Le texte que vous convoquez est essentiel, en effet, puisqu'il conclut non seulement le Supplément au premier livre, mais toute la question de la représentation (la question du monde comme représentation). Et Gœthe n'est pas loin non plus, d'autant que Schopenhauer le place en exergue au Supplément au deuxième livre, donc immédiatement avant le chapitre XVIII (« Comment la chose en soi est connaissable »), qui ouvre ce Supplément et qui constitue le commentaire de la toute première phrase de l'œuvre : « Le monde est ma représentation », i. e. le monde n'est pas la réalité :
Le côté réel, lui, doit être radicalement distinct du monde comme représentation, il est ce que les choses sont en elles-mêmes ; et c'est cette diversité absolue de l'idéal et du réel que Kant a mise en lumière mieux que personne.
p. 888 de l'éd. PUF — p. 6 du t. 3 de l'éd. Alcan
Mais, avant de poursuivre dans l'hypothèse que Schopenhauer lui-même vous suggère, il faut prendre la mesure de ce qu'il dit dans ce chapitre XVIII. Il y prétend que le réel (la chose en soi) est accessible, « connaissable », ce que Kant jugeait pourtant impossible. Inconséquence ? Schopenhauer se veut au contraire un kantien conséquent, et même le plus conséquent des kantiens. Pourtant, il vient à peine de rappeler que la connaissance n'est qu'une représentation, et que comme telle, elle se tient à distance du réel :
Qu'est-ce que la connaissance ? — C'est avant tout et essentiellement une représentation. — Qu'est-ce que la représentation ? — Un processus physiologique très complexe, s'accomplissant dans le cerveau d'un animal, et à la suite duquel naît dans ce même cerveau la conscience d'une image. [...]. Voilà peut-être la manière la plus simple et la plus claire de mettre en évidence l'abîme profond qui sépare l'idéal du réel.
p. 886 (PUF) — p. 4 (Alcan)
Être un kantien conséquent, c'est rompre avec Kant en allant à rebours. La chose en soi n'est plus inaccessible : l'abîme est certes profond, mais il n'est pas déclaré infranchissable. Or, pour espérer le franchir, Schopenhauer renonce à descendre le cours du processus physiologique de la représentation du plus simple au plus complexe, de l'image à la raison en passant par le concept (entendement), du plus subjectif (de l'en soi — cf. votre « être intime », ou encore « le cœur de l'homme » du texte de Gœthe en exergue au Supplément) au plus objectif. A l'opposé, il se propose de remonter ce processus jusqu'à la source, du plus objectif au plus subjectif, jusqu'à ces images qu'il assimile à des « représentations intuitives », comme on peut le lire ci-dessous :
Quant à savoir si, grâce à des processus ultérieurs du cerveau, les représentations intuitives ou images qui y sont nées donnent naissance par voie d'abstraction à des concepts généraux (universalia), concepts qui permettent des combinaisons nouvelles et par quoi la connaissance devient raisonnable, devient pensée — ce n'est plus là la question essentielle ; c'est un problème d'une importance secondaire. Car tous ces concepts empruntent tout leur contenu à la seule représentation intuitive. Celle-ci est donc la connaissance originaire, et doit seule être prise en considération dans cette recherche des rapports de l'idéal et du réel.
pp. 886-887 — p. 4
Il justifie ce choix un peu plus loin : « on ne dépassera jamais la représentation, c'est-à-dire le phénomène, si l'on part de la
connaissance objective, autrement dit de la représentation » (p. 890). Mais s'il peut désormais nommer le problème dont il s'occupe : « l'intuition [a un rapport] avec l'existence en soi de ce qui est intuitivement perçu, et c'est cette dernière relation qui constitue le grand problème » (p. 887), il nie que l'intuition soit déjà la connaissance de la chose en soi (puisque la connaissance, comme représentation, « ne nous donne jamais que des
phénomènes et non pas l'essence en soi des choses », p. 889).
La question est de savoir en quoi l'intuition, comme « connaissance originaire », se distingue de la connaissance comme représentation (au besoin, relire ceci pour comprendre ce qui suit). En fait, l'intuition n'est pas encore exactement une représentation, parce qu'elle est immédiate (tandis que la connaissance est une médiation, donc une distanciation qui nous éloigne du réel) et qu'en ce sens elle ne saurait être objective :
Jusqu'ici je suis de l'avis de Kant. Mais, en regard de la vérité qu'il a établie, j'ai posé la vérité suivante qui en constitue le contrepoids [« qui la tient en quelque manière en échec » dans l'éd. Alcan], à savoir que nous ne sommes pas seulement le sujet qui connaît, mais que nous appartenons nous-mêmes à la catégorie des choses à connaître, que nous sommes nous-mêmes la chose en soi, qu'en conséquence, si nous ne pouvons pas pénétrer du dehors jusqu'à l'être propre et intime des choses, une route, partant du dedans, nous reste ouverte : ce sera en quelque sorte une voie souterraine, une communication secrète qui, par une espèce de trahison, nous introduira tout d'un coup dans la forteresse, contre laquelle étaient venues échouer toutes les attaques dirigées du dehors.
