Ou bien il est difficile de faire tenir ensemble pensée et action (il faudrait définir leurs rapports), en tout cas pour le commun des mortels (chez le philosophe ou l'intellectuel c'est plus compliqué, cf. les différents types d'engagement et de relations entre théorie et pratique, entre l'auteur et le public, voir par exemple les différentes positions de Weber, Aron, Sartre et Foucault). Et puis la nécessité de prendre parti, c'est-à-dire de choisir, de s'engager, d'agir, peut aussi provenir d'une réflexion profonde sans pour autant que l'on s'enferme dans une certaine idéologie (quoiqu'on puisse considérer, comme Althusser, que l'homme ne cesse de produire de l'idéologie, tout simplement parce que pour vivre il a besoin de transformer son rapport au réel ; d'ailleurs on peut se demander si la subjectivité, comme individuation, n'étant qu'un mode d'être et de relation au monde, étant une partie jamais apte à devenir le tout, elle n'est pas nécessairement menée à oublier et néantiser d'autres parties du monde pour se constituer dans la constitution d'un rapport particulier au monde, monde qui n'advient que dans ce morcellement-là et non dans sa totalité - sinon il n'y aurait pas de transcendance).
Le problème de l'idéologie est certes de clamer détenir la vérité absolue et d'y conformer le réel (ou de l'objectiver, de le réduire, de le masquer, de le nier), toutefois on peut aussi dire qu'analyser tout sous le spectre de l'idéologie en la désignant comme mensongère revient à prétendre connaître soi-même la vérité, à y croire aussi (mais n'est-ce pas là aussi une forme d'idéologie ? Pourquoi cette croyance en la vérité ?). Certes, on pourra dire que l'on interprète le réel, qu'on le déforme, qu'on s'illusionne, mais qui a le monopole du réel ? A-t-on accès à la réalité dans sa pureté, à une réalité pure ? Que peut-on dire, d'ailleurs, de la singularité du réel (que peut-on dire... sans le biais du langage ? -sic-). Cependant, si le réel déborde toujours nos catégories, échappe au discours, alors il peut constituer un critère irréductible d'après lequel juger les idéologies qui sont restrictives et procèdent par la clôture et le partage du sensible. Un discours politique lucide, c'est-à-dire critique, devrait donc toujours prendre en compte sa propre altérité, l'excédent de réel et de signification qu'il ne maîtrise pas. C'est pourquoi l'attitude démocratique et philosophique peut consister au dialogue (même s'il est conflictuel, s'il doit l'être et l'est obligatoirement du simple fait de la dualité) tandis que le communiste, par exemple, considérera le bourgeois comme un ennemi à abattre. On pourrait aussi se demander si l'idéologie est première, si elle détermine le réel et la manière d'y vivre, ou si elle n'est que secondaire, ensemble de discours et de savoirs, de valeurs, issus, dérivés de luttes, de rapports de force, de stratégies qui participent à la construction du réel ou tout du moins du social (attribution des places, des rôles et des possibles).
S'il n'y a pas de vérité, au contraire, l'erreur devient une caractéristique fondamentale de la vie. Comment détermine-t-on un mode de vie si rien n'est donné d'emblée (la vérité absolue ; il y a bien entendu une société et des pratiques qui nous préexistent) ? Vivre revient en fait à s'inventer des fictions (dont certaines sont cependant nocives, en tant qu'elles ne sont pas lucides quant à leur propre fondement). Il faut assumer l'erreur pour vivre. Or on a aussi besoin de choisir, de juger, de trancher, d'agir, de créer. Cela requiert une certaine croyance au monde, de s'auto-déterminer pour incarner quelque chose au monde. Il faut aussi élaborer des principes pour guider notre action, même s'ils sont arbitraires. En ce sens, le positionnement politique me semble important, quelle que soit la vérité défendue. Nous vivons avec les autres et devons nous affirmer. La solution politique peut être un moyen de se réaliser comme c'était le cas dans la cité grecque : la politique constituait le lieu (par excellence) de la transcendance de chacun vers une vie supérieure, de la réalisation de soi, au travers du souci pour la cité et de la loi.
Aujourd'hui les choses ont bien changé, mais nous avons besoin de retrouver la politique, justement parce que nous ne voulons pas subir l'aliénation et la déshumanisation. C'est d'ailleurs sous couvert de la fin des idéologies que l'idéologie capitaliste ou "libérale" (technico-scientifique, ensembliste-identitaire, rationnelle, etc.) légitime des pratiques, des modes de relation, des façons de vivre qui mènent à quoi ? A l'infantilisation de l'homme, à son incapacité de penser par lui-même, de juger, d'assumer en dernière instance de choisir pour lui-même l'orientation de sa vie (hors des normes, de l'abêtissement). Au contraire, après la mort de Dieu, la politique constitue le meilleur moyen pour l'homme de tenter de (re)devenir maître de son destin, de retrouver le "sens de la Terre" pour reprendre l'expression de Nietzsche. Oser décider, commander, agir, etc.
Bien entendu, je ne parle pas là de la politique électoraliste, "politicienne", populiste, clientéliste, qui fait la politique médiocre de notre temps (c'est le problème de la démocratie libérale et représentative). Je ne parle pas non plus des dérives extrémistes qui ont provoqué les totalitarismes. Tout ça me semble évidemment critiquable et à prendre en compte. Mais ça n'interdit pas de choisir une voie, un parti, un engagement quel qu'il soit, pour faire sa vie, et cela n'enferme pas systématiquement dans certaines catégories. On peut encore faire preuve de discernement, se remettre en question, surtout lorsqu'il s'agit de faire selon certains principes qui peuvent souvent être trahis. S'il y a une véritable exigence à l'œuvre alors elle n'est jamais remplie, elle est ouverture permanente, visée toujours rappelée, permettant de revenir sur soi-même pour interroger notre situation, notre action et ses conditions, nos valeurs ; ça me semble même être contraire au dogmatisme ou au grégarisme (l'homme de la masse et l'individu-consommateur pensent-ils ? Ont-ils un engagement existentiel particulier où leur vie et leur rapport au monde sont mis en jeu, problématisés ?). Le problème est plutôt : se donne-t-on les moyens de viser nos exigences, a-t-on même des exigences et lesquelles ? Ce qui renvoie, certainement, au problème de l'éducation, de l'apprentissage de l'autonomie (savoir se donner des lois, agir librement, décider, et en même temps se limiter, ne pas faire preuve d'aveuglement et de démesure, s'interroger, être critique, sortir des évidences, de certaines habitudes, etc.).