2
[...]
Il n'a jamais été facile à la pensée gréco-romaine de concevoir la réalité comme dynamisme. Elle ne pouvait pas se déprendre du visible ― ou de ce qu'elle y substituait ― de même que l'enfant ne comprend bien, d'un livre, que les illustrations. Tous les efforts de ses philosophes pour vaincre cette limitation et passer outre furent vains. Dans toutes leurs tentatives agit, plus ou moins, comme paradigme, l'objet visuel qui, pour eux, est la "chose" par excellence. Ils ne peuvent concevoir qu'
une société,
un État dont l'unité ait le caractère de contiguïté visuelle, une cité par exemple. La vocation intellectuelle de l'Européen est opposée. La chose visible lui apparaît, en tant que visible, comme un simple masque, apparence d'une force latente qui s'emploie continuellement à la produire et qui en constitue la véritable réalité... Là où la force, la
dynamis agit uniformément, il y a une unité réelle, quoique nos yeux ne nous montrent comme manifestation de cette unité, que des choses éparses.
Nous retomberions dans les limitations des anciens si nous ne découvrions l'unité du pouvoir que là où ce pouvoir a déjà pris des masques connus, et pour ainsi dire figés, d'État, c'est-à-dire dans les nations particulières de l'Europe. Je nie résolument que le pouvoir public décisif agissant dans chacune d'elles, consiste uniquement dans son pouvoir public intérieur ou national. Il faut reconnaître enfin, une fois pour toutes, que depuis bien des siècles ― et consciemment depuis quatre siècles ― les peuples de l'Europe vivent soumis à un pouvoir public si purement dynamique qu'il ne supporte que des dénominations tirées des sciences mécaniques : équilibre européen,
balance of power. Voilà le vrai gouvernement de l'Europe, celui qui, à travers l'histoire, règle le vol de cet essaim de peuples laborieux et combatifs comme des abeilles, échappés des ruines de l'ancien monde. L'unité de l'Europe n'est pas une fantaisie. Elle est la réalité même ; et ce qui est fantastique c'est précisément l'autre thèse : la croyance que la France, l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne sont des réalités substantives, indépendantes.
On comprend bien pourtant que tout le monde ne puisse percevoir clairement la réalité de l'Europe ; car l'Europe n'est pas une "chose", mais un équilibre. Déjà au XVIIIe siècle l'historien Robertson disait que l'équilibre européen est "the great secret of modern politics".
C'est un secret, en effet, important et paradoxal. Car l'équilibre ou la balance des pouvoirs est une réalité qui consiste essentiellement dans l'existence d'une pluralité. Si cette pluralité se perd, l'unité dynamique s'évanouit. L'Europe est bien un essaim : beaucoup d'abeilles, mais un seul vol.
Ce
caractère unitaire de la magnifique pluralité européenne est ce que j'appellerais volontiers
la bonne homogénéité, l'homogénéité féconde et désirable, celle qui faisait déjà dire à Montesquieu : "L'Europe n'est qu'une nation composée de plusieurs", et qui amenait Balzac à parler plus romantiquement de "la grande famille continentale, dont tous les efforts tendent à je ne sais quel mystère de civilisation".
3
[...]
Sur toute la surface de l'Occident triomphe aujourd'hui une forme d'homogénéité qui menace de consumer ce trésor. Partout l'homme-masse a surgi ― [...] ― un type d'homme hâtivement bâti, monté sur quelques pauvres abstractions et qui pour cela se retrouve identique d'un bout à l'autre de l'Europe. C'est à lui qu'est dû le morne aspect, l'étouffante monotonie que prend la vie dans tout le continent. Cet homme-masse, c'est l'homme vidé au préalable de sa propre histoire, sans entrailles de passé, et qui, par cela même, est docile à toutes les disciplines dites "internationales". Plutôt qu'un homme c'est une carapace d'homme, faite de simples
idola fori. Il lui manque un "dedans", une intimité inexorablement, inaliénablement sienne, un moi irrévocable. Il est donc toujours en disponibilité pour feindre qu'il est ceci ou cela. Il n'a que des appétits ; il ne se suppose que des droits ; il ne se croit pas d'obligations.
C'est l'homme sans la noblesse qui oblige ―
sine nobilitate ― le snob.