La chose en soi, comme telle, ne peut entrer dans la conscience que d'une manière tout à fait immédiate, à savoir en ce sens qu'elle même prendra conscience d'elle-même ; prétendre la connaître objectivement, c'est vouloir réaliser une contradiction.
pp. 890-891 — pp. 7-8
Dès lors, le lecteur est préparé pour aborder la question de la volonté.
[La connaissance que chacun a de son propre vouloir] ; cette connaissance n'est pas une intuition (toute intuition étant située dans l'espace), et n'est pas non plus vide ; elle est au contraire plus réelle qu'aucune autre. Elle n'est pas non plus a priori, comme la connaissance purement formelle, mais entièrement a posteriori [...]. En fait, notre volonté nous fournit l'unique occasion que nous ayons d'arriver à l'intelligence intime d'un processus qui se présente à nous d'une manière objective ; c'est elle qui nous fournit quelque chose d'immédiatement connu, et qui n'est pas, comme tout le reste, uniquement donné dans la représentation. C'est donc dans la Volonté qu'il faut chercher l'unique donnée susceptible de devenir la clé de toute autre connaissance vraie ; c'est de la Volonté que part la route unique et étroite qui peut nous mener à la vérité. Par conséquent, c'est en partant de nous-mêmes qu'il faut chercher à comprendre la Nature, et non pas inversement chercher la connaissance de nous-mêmes dans celle de la nature. [Ce qui nous est connu immédiatement doit nous fournir l'interprétation de ce qui ne l'est que médiatement (cette dernière phrase ne se trouve pas dans l'éd. Alcan).]
p. 891 — p. 8
Malheureusement, nous n'avons pas une perception de nous-mêmes suffisamment immédiate, « par conséquent cette connaissance de la chose en soi n'est pas complètement adéquate » (p. 892). De sorte que Schopenhauer est contraint de concéder, un peu plus loin : « L'acte de la volonté n'est donc sans doute que le
phénomène le plus proche et le plus précis de la chose en soi » (p. 893). Il en tire d'emblée cette conséquence que
la question de savoir ce que c'est que cette volonté « ne recevra jamais de réponse ». Il reste toujours « quelque chose de mystérieux et d'insondable » ; « nous devinons que quelque chose est caché là-dessous, mais ce quelque chose nous ne pouvons pas le connaître ».
Maintenant seulement, on peut affronter votre hypothèse. Vous aurez pu noter, d'abord, qu'il n'étend pas sa comparaison à la musique, la peinture, etc. Il se contente de transposer le rapport entre la chose en soi et le phénomène à celui entre la pensée et les mots. Une fois établi qu'il restreint cette comparaison à cela, et compte tenu de ce qu'il dit de la volonté, on comprend qu'il procède au moyen d'une approximation la plus éclairante, la plus significative possible. On peut, ainsi, reprendre le chapitre XVII, au moment où il tente de préciser cette comparaison. A cinq reprises, il emploie le terme « déchiffrement » (« déchiffrement du monde »), à deux reprises le terme « alphabet », ou encore les termes « écriture », « clé », etc. Le champ lexical permet de mieux circonscrire encore sa comparaison.
Et comme toutes mes théories sont traversées par une pensée principale que j'applique en guise de clé à tous les phénomènes du monde, cette pensée se trouve être l'alphabet vrai dont l'application donne aux mots et aux phrases un sens, une signification. C'est ainsi que ma doctrine [...] ressemble donc à un calcul dont le dernier terme est trouvé.
p. 881
Nous sommes quand même assez loin du concept d'expression — quoique cela ne me paraisse pas encore invalider l'hypothèse. Sauf que, de l'aveu même de Schopenhauer, cette clé n'ouvre rien, pour ainsi dire :
je n'entends pourtant pas dire par là que [cette clé] ne laisse plus aucun problème à résoudre, et qu'elle ait fourni une réponse à toute question. [...] [Notre] horizon demeurera toujours enveloppé d'une nuit profonde. [...]. Aussi la solution réelle, positive de l'énigme du monde, est-elle nécessairement quelque chose que l'intellect humain est absolument impuissant à saisir et à penser ; de sorte que si un être supérieur descendait sur terre et se donnait toute la peine du monde pour nous communiquer cette solution, nous ne comprendrions rien aux vérités qu'il nous révélerait (pp. 881-882).
[...]
[...] Quand même cette intuition [intellectuelle] existerait, il serait impossible de la communiquer aux autres ; la connaissance normale du cerveau est seule communicable, par des concepts et des mots quand elle est abstraite, par des œuvres d'art quand elle est purement intuitive (p. 882).
Cela nous éloigne encore plus du concept d'expression. Peut-être que les chapitres XXX et XXXI (Supplément au troisième livre) vous permettraient de l'étayer. Il faudrait relire le Livre II également.
Cordialement