de la Physique). Du reste, non seulement la physique moderne, mais aussi la chimie moderne et la biologie moderne, pour ne rien dire des sciences sociales modernes, tendent à épouser le paradigme chinois tel que nous l'avons résumé à grands traits. Par la généralisation de la notion de champ (électro-magnétique, gravitationnel, social, sémantique, etc.) ou d'influence indirecte sans contact qui met à mal la causalité comme influence par impact direct, qui seule, depuis le XVI° siècle, est admise à rendre compte du mouvement, alors que les Chinois sont familiers de l'idée de champ magnétique depuis l'antiquité. Par la remise en question corrélative (notamment en physique quantique ou en psychanalyse, mais aussi en logique, cf. les théorèmes de Gödel) du principe de déduction linéaire bivalente (ou bien ceci, ou bien cela, et tertium non datur) comme seul mode de raisonnement vertueux, alors que le recours à la pensée circulaire (qualifiée, en Occident, de "cercle vicieux" !) a toujours été le modus operandi favori de l'enseignement chinois. Et, si tel est le cas, c'est que la progression linéaire d'un raisonnement depuis des prémisses indubitables jusqu'à une conclusion certaine via des inférences au-dessus de tout soupçon suppose que la pensée est, à l'image des choses, figée dans un être, une essence éternels et immuables, ce que l'astro-physique, la physique des particules, la physique statistique et la logique modernes ont démenti (le verbe être n'existant pas chez eux, les Chinois n'ont jamais connu ce problème).
Du coup, le paradigme chinois que l'on peut qualifier d'animiste ou de vitaliste, pour excessif et réducteur qu'il soit, va néanmoins nous permettre de comprendre en quoi "notre intelligence [occidentale] est incapable de se représenter la vraie nature de la vie"(Bergson, l’Évolution Créatrice, intro.). En effet, quoi de plus mouvant, de plus imprévisible que le vivant (cf. le virus du Covid qui se réplique 50 fois par jour en produisant à chaque fois une explosion combinatoire de variants !). Or, "c'est du côté du stable et de l'immuable que la [pensée occidentale] est allée chercher la vérité, la Chine n'a conçu que le devenir […] par lequel le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès"(Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). L'agent le plus général de cet incessant processus du devenir, les Chinois le nomment 气, qì, c'est-à-dire le souffle, l'énergie. Comme les Chinois n'aiment pas les définitions (qui figent les choses dans un être immuable) Zhuāng Zǐ fait une analogie en disant que "le grand souffle-énergie [气, qì] indéterminé de la nature est comme le vent [风, fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches"(Zhuāng Zǐ , Zhuāng Zǐ, iv). Le 气 qì est donc comme le vent : il n'existe pas en soi mais sa réalité consiste à é-mouvoir (mouvoir vers l'extérieur) les êtres, à produire chez eux des transformations, littéralement à les in-fluencer (leur insuffler un flux). De plus, cette circulation du 气, qì se produit toujours, de façon polarisée, entre deux limites : le pôle 阴, yīn et le pôle limite 阳, yáng, le moins et le plus, si l'on veut. À l'origine, 阴, yīn est le versant ombragé d'une montagne ou d'une colline (ubac), tandis que 阳, yáng désigne son versant ensoleillé (adret). Ce que rappelle d'ailleurs l'étymologie des deux mots : versant (阝) lune (月) pour l'un, versant (阝) soleil (日) pour l'autre. Or quiconque traverse la montagne passe nécessairement d'un versant à l'autre. Par là, "le grand procès de la nature est simple et aisé. [Aussi] le 阴 yīn et le 阳 yáng communiquent-ils spontanément entre eux et tous les existants sont spontanément à leur aise"(Ruan Ji, Traité sur la Musique in Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, viii). Quoi de plus frappant, en effet, que de remarquer, dans la langue chinoise, le double sens du mot 易 yì qui désigne tout à la fois la transformation, le changement, la mutation et la facilité, l'aisance. D'où la simplicité et l'évidence du 道 dào dans le Classique des Mutations (易 经, yì jīng) : 一阴一阳之谓道 yī yīn yī yáng zhī wèi dào : "un yīn, un yáng, voilà ce qu'on appelle dào". Ce terme, traduit en Occident le plus souvent par "Voie", ce qui n'est que l'un de ses sens possibles (街道, jiē dào, "rue", "avenue", "boulevard"), désigne ici ce que Jean-François Billeter nomme simplement et excellemment le "fonctionnement des choses". Le 道, dào, c'est donc le cadre fondamental de la pensée chinoise dans lequel tout existant trouve sa place en tant que réalité souple, mouvante, changeante au gré des flux et reflux des courants d'énergie dont elle est non seulement parcourue mais aussi constituée. Tout en intégrant à notre recherche conceptuelle quelques-uns des acquis les plus récents de la science occidentale, c'est néanmoins, non pas du côté d'un arrangement stable de composant chimiques remplissant des fonctions bien déterminées mais vers la circulation chaotique d'énergie qu'il va falloir se tourner pour saisir la nature du vivant autrement que sous la triste (et fausse) figure de la machine.
(à suivre ...)