Euterpe a écrit: Sauf pour ceux chez qui il est évident que penser, c'est agir.
Tout à fait, ce que je pense également.
Euterpe a écrit: Ce qui manque aux intellectuels, depuis deux siècles, c'est l'expérience de l'action.
Certainement. Peut-être est-ce le fruit du soupçon moderne et de l'incapacité à avoir confiance en soi, dans le monde ou dans notre savoir et dans notre pouvoir. Ce qui provoque ou laisse la pensée se perdre dans l'intellection, alors même que ce qui importe est justement ce qui ne peut se laisser résorber par la pensée. Les circonstances du monde et de l'événement ne peuvent se conformer à une pensée, c'est au contraire d'elles que tout part et avec elles qu'il faut composer. La praxis elle-même permet une véritable connaissance empirique du réel et de développer une intelligence du réel et des compétences pour s'adapter et répondre à des questions nouvelles que la seule pensée ne saurait uniquement par elle-même régler.
Euterpe a écrit: Si, par définition, le réel, en tant qu'il est et ne peut pas ne pas être le singulier, nous échappe, en fait de "critère irréductible", nous avons le critère de notre ignorance radicale. Mais, justement, cette ignorance, ou ce réel comme fonds à la fois irréductible et irréfragable, rend nécessaires, d'abord la délibération, ensuite le choix. Or, qu'a-t-on inventé de mieux pour penser avec, malgré ou grâce à l'ignorance où nous sommes ? Délibérer, c'est tour à tour et tout à la fois tendre une perche et sauter le pas par-dessus notre ignorance, non pour savoir plus et mieux, mais pour ignorer moins et moins mal, à plusieurs. Choisir, c'est admettre d'emblée qu'on peut se tromper, et que, plus que très probablement, on s'est déjà trompé pour une part, fût-elle minuscule, une part qui pourra faire l'objet d'autant de spéculations qu'on voudra, mais qui est et qui restera une part inconnue.
En effet, c'est pourquoi il me semble que la politique doit s'accompagner de la philosophie. Castoriadis montre même que la politique est née conjointement avec la philosophie. Je crois que Pierre Manent pense aussi la démocratie avec Aristote, sous l'angle de la concertation et de la délibération. Cependant, vous me semblez indiquer une sorte d'antinomie fondamentale, à savoir que la politique exige de choisir et d'assumer l'erreur, c'est-à-dire d'outrepasser le savoir et la discussion (certes, cela signifie "couper").
Cela est certes très important, primordial, mais en même temps cela signifie que l'on ne peut pas non plus sans cesse délibérer ou critiquer. La spéculation philosophique ne peut se poursuivre sans fin, ne peut remplir sa tâche absolument, en ceci que le réel demande de décider, de trancher, donc de s'appuyer sur des jugements qui dépassent le seul savoir, la seule connaissance certaine. Il y aurait donc un moment fatidique où la politique, comme champ de l'action, et parce que confrontée à la nécessité, répudierait nécessairement l'activité philosophique.
Peut-être l'État de droit libéral et bourgeois est-il alors tel que Schmitt le critique, incapable d'exercer la souveraineté, perdu dans un parlementarisme dont la tâche dépolitisante consiste dans le bavardage. État qui entrave la liberté promue en intervenant dans le social, dans le privé, par le droit social. Je trouve ces arguments très forts. On pourrait aussi donner raison à Marx sur bien des points. Néanmoins, je pense qu'il manque une vraie concertation avec l'ensemble des citoyens. Il manque une dynamique démocratique, tandis que la situation actuelle est faite (par exemple avec la représentation comme confiscation du pouvoir ou par des discours légitimistes, comme s'il y avait une vérité du politique) dans le maintien de castes, d'un ordre, d'une domination, etc., qui nous prive de la délibération et de l'action, c'est-à-dire de l'exercice de la liberté. C'est un truisme de dire que la politique n'existe plus en tant que telle lorsqu'elle dépend d'agences de notation par exemple, son activité étant de répondre aux attentes des acteurs de l'économie et des marchés. Pourquoi n'y a-t-il pas de réponse autre que la servitude volontaire ? Pourquoi ne pouvons-nous pas choisir et assumer ce que nous voulons contre des nécessités apparentes qui nous réduisent à l'obligation d'être conduits par ce qui va à notre encontre ? Est-ce que malgré tout il ne faut pas apprendre à juger, en considérant le fond indéterminé des choses, et accepter la part d'imprévisibilité de l'action ? N'est-ce pas ce qui nous fait peur et nous enjoint à nous reposer sur des discours préformatés ?
Euterpe a écrit: Capitaliste, "libéral", technico-scientifique, ensembliste-identitaire, rationnelle, etc. Vous énoncez cette série comme une énumération ou bien comme des équivalents même approximatifs ?
Comme quelque chose de très vague au final, j'en conviens. Il s'agit de désigner quelque chose de flou, que je ne peux décrire plus précisément dans un message dont ce n'est pas le sujet principal, et qui mériterait un travail méticuleux sur les notions, sur ce qu'elles recouvrent. Il s'agit au moins d'essayer de dire et d'esquisser le propre de notre époque, ensemble d'activités et de significations qui se relient entre elles et qui dessinent un monde qui n'existe ni tout à fait en soi (comme si, par exemple, il y avait
le capitalisme) et qui est le devenir de relations complexes qui façonnent un réel qui s'invente tout en composant avec des logiques héritées (ce qui fait le libéralisme actuel est issu d'un long processus historique, en même temps ce libéralisme-là n'est pas le même que celui d'une autre époque).
Quant à préciser sur le terme "libéral", j'entends plutôt par là une tradition et un exercice du pouvoir, un type de gouvernement, plutôt qu'un mouvement d'auteurs très hétérogènes, bien que d'une certaine manière il y ait chez les auteurs libéraux un même mouvement de critique, une même exigence, un même positionnement comme contre-poids ou contre-pouvoir (grosso modo, même si je ne connais pas bien le libéralisme, j'identifie un libéralisme "étatique", de type hobbesien, devenant sécuritaire, unitaire, etc., et un libéralisme noble, celui de la critique, celui qui fait vivre la pensée et l'engagement politiques, celui qui peut prendre sa source dans l'individu ou la société, celui même qui pourrait être influencé par le romantisme et se constituer comme désobéissance civile). Pour moi il s'agit de réactiver un certain libéralisme, qui fait correspondre politique et défiance face à l'ordre établi, contre un libéralisme-capitalisme-ce-que-l'on-veut qui est la forme que revêt le social actuellement, la manière dont notre quotidien est fait et qui est peut-être plus avilissant que d'autres régimes en ceci que la façon de nous gouverner et les injonctions économiques prennent pour cible notre vie sans que nous nous en rendions compte, sans que nous puissions prendre la mesure de ce qui se passe, en ceci que le réel est dé-formé par ce système ou cet agencement-là.
Et si nous avons des Indignés d'un côté (qui sont ridicules tant ils veulent être intégrés à ce système et n'ont aucun projet politique) nous avons de l'autre une montée de l'insignifiance, de l'apolitisme, de l'abstentionnisme et du fameux individualisme tant décrié. Pourquoi n'y a-t-il pas plus d'action politique et de véritables contestations sociales en Occident ? Pourquoi se contente-t-on d'une situation que l'on subit, même si elle apporte parfois des compensations (bien-être - qui est peut-être la raison de notre perte d'audace) ?
Euterpe a écrit: Vous dites que nous avons besoin de retrouver la politique. Quand l'avons-nous ou l'aurions-nous perdue ? Et, retrouvant la politique, que retrouverions-nous ?
Questions cruciales auxquelles je ne peux répondre à la légère, auxquelles même je ne peux répondre ici, du moins si je veux le faire sérieusement. Mais il me semble, en tout cas, que l'on peut constater déjà une différence entre la cité grecque et la nation moderne. Nombreux sont les auteurs qui constatent la perte du souci pour le commun, la perte du commun lui-même. Je dirais notamment lorsque se développe la raison d'État qui va viser à accroître la puissance étatique par la constitution d'une police (vers le XVIII et le XIXe siècle notamment, comme le montre Foucault dans l'élaboration de la notion de biopolitique, dans un moment où paradoxalement l'individu libéral et porteur de droits apparaît, pouvant jouir d'une liberté qui s'accompagne d'une normalisation des conduites et du "sous-sol des disciplines" qui conjugue un pouvoir positif car productif avec des formes sociales de limitation de ce que nous pouvons faire de notre liberté) organisant le social afin de le gérer, d'administrer les populations. Ce qui est fortement lié à l'économie de type capitaliste.
Il se peut que je n'utilise pas les bons termes (capitaliste, libéralisme) mais en tout cas je déplore la conjonction de l'économisme, de l'étatisme et de la technique, avec une logique instrumentale, utilitariste, qui permet une société de consommation et de travail dans laquelle on voit poindre le nivellement de l'homme qui au lieu de développer ses capacités se retrouve dans l'état de minorité (hétéronomie qui n'est pas moins prégnante que dans une société théocratique ou féodale, etc., que l'on croyait avoir dépassée par la raison, comme s'il y avait un progrès !). La politique me semble susceptible de nous permettre la possibilité d'une sortie de cette minorité vers l'autonomie.
J'essaye de rester prudent (il y a d'ailleurs aussi de bonnes choses dans le modèle libéral), toutefois je pense que les promesses de la Révolution française ont été complètement recouvertes par le fonctionnement réel des institutions, à partir du moment où les bourgeois se servent de l'Etat pour investir le social et y mener une "guerre" servant leurs intérêts (économiques, au sens d'ailleurs de l'
oikos, c'est-à-dire privés, contre la chose commune donc). Je ne peux que répéter certains poncifs, mais il y a une hypocrisie par exemple à proclamer les droits de l'homme et à maintenir des travailleurs (qui ont certes des résistances dans leur travail-même) dans un système qui les dépossède de leur humanité, qui les prive du temps pour penser et décider de leur vie, qui les assigne à des fonctions sociales, parce qu'ils n'ont pas l'éducation suffisante ou parce qu'ils passent leur journée à "gagner leur vie", c'est-à-dire à "perdre leur vie pour la gagner", à utiliser leurs forces de production pour produire des objets périssables qui seront consommés et qui permettront de renouveler une force de production qui servira, de manière absurde, à produire les conditions de son renouvellement, et cela sans fin. Cela c'est la condition de l'homme moderne, l'animal travailleur.
On peut dire que je dis beaucoup de choses différentes ici, mais je ne suis pas maître du mécanisme de notre société, cependant je constate des effets et conséquences et l'on peut voir que l'homme tel que produit par l'homme a constitué un milieu - savoir, langage, pouvoir, institutions, éducation, etc. - qui produit des conduites et modes de vie dans lesquels l'homme a perdu ce qui faisait sa grandeur ; je déplore l'état de minorité et le mode de vie, de pensée, où l'homme n'ose plus poser ses exigences et les suivre (quels sont les idéaux de notre époque ? Quelles sont nos valeurs ? Que valorisons-nous le plus ? Quelle idée se fait-on de notre société, de la place de l'homme ? Quel est son projet ?), où il devient dépendant de ses croyances et devient une ressource, un objet qui se met à disposition, et y consent, de forces purement inhumaines, destructrices du sens et de la qualité propre à l'activité de l'homme par laquelle il s'hominise, à sa culture qui le sort de sa condition animale et lui donne sinon la capacité de s'autodéterminer, du moins de mettre en jeu sa vie et de l'élever dans la lutte avec les éléments ou dans la sublimation.
Cependant, je ne pense pas qu'il faille en venir aux solutions marxiste ou schmittienne. Je préfère une vraie lutte politique qui oppose la plèbe et les autres, que les tumultes puissent s'exprimer, et que s'équilibrent dans le conflit les forces antagonistes et que l'on puisse accorder la volonté de ceux qui veulent commander et la volonté de ceux qui ne veulent pas être (trop) gouvernés, c'est-à-dire que le disensus est moteur et dans le même temps laisse la place du pouvoir vacante. Or il me semble également que la politique actuelle est consensuelle, elle masque les problèmes réels et reconduit des situations insupportables, par exemple par des discours théoriques (sur la souveraineté et de type juridique) qui fondent la légitimité de l'État en en masquant la nature, la pratique, par l'idéalisation et le pouvoir de la grammaire (réification de purs produits de l'esprit).
Euterpe a écrit: Y aurait-il une idéologie capitaliste ressemblant de près ou de loin à un corps de doctrine ? L'incitation à la consommation ? Mais la publicité n'a rien de doctrinal, elle est infra-idéologique, puisqu'elle en appelle le plus souvent à l'immédiat, à la libido, à ce qui ne pense pas ou qui n'est pas pensé. Les moyens subliminaux que les propagandistes et les publicitaires utilisaient allègrement il y a encore quelques décennies avaient la même fonction : requérir de la façon la plus impérieuse possible (viol des masses ?) ce qui ne pense pas.
Vous avez raison de soulever ce problème. Je ne pense pas plus qu'il y ait des capitalistes par essence qui seraient la source du mal et qui auraient un projet conscient propre à une doctrine qui serait le reflet parfait du capitalisme. Au contraire, on voit bien souvent que la pratique n'est pas contenue dans les textes. Je suis d'accord pour dire que ce que l'on peut critiquer dans la société capitaliste vise à empêcher de penser et que ce capitalisme n'est lui-même qu'un processus de sabotage. Mais il fonctionne par une foule de schémas, de symboles, de représentations, de conduites, etc., de préjugés, qui font notre quotidien. Ce n'est pas une volonté que l'on peut référer à autre chose qu'à la société comme inconscient social. Cependant, je dirais aussi que ce que nous pouvons déplorer et critiquer dans l'organisation sociale de notre monde actuel, c'est justement la façon dont tout ou presque participe d'un mouvement général qui mène, par ce qui compose notre quotidien, à cette non-pensée, à ce rapport faussé au réel, comme déconnecté. Cette non-pensée provient de choses héritées que nous reproduisons ou reconduisons, notamment d'éléments favorisant une certaine tendance excessive qui fait le capitalisme et ses conséquences et dérives.
Euterpe a écrit: Le capitalisme ? C'est le court-circuit de la pensée.
Belle définition. Mais en même temps triviale, tautologique, ou évidente, contenue par avance dans le terme lui-même, si l'on prend le capitalisme pour ce qu'il est, c'est-à-dire un mode d'organisation de l'activité économique, ou comme une pratique visant la production et la vente de biens, l'enrichissement par le biais d'une rationalisation en termes de moyen et de fin. Bref, ça ne pense pas. Éventuellement ça calcule, au travers d'une raison anonyme, objectivante. Cependant, on peut aussi dire que l'apparition de formes, de figures nouvelles, socialement instituées, admises, reconnues, transmises dans une sorte d'inconscient collectif, intégrées à la société et la faisant, associée à des pratiques et à des modes de pensée (l'ouvrier et le savoir informel dans l'usine ; la direction et les ingénieurs élaborant des modèles scientifiques d'organisation du travail), a joué sur les conditions de possibilité de représentation du réel et de soi comme en en faisant partie. De sorte qu'il y a aussi des doctrines et des pensées qui se font dans et par le capitalisme, qui font le capitalisme, qui lui permettent de se réaliser et en se réalisant de produire le réel.
Mais le paradoxe important me semble toutefois de voir que le relativisme post-guerre froide fait lui-même le jeu du capitalisme et que cette forme de pensée, ou plutôt de système de valeurs, produit son contraire. De plus, l'absence d'idéologie adverse a laissé le champ libre à la diffusion de significations qui ont pu produire à l'échelle mondiale les conditions d'une non-pensée généralisée. Le libéralisme va de soi, comme si c'était la fin de l'histoire (thèse de Fukuyama si je ne me trompe pas). Or le libéralisme est lui-même issu d'une tradition et est le fruit de la mise en relation de savoirs et pratiques. On pourrait certes dire qu'on trouve des germes qui permettent cette acceptation des logiques propres au libéralisme dans le
legein et le
teukhein (langage et technique, pour simplifier) mais le libéralisme est lui-même historique, surgissant comme tel, comme faisant sens comme tel, à un moment donné et il est d'abord issu d'une longue élaboration.
Peut-être faut-il plutôt dire d'emblée que le capitalisme est lui-même vide, absence de valeur ou destruction des valeurs, nihilisme, mais alors ce serait le confondre avec ses conséquences (même si elles en sont le seul indice, la seule effectivité). De plus, peut-on comprendre comment il peut être à la fois actif, positif, productif, et produit, et à la fois producteur de cette néantisation des hiérarchies, structures, jugements, etc., c'est-à-dire négateur, destructeur (mais peut-il détruire ce qui le permet, jusqu'où va-t-il ? Pourquoi le libéralisme continue-t-il s'il est censé mettre à mal les fondements culturels et sociaux ? Implique-t-il un certain type de fondement ou d'organisation du social qu'il ne nierait pas ?) ? Comment instituer quelque chose qui structure une déstructuration permanente et renouvelée sans cesse (même si l'on sait qu'il est un processus de destruction créatrice, de chamboulement permanent qui se nourrit du chaos) ?
[Une précision toutefois encore : si je critique le libéralisme économique et ce qu'il implique socialement, ses logiques, la façon dont il s'appuie sur le réel et de se légitimer, de s'exercer avec succès, je ne critique pas tant le libéralisme politique : je distingue un certain libéralisme politique critique, comme je l'ai déjà dit, d'un libéralisme politique institutionnel lorsqu'il se soumet aux logiques de domination et à l'économisme sous couvert de bonnes intentions, c'est-à-dire au fond lorsqu'il n'y a plus de politique ni de libéralisme tout court]
Euterpe a écrit: Décidément, résolument, ils n'ont pas d'idées, encore moins d'idéologie. A moins que, pour contracter un crédit tous les 5 à 7 ans, s'habiller à la mode, acheter une voiture, ouvrir un compte épargne, spéculer sur le cours du riz thaïlandais à Chicago, à moins que tout cela, donc, soit idéologique.
Ce n'est pas facile. On ne va pas spéculer parce que l'on suivrait une doctrine à la lettre, comme si l'on savait ce que l'on faisait, mais cela même que l'on ne questionne pas, que l'on consent à faire, que l'on tolère ou qu'on accepte, cela me semble relever d'une façon de voir le monde inscrite dans ce monde, issue d'un monde qui nous préexiste et qui nous forme. Nous sommes conditionnés par des choses que l'on n'interroge pas assez et dont on dépend. Si je m'habille à la mode je suis un ensemble de discours ou de pratiques qui sont socialement valorisés et permis, qui font partie du réel et qui font mon rapport à ce réel. Je vais au supermarché pour faire mes courses parce que j'y suis habitué, cela relève de la façon dont la société est faite et dont elle donne une place au supermarché qui a une place spécifique dans mon quotidien.
Le capitalisme (au sens large) peut être idéologique, en tant que production humaine réfléchie, consciente, et est en même temps autre chose, la réalité sociale elle-même qu'est notre époque, telle que la société actuelle se constitue et se donne à se penser. Le capitalisme comme organisation du réel, de la société, dépasse aussi ce que l'on peut en dire puisqu'il nous produit, c'est une forme sociale dont découle et à laquelle participe ce qui se trouve en elle. En même temps, je ne veux pas dire que le capitalisme existe en soi, quelque part, comme un objet, de manière pure. Mais c'est ce qui caractérise un ensemble de relations qui font notre temps. Concrètement, je pense de manière utilitariste, j'achète des aliments transformés en usines et vendus dans des supermarchés, je paye avec des euros que mes parents gagnent comme salariés d'entreprises, aliments que je mange devant la télévision elle-même produite en usine et qui diffuse des programmes qui sont des jeux ou des divertissements au sens large entrecoupés par des publicités qui me montrent ces mêmes aliments que je pourrais m'acheter en travaillant plus, ce que le Président de la République vante constamment, parlant de relancer l'emploi et la consommation pour améliorer le pouvoir d'achat, etc., etc. (On pourrait parler d'un imaginaire social, cependant je n'ai pas envie de me placer sous l'égide de Castoriadis, pour le moment, les choses sont encore confuses)
Euterpe a écrit: En Grèce déjà, mais aussi tout au long du XVIIIe siècle français et anglais, encore au XIXe siècle, on faisait et on refaisait cette constatation que la démocratie et la corruption vont de pair. C'est inévitable. On peut parer en partie la chose, mais jamais qu'en partie. Le fantasme actuel de la transparence, par exemple, n'a même pas les qualités de l'innocence. C'est de la bêtise pure et simple. Montesquieu après Aristote rappelle que la médiocrité est au centre de la vie politique (je fais court), et Royer-Collard après Montesquieu, rappelant que la vertu est une exception, disait qu'on ne saurait juger les hommes politiques au nom de la vertu. Que voulons-nous ? Une assemblée d'hommes exceptionnels, de génies ? Pour faire quoi ? Réaliser un programme génial ? Au profit de qui ? Qui en a besoin ? - Au peuple la vertu ; aux hommes politiques les vices ?
Vous avez raison de rappeler cela. Je ne vous contredirai pas. Je pense être suffisamment réaliste. Machiavel est un bon éducateur pour ce genre de choses. Et je ne crois pas que la politique puisse résoudre quoi que ce soit, elle n'est pas une science des solutions (peut-on com-prendre le réel, peut-on l'anticiper et annuler tout risque corrélatif à la nouveauté apportée par le futur ?), mais l'ouverture à des questions, à des problèmes qu'il faut traiter. Mais il n'y a pas non plus de "bonne gouvernance", comme on aime si bien nous le faire croire. Gouverner est très difficile, c'est rencontrer de toute part des résistances et des obstacles. Je ne crois pas non plus qu'une oligarchie de spécialistes, de techniciens, soit à même de comprendre quoi que ce soit au politique (justement parce que la nouveauté de l'événement ne se comprend pas à l'aune d'un savoir antérieur ; avec tous les spécialistes que nous avons en économie, pourquoi ne réglons-nous pas politiquement les situations de crise ?).
Par ailleurs, je critique le manquement aux principes républicains. Je critique le tort que l'on fait au peuple lorsqu'on ne le prend pas en compte, lorsqu'on craint ses décisions, lorsqu'on ne le laisse pas décider alors qu'on prétend incorporer en lui la souveraineté et que pourtant on la bafoue. Je pense aussi qu'on ne fait pas des citoyens lorsqu'on leur fait croire que leur responsabilité politique consiste à s'acquitter d'un droit (qui est pourtant un devoir) de donner son opinion une fois tous les cinq ans, ce qui sert à ne plus rien faire les autres jours. La formation de l'individu me semble aller de pair avec l'exercice de la citoyenneté, parce que la prise en compte du commun permet de se confronter à l'altérité et à nos limites, elle permet de s'approfondir et de se former au jugement, de savoir se donner une loi et donc de s'élever soi-même dans la prise en compte du réel, ce qui permet d'y vivre libre. S'engager politiquement, s'engager dans le monde, c'est aussi apprendre à vivre, apprendre à s'accepter, à s'affirmer, ce n'est pas subir et vivre dans le déni. Cela donne aussi du sens, parce que faire des choix c'est les assumer, les incarner, les prendre sur soi. Il me semble aussi, de manière arendtienne, que la politique est importante contre la tendance de la société actuelle à produire de l'im-monde, de l'acosmisme. La politique est aussi pour l'homme une façon d'habiter le monde. Sans elle, ne se retrouve-t-il pas comme un animal sans possibilité de se transcender, de "configurer un monde", de quitter sa place assignée ?