Ce snobisme universel qui apparaît si nettement, par exemple, dans l'ouvrier actuel, a aveuglé les âmes et empêche de comprendre que si toute structure acquise de la vie continentale doit en effet être dépassée, encore faut-il que cela se fasse sans perte grave de sa pluralité interne. Mais
le snob qui a été vidé de son propre destin, qui ne sent pas qu'il est sur la terre pour accomplir quelque chose de déterminé et d'inchangeable, est incapable de comprendre qu'il y a des missions spéciales et des messages particuliers. Pour cette raison, il est hostile au libéralisme, d'une hostilité qui ressemble à celle du sourd envers la parole. Liberté a toujours signifié en Europe, franchise, libération pour pouvoir être ce que nous sommes authentiquement. L'on comprend que ceux qui savent n'avoir pas d'authentique besogne à remplir aspirent à s'en débarrasser.
Avec une étrange facilité, tout le monde s'est mis d'accord pour combattre et accabler le vieux libéralisme. La chose est suspecte ! car d'habitude les gens ne tombent d'accord que sur ce qui est un peu vil ou un peu sot. Je ne prétends pas que le vieux libéralisme soit une idée pleinement raisonnable. Comment le serait-il puisqu'il est vieux et que c'est un... "isme" ! Mais je pense qu'il contient une théorie sur la société beaucoup plus profonde et plus claire que ne le supposent ses détracteurs collectivistes ―
qui commencent par ne pas la connaître. Il y a de plus dans le libéralisme une intuition hautement perspicace de ce que l'Europe a toujours été.
José Ortega y Gasset, La Révolte des masses (1926). Préface écrite en 1937 pour l'édition française.
A la lecture de ce premier passage, on peut se douter assez vite que l'homogénéisation de l'Europe, tant décriée aujourd'hui et depuis plus d'un demi-siècle, n'est pas le fait de méchants Américains dont la mission serait d'aplanir toute forme de civilisation au profit d'un seul type d'homme invariablement décliné sur toute la surface du globe (du reste, on parlait déjà d'américanisation en Europe dès après la première guerre mondiale... C'est vrai qu'écouter du jazz et fumer des
Lucky Strike, c'est être américanisé...). L'homme-masse est le produit d'une seule chose : la technicisation du monde, sachant que l'État n'est rien d'autre que la technicisation du politique et du social (lire Ellul en plus d'Ortega). Les Américains ont-ils inventé l'État ? Non. Ont-ils initié la technicisation du monde ? Non. Qui sont les inventeurs ? Les Européens.
Quelles sont, maintenant, les caractéristiques de l'homme-masse (homme sans qualité, homme sans humanité) ? Il n'a pas d'histoire, il n'a pas de devoirs, il n'a pas d'intériorité : c'est le tombeau de la noblesse. Rend-il toute aristocratie impossible cependant ? Non. La tâche de l'Europe est ou serait d'en inventer de nouvelles. Mais cela n'est pas possible tant qu'existe l'État moderne (i. e. la technicisation du politique appliquée à tout, à tous les aspects du quotidien, ce qui équivaut à la disparition de la société ; or il n'y a plus de société réelle, depuis longtemps), tant que la passion égalitaire écrasera toutes les autres, et cela n'est pas possible non plus sans le libéralisme. Ah ! Voilà plus qu'une mauvaise nouvelle aux oreilles de bien de nos frères en humanitude, qu'on entend glousser d'ici (qu'il s'agisse de la droite jacobine ou des socialistes : tous, ils sont pour l'État ; tous, ils sont contre la société). Pas de libéralisme : pas d'aristocratie (pas d'élite). Alors, évidemment, une question se pose : de quel libéralisme parlons-nous ? Qu'est-ce que c'est que cette mauvaise blague ? se demanderont même certains (mauvaise pour ceux seulement, et ils sont les plus nombreux, à ne pas savoir ce qu'on appelle libéralisme, comme le rappelait Ortega en... 1926 ! Sourd une fois, sourd toujours).
On pourrait citer plus d'un texte montrant qu'il y a bel et bien un rapport entre les libéraux et la question de l'aristocratie (pas seulement la classe "sociale", mais l'élite), et pour être le plus exact possible, que l'aristocratie est le projet par excellence du (vieux) libéralisme. Du reste, j'ai eu l'occasion de le dire ailleurs, un libéral est plus volontiers royaliste que démocrate (cf. la question des élections censitaires et notamment la notion de "capacités"). Deux courts exemples :
Nous n'avons plus, ou nous n'avons point encore d'aristocratie, il nous faut la recevoir du temps. Le pouvoir aristocratique créé par la Charte n'est encore qu'une fiction ; il réside uniquement dans la vertu, le courage et les lumières des hommes qui l'exercent. Il ne se réalisera que quand il sera l'expression fidèle de supériorités réellement existantes et universellement reconnues.
Royer-Collard, discours prononcé en 1816 à la Chambre des députés.
Rappel : sous la Restauration, le pouvoir aristocratique, c'est la Chambre des pairs.
Un discours prononcé en 1831, au moment de l'abolition de l'hérédité de la pairie, que Royer-Collard était l'un des derniers à défendre, et qui suscita l'un de ses plus beaux discours :
L'hérédité de notre pairie est une bonne ou une mauvaise institution ; c'est uniquement de quoi il s'agit. Est-elle mauvaise, fût-elle d'hier, il faudrait l'abolir. Mais si l'institution est salutaire, ne lui demandez pas d'où elle vient, ni sous quel astre elle est née. Qu'importe qu'elle ait précédé la révolution de juillet ? Tant mieux ; comme le chêne, elle se sera affermie dans la tempête. Je la voudrais bien plus ancienne qu'elle ne l'est ; car je fais cas de l'élément aristocratique dans la composition d'un gouvernement, et je subis volontiers le ridicule de citer à l'appui de cette opinion les noms surannés de Cicéron, de Tacite, de Montesquieu. Cependant, Messieurs, pour n'être ni un débris vénérable des âges, ni la création improvisée d'une révolution récente, la pairie française en est-elle moins ce qu'elle doit être selon l'état de notre société, l'assemblage des supériorités réelles que celle-ci renferme ? Quel pays en Europe, sans en excepter l'Angleterre et sa glorieuse aristocratie, présenterait une élite d'hommes plus considérables à toutes sortes de titres, la gloire des armes, les services politiques, l'éclat des talents, j'ajoute les illustrations de naissance, car je veux le dire en ce jour, un nom historique est une grandeur, et le respect de la gloire passée prend sa source dans de nobles sentiments.
[...].
[...]. [L'hérédité] n'est pas seulement la meilleure loi et la plus libérale, elle est la loi nécessaire de la pairie. [...]. La pairie est représentative. Ce qu'elle représente dans le gouvernement, au contraire de la Chambre élective, c'est l'inégalité, c'est-à-dire les supériorités, non pour leur intérêt, mais pour la protection de la société entière. [...].
La nécessité de la pairie, la nécessité de l'hérédité, c'est, Messieurs, une seule et même nécessité sur laquelle il faut craindre de remporter une victoire qui serait sévèrement punie. Avec l'hérédité de moins, vous aurez de moins la pairie. La pairie de moins n'est pas seulement une altération profonde de notre Constitution, n'est pas seulement une révolution dans le gouvernement, c'est, je le crains, Messieurs, la dissolution du gouvernement lui-même, et peut-être de l'ordre social. Vous tombez tout d'un coup dans la démocratie royale, pour combien de temps ? Vous le savez, vous l'avez appris de l'Assemblée constituante. La garantie accordée aux supériorités a cet avantage, entre beaucoup d'autres, qu'elle les interpose immobiles et impénétrables entre le trône et le peuple. Qu'elles se retirent, et le trône à découvert, battu sans relâche par les flots croissants de la démocratie, s'écroule misérablement entraînant tout dans sa chute. Je me suis toujours gardé d'être républicain en France, et le temps serait mal choisi pour le devenir ; cependant, je le déclare, la république, oui, la république, avec un Sénat héréditaire, me semble bien moins insensée, bien moins impossible que la démocratie royale. Allons au vrai ; la démocratie royale, qu'elle daigne ou non garder son fantôme de royauté, est ou sera bientôt la démocratie pure.
Discours prononcé en 1831 à la Chambre des députés.
Allez, un effort ! Lisons cette mauvaise blague espagnole !
Lorsque Guizot, par exemple, oppose la civilisation européenne à toutes les autres, en faisant remarquer que jamais en Europe aucun principe, aucune idée, aucun groupe, aucune classe n'a triomphé sous une forme absolue et que c'est à cela que sont dus son développement permanent et son caractère progressif, nous ne pouvons nous empêcher de dresser l'oreille. [...]. [Il] est incroyable, en effet, que pendant les premières années du XIXe siècle, époque de rhétorique et de confusion, un livre tel que l'Histoire de la civilisation en Europe ait pu être écrit. L'homme d'aujourd'hui y peut encore apprendre comment la liberté et le pluralisme sont deux choses réciproques et constituent toutes les deux l'essence permanente de l'Europe.
Mais Guizot a toujours eu une mauvaise presse, comme d'ailleurs tous les doctrinaires. [...]. Quoi qu'il en soit, je veux avoir le courage d'affirmer que ce groupe de doctrinaires, la risée de tous, l'objet des plus basses plaisanteries, représente à mon avis la plus haute valeur politique du continent au XIXe siècle. Les doctrinaires ont été les seuls à percevoir clairement ce qu'il fallait faire de l'Europe après la grande Révolution ; et ce furent de plus des hommes qui imprimèrent à leur physionomie quelque chose de digne et de distant qui s'opposait à la frivolité et à la vulgarité croissantes du siècle. [...]. L'impression radicale qu'exister c'est résister, était devenue chez eux un véritable instinct ; ils sentaient pour ainsi dire que la vie consiste à planter les talons dans le sol pour ne pas être entraînés par les courants. Dans une époque comme la nôtre, où tout est "courants" et "abandons", il est bon de prendre contact avec des hommes qui "ne se laissent pas entraîner". Les doctrinaires représentent un cas exceptionnel de responsabilité intellectuelle ; c'est-à-dire de ce qui a le plus manqué aux intellectuels européens depuis 1750. Et ce défaut est en même temps une des causes profondes du présent désarroi.
Je vais le dire sans ambages, et de la manière la plus... comment dit-on déjà ? Ah oui ! "antipathique", "autoritaire", "fascisante"... Qui ne connaît ni le nom, ni les œuvres, ni les discours du groupe qu'on appelait les Doctrinaires ou de ceux qui en étaient proches, dans la première moitié du XIXe siècle, ne connaît rien au libéralisme. Qui n'a pas lu Guizot, Royer-Collard, Rémusat, Barante, de Broglie, Jordan, Mounier, de Serre, etc., n'a qu'un devoir : les lire s'il est disposé à savoir de quoi il parle, ou se taire.
Mais je ne sais pas si même en m'adressant à des lecteurs français, je puis parler du doctrinarisme comme d'une grandeur connue. Car, le fait est scandaleux mais vrai, il n'existe pas un seul livre qui s'efforce de préciser ce que pensait ce groupe d'hommes. D'ailleurs, si incroyable que cela paraisse, il n'existe pas davantage de livre moyennement sérieux sur Guizot*, ni sur Royer-Collard. Il est vrai que ni l'un ni l'autre n'ont jamais publié un sonnet. Mais enfin, ils ont pensé ; ils ont pensé avec profondeur et originalité sur les problèmes les plus graves de la vie publique européenne ; et ils ont forgé la doctrine politique la plus estimable de tout le siècle. On ne pourra pas reconstruire l'histoire du XIXe siècle si l'on n'acquiert pas une connaissance intime des modalités sous lesquelles les grandes questions se posaient pour ces hommes.
*Dans son œuvre, Ortega précise que l'historien français Pouthas ayant dépouillé les archives de Guizot, il avait préparé le travail de futurs historiens désireux d'étudier l'homme. C'est aujourd'hui chose faite. Pierre Rosanvallon a publié des travaux incontournables sur Guizot, de même Laurent Theis. Bref : nous n'avons plus, ni les moyens ni le droit de ne pas le connaître... Pour Royer-Collard, malheureusement, nous n'avons rien, sinon ses discours politiques.Entrons dans le vif du sujet. Qui sont les doctrinaires, que peut-on dire de leur(s) pensée(s) ?
En eux, s'est conservée active la meilleure tradition rationaliste où l'homme prend avec lui-même l'engagement de chercher des choses absolues. Mais à la différence du rationalisme lymphatique des encyclopédistes et des révolutionnaires qui trouvent l'absolu dans des abstractions de pacotille, les doctrinaires découvrent que l'histoire est le véritable absolu. L'histoire est la réalité de l'homme. Il n'en a point d'autre. C'est en elle que l'homme est arrivé à se faire tel qu'il est. Nier le passé est absurde et illusoire car le passé c'est le naturel de l'homme qui revient au galop. Si le passé est là, s'il s'est donné la peine de "se passer", ce n'est pas pour que nous le reniions, mais pour que nous l'intégrions. Les doctrinaires méprisaient les "droits de l'homme" parce que ce sont des absolus "métaphysiques", des "abstractions", des irréalités. Les véritables droits sont les droits qui réellement se trouvent là, parce qu'ils sont apparus et se sont consolidés dans l'histoire ; tels : les "libertés", la légitimité, la magistrature, les "capacités". S'ils vivaient aujourd'hui, les doctrinaires auraient reconnu le droit de grève (non politique) et certaines formes du contrat collectif. Pour un Anglais rien de plus évident que tout ceci. Nous autres cependant, les hommes du continent, nous n'en sommes pas encore arrivés à ce stade.
Tiens, comme c'est curieux... Dressons l'oreille.
Mais nos collectivistes actuels sont victimes d'une semblable ignorance de ce qu'était le vieux libéralisme lorsqu'ils supposent sans plus, comme si la chose était indiscutable, qu'il était individualiste. Sur tous ces sujets, les notions, je l'ai déjà dit, sont des plus confuses. [...].
1° Le libéralisme individualiste appartient à la flore du XVIIIe siècle ; il inspire en partie la législation de la Révolution française, mais il meurt avec celle-ci.
2° La création caractéristique du XIXe siècle a été justement le collectivisme. C'est la première idée que ce siècle invente, dès sa naissance ; et cette idée n'a fait que grossir au cours de ses cent années jusqu'à inonder l'horizon tout entier.
3° Cette idée est d'origine française. Elle apparaît pour la première fois chez les archi-réactionnaires de Bonald et de Maistre. Elle est, dans son essence, acceptée immédiatement, par tout le monde, sans autre exception que Benjamin Constant, un "retardé" du siècle précédent. Mais elle triomphe chez Saint-Simon, chez Ballanche, chez Comte. Elle pullule un peu partout.
Le collectivisme, vous ne rêvez pas, est bien une idée inventée par ce qu'on appellerait aujourd'hui la... droite, comme l'affirme Ortega. Tout de même, à quoi on s'expose...
Mais voici qui est plus important. Lorsqu'en suivant le siècle, nous en arrivons aux grands théoriciens du libéralisme ― Stuart Mill ou Spencer ― nous sommes surpris de voir que leur prétendue défense de l'individu ne consiste pas à démontrer que la liberté est bienfaisante ou intéressante pour l'individu, mais au contraire qu'elle est bienfaisante ou intéressante pour la société. L'éclat agressif du titre que Spencer a choisi pour son livre ― L'individu contre l'État ― a causé l'incompréhension têtue de ceux qui ne lisent des livres que le titre. En effet, individu et État ne signifient, dans ce livre, que deux organes d'un même sujet : la société. Et l'objet de la discussion est de savoir si certaines nécessités sociales sont mieux servies par l'un ou par l'autre organe. C'est tout. Le fameux "individualisme" de Spencer se débat constamment dans l'atmosphère collectiviste de sa sociologie. Et en fin de compte, il résulte que Spencer, comme Stuart Mill, traite les individus avec la même cruauté socialisante que celle des termites envers certains de leurs congénères, qu'ils engraissent pour sucer ensuite leur substance. La primauté du collectif était donc, pour Spencer et pour Mill, la base évidente sur laquelle dansaient ingénument leurs idées.
Ainsi donc, ma défense du vieux libéralisme est ― on le voit ― toute chevaleresque, gratuite et désintéressée. Car pour ma part, je ne suis rien moins qu'un "vieux libéral". C'est que la découverte ― sans doute glorieuse et essentielle ― du social, du collectif, était alors trop récente. Et les libéraux tâtaient plus qu'ils ne voyaient ce fait que la collectivité est une réalité différente des individus et de leur total pur et simple. Mais ils ne savaient pas bien en quoi elle consiste et quels sont ses attributs véritables. D'autre part, les phénomènes sociaux du temps camouflaient la véritable physionomie de la collectivité parce qu'à ce moment, la collectivité avait intérêt à bien engraisser les individus. L'heure du nivellement, de l'expoliation, du partage dans tous les ordres n'avait pas encore sonné. Les "vieux libéraux" s'ouvraient donc au collectivisme qu'ils respiraient sans prendre assez de précautions. Mais, après avoir perçu clairement ce que, dans le phénomène social, dans le simple fait collectif en soi, il y a de bienfaisant, mais, d'un autre côté, de terrible, d'effroyable, nous ne pouvons adhérer qu'à un libéralisme de style radicalement nouveau, moins naïf, de plus adroite belligérance [...].
Ainsi, le libéralisme est devenu plus combatif, parce que le fait collectif, tel qu'il se développe depuis le XIXe siècle, menace cela même qui le rend justement acceptable et bienfaisant : l'individu. Or un fait collectif n'est acceptable que s'il est un composé, une combinaison, une pluralité irréductible.
Il était toutefois impossible que des hommes aussi perspicaces que ceux-là n'entrevissent pas à certains moments les angoisses que leur temps nous réservait. [...]. "A part les doctrines particulières des penseurs individuels, il y a aussi dans le monde une forte et croissante inclination à étendre d'une manière outrée le pouvoir de la société sur l'individu, et par la force de l'opinion et même par celle de la législation. Or, comme tous les changements qui s'opèrent dans le monde ont pour effet d'augmenter la force de la société et de diminuer le pouvoir de l'individu, cet empiètement n'est pas un de ces maux qui tendent à disparaître spontanément ; bien au contraire, il tend à devenir de plus en plus formidable. La disposition des hommes, soit comme souverains, soit comme concitoyens, à imposer leurs opinions et leurs goûts pour règle de conduite aux autres, est si énergiquement soutenue par quelques-uns des meilleurs et quelques-uns des pires sentiments inhérents à la nature humaine, qu'elle ne se contraint jamais que faute de pouvoir. Comme le pouvoir n'est pas en voie de décliner mais de croître, on doit s'attendre, à moins qu'une forte barrière de conviction morale ne s'élève contre le mal, on doit s'attendre, disons-nous, dans les conditions présentes du monde, à voir cette disposition augmenter."*
Mais ce qui nous intéresse le plus chez Stuart Mill, c'est sa préoccupation devant cette homogénéité de mauvais aloi qu'il voyait croître dans tout l'Occident. C'est elle qui le poussa à se réfugier dans une grande pensée émise par Humboldt dans sa jeunesse. Pour que l'être humain s'enrichisse, se consolide et se perfectionne, il faut, dit Humboldt, qu'il existe une "variété des situations". Ainsi, lorsqu'une possibilité fait faillite, d'autres restent ouvertes. A l'intérieur de chaque nation et dans l'ensemble des nations il faut que des circonstances différentes se produisent. Rien n'est plus insensé que de jouer toute la vie européenne sur une seule carte, sur un seul type d'humanité, sur une "situation" identique. Éviter cela a été la secrète réussite de l'Europe jusqu'à ce jour ; et c'est la conscience ferme ou hésitante de ce secret qui a toujours poussé à parler le constant libéralisme européen. En cette conscience, la pluralité continentale se reconnaît elle-même, comme une valeur positive, comme un bien et non comme un mal.
*On trouverait maints échos à ce passage de Stuart Mill, chez Tocqueville, par exemple, et jusque chez Philippe Bénéton.On pourrait s'amuser à citer des passages entiers de Benedetto Croce, de Denis de Rougemont, de Hayek, etc., nous n'aurions que la confirmation d'une seule et même chose : 99% de ceux chez qui afflue le fiel jubilatoire de dire n'importe quoi des libéraux, non seulement n'en connaissent foutre rien, mais feraient mieux de se pencher plus attentivement sur l'état réel des sociétés contemporaines. Y a-t-il des libéraux quelque part ? Si peu, en vérité, et comme on ne les lit guère ou qu'on ne les entend guère, autant dire qu'ils n'existent pas ou plus (d'autant qu'ils ne sont pas là où on croit, ni ne sont ceux qu'on croit). La démocratie, que Royer-Collard combattait avec l'acuité de qui a vu de près ce que c'est que l'homme-masse, n'est autre que le versant effroyable dont parle Ortega à propos du social tel qu'il prend forme et corps, progressivement, au XIXe siècle. La démocratie, impossible sans l'État, impossible sans la technique, i.e. sans les moyens mêmes de l'égalité, c'est le refus, le mépris, la disparition, la destruction même de toute aristocratie. Rien n'est plus matérialiste au sens trivial du terme, quand les (vieux) libéraux méprisent le capitalisme, eux.
Alors ce n'est pas à coups de "c'était mieux avant" qu'on va pouvoir élucider le mal si durable dans lequel nous sommes empêtrés, encore moins en accusant un pays et un peuple que les Français sont ridiculement incapables de connaître ou de comprendre. Les Français qui brandissent la culture en pontifiant pour se plaindre de ce que leurs voisins sont des écervelés participent beaucoup plus qu'ils ne seraient prêts à l'admettre au mal qu'ils dénoncent. Voilà pourquoi il est urgent de comprendre intimement le discours de Strauss à ