Séminaire « Sartre et la naissance des idéologies »
Séminaire organisé l’ITEM (Institut des Textes et Manuscrits modernes) et le CIEPFC (Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine), Ecole normale supérieure.
« SARTRE ET LA NAISSANCE DES IDEOLOGIES : TEXTES ET TENSIONS, 1931-1965 »
I. Présentation
Organisation et responsabilité académique : ITEM, CNRS-ENS, directeur : Pierre-Marc de Biasi ; CIEPFC, CNRS-ENS, directeur : Frédéric Worms.
Animation : Vincent de Coorebyter, docteur en philosophie, membre de l’équipe Sartre de l’ITEM, membre de la Classe des Lettres de l’Académie royale de Belgique, co-directeur scientifique des Etudes sartriennes, directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP, Bruxelles).
Durée : 24 heures de cours, organisées en 6 séances de 3 heures et une journée d’étude de 6 heures.
Participation : entrée libre à toutes les séances et à la journée d’étude.
Prolongements : le séminaire servira de base pour la rédaction d’un livre sur le même thème par Vincent de Coorebyter, livre qui croisera les principales séances du séminaire et pourra s’alimenter des discussions avec les participants. L’ouvrage, à paraître fin 2012, devrait comprendre un large extrait d’un manuscrit inédit de Sartre, qui fera l’objet de la dernière séance de travail du séminaire.
II. Intention générale
La question de la naissance des idéologies, lieu commun des sciences humaines au XXe siècle, n’est plus guère abordée aujourd’hui. Elle reste pourtant d’actualité dans un monde qui, au lieu d’assister à la mort annoncée des idéologies, se caractérise par leur foisonnement. Située au carrefour de plusieurs disciplines, cette question constitue un levier heuristique inépuisable si l’on admet qu’une idéologie ne s’explique jamais par les seuls services qu’elle est censée rendre à un secteur de la société. Si l’on dépasse cette vision fonctionnaliste, la question des conditions de naissance, du régime de croyance et du type de vérité des idéologies insiste et résiste.
L’objectif de ce séminaire est de revisiter cette question abyssale en suivant un fil conducteur précis : son traitement par Sartre, dont on ignore souvent qu’il l’a affrontée à plusieurs reprises dans son parcours intellectuel, en lui réservant un sort chaque fois différent. Les multiples tentatives de Sartre, consignées dans des textes peu lus et, pour une part, publiés à titre posthume, constituent un véritable atelier de pensée, qui a été le théâtre d’une radicalisation tendancielle de son option matérialiste initiale, mais sans que Sartre se soit jamais arrêté à une doctrine. Sartre n’a jamais sacrifié à l’une ou l’autre des simplifications classiques (fonctionnalisme ou causalisme), pas plus qu’il n’a défini l’idéologie par la concordance d’une pensée avec des intérêts de classe. Son matérialisme est à la fois plus subtil et plus radical, car il enchâsse l’idéologie au cœur des rapports personnels avec la matière, ce qui en fait l’expression d’une aliénation (puisque la matière impose son inertie) mais aussi de la liberté (puisque nous entretenons un rapport actif à la matière). Il est aussi plus inquiet, Sartre n’ayant jamais admis le rabattement des valeurs sur de simples faits sociaux. Il ne perd pas de vue qu’il cherche une origine pratique à un régime de normes idéales, de sorte qu’il lui faut interroger le mode d’affirmation de ces idéalités qui restent irréductibles aux conditions matérielles de leur émergence.
Outre le fait que cette problématique permet de dévoiler un pan ignoré de la pensée de Sartre, elle se situe au carrefour des travaux menés par l’ITEM et par le CIEPFC. Une partie des textes de Sartre sur l’idéologie restant à l’état de manuscrit, le séminaire sera l’occasion d’établir ces textes, de les porter pour la première fois à la connaissance du public, de fixer leur statut dans la genèse de l’œuvre et de réfléchir à la spécificité du traitement qu’il convient de réserver à des écrits non publiés par leur auteur. Cette approche génétique, axée sur les manuscrits, se doublera d’une seconde approche qui situera Sartre dans l’évolution de la pensée française contemporaine, sa réflexion sur les idéologies étant inséparable d’un dialogue constant avec des auteurs français marquants, d’Alain à Lévi-Strauss, et avec des courants de pensée dont l’audience a été déterminante en France au XXe siècle, parmi lesquels la sociologie et le marxisme.
III. Organisation des travaux
L’organisation des travaux suivra une ligne à la fois textuelle et chronologique, en sept séances dont une journée d’étude. Elle est commandée par les tensions internes aux textes de Sartre, qui oscillent entre un matérialisme de plus en plus strict et la préservation, jamais reniée et parfois radicalisée, de la liberté au cœur de l’aliénation.
Vendredi 21 octobre 2011, de 14h à 17h – « L’approche matérialiste des idéologies : dualisme ou monisme ? » – ENS, 45 rue d’Ulm, 5e arrt, salle Beckett
Après une introduction générale sur la notion d’idéologie dans le marxisme, on cherchera dans la Légende de la vérité (1931), premier essai philosophique de Sartre, une alternative matérialiste au marxisme en vertu de laquelle l’idéologie naît comme un ensemble de pensées et de valeurs enveloppées par un métier, donc comme l’inévitable revers spirituel d’un geste matériel, sans dualisme entre infrastructure et superstructures.
Vendredi 18 novembre 2011, de 14h à 17h – « Alain et Bergson versus Sartre et Foucault : l’aporie de l’origine » – ENS, 45 rue d’Ulm, 5e arrt, salle de séminaire au sous-sol Pasteur
Tout en montrant en quoi la Légende de la vérité s’inspire d’Alain, source fondamentale et méconnue de Sartre, et plus largement du biologisme de la pensée française aux alentours de 1900, on creusera l’opposition entre des auteurs, tels qu’Alain et Bergson, qui assignent des règles à la pensée, et des auteurs, tels que Sartre et Foucault, pour lesquels une authentique genéalogie de la pensée ne peut se donner aucun point fixe, ni de départ ni d’arrivée.
Vendredi 16 décembre 2011, de 14h à 17h – « Contre le sociologisme : aliénation et liberté » – ENS, 45 rue d’Ulm, 5e arrt, salle de séminaire au sous-sol Pasteur
A l’aide de la section de L’Être et le Néant (1943) sur « Mon prochain », qui dépeint l’homme aux prises avec une condition collective qui le dépasse, on verra comment Sartre, après avoir tout concédé à la sociologie, renverse l’aliénation en primat de la liberté, mais au risque d’un retournement supplémentaire : si les règles sociales sont une sédimentation de la liberté comme le montre Sartre, la liberté s’y aliène du fait d’activement les sous-tendre.
Vendredi 20 janvier 2012, de 14h à 17h – « Retour au matérialisme : entre Braudel et Lévi-Strauss » – ENS, 45 rue d’Ulm, 5e arrt, salle des Actes
La Critique de la raison dialectique (1960) développe des analyses inattendues de la naissance des idées. Parmi elles, une réinterprétation de Braudel sur la circulation de l’or espagnol pousse le matérialisme à ses dernières extrémités, tandis que, dans une première passe d’armes avec Lévi-Strauss, Sartre plaide le caractère second, ossifié et en extériorité, de la connaissance qu’une société prend d’elle-même, ce qui explique le passage de la praxis aux structures, retombées inertes du travail qu’un groupe opère sur soi.
Vendredi 16 mars 2012, de 14h à 17h – « Confrontations avec le marxisme : la question de la conscience de classe » – ENS, 45 rue d’Ulm, 5e arrt, salle des Actes
Si la Critique de la raison dialectique qualifie le marxisme d’horizon indépassable de notre temps, elle bataille en fait rudement contre lui, et notamment sur le thème de la formation de la conscience de classe dont Sartre donne, sur l’exemple de l’anarcho-syndicalisme du XIXe siècle, une analyse implacablement matérialiste qui discerne une irréductible mystification à la source de toute construction éthique, dont l’éthique ouvrière du travail.
Vendredi 4 mai 2012, de 9h30 à 12h30 et de 14h à 17h – Journée d’étude sur : « Idéologie, morale et histoire dans le manuscrit Cornell » – ITEM, 59/61 rue Pouchet, 17e arrt, salle 124
En 1964-1965, Sartre rédige plus de 400 feuillets sur les relations entre morale et histoire pour des conférences à donner à l’Université de Cornell. Ces esquisses, restées largement inédites, exacerbent la tension interne à la réflexion de Sartre en plaçant plus que jamais les idéologies au niveau des infrastructures, dans la veine de la Légende de la vérité et de la Critique, mais en radicalisant aussi l’investissement de la liberté dans les valeurs, renouant ainsi avec L’Être et le Néant pour tenter une synthèse entre l’éthique kantienne et le positivisme sociologique.
Journée d’étude avec des membres de l’équipe Sartre de l’ITEM ainsi que (sous réserve) : Emmanuel Barot, Didier Eribon, Jean-Michel Salanskis, Juliette Simont, Frédéric Worms.
Vendredi 1er juin 2012, de 14h à 17h – « Le paradoxe éthique : Bourdieu avec Kant » – ENS, 45 rue d’Ulm, 5e arrt, salle Histoire
Une section inédite du manuscrit « Cornell » offre l’opportunité de plonger au cœur de ce que Sartre appelle le paradoxe éthique, qui est aussi le paradoxe des idéologies : les idéologies prennent racine dans des impératifs sociaux et matériels incorporés par l’individu, mais cette incorporation même en fait autant d’éthiques vécues comme des impératifs catégoriques, comme si Bourdieu rejoignait Kant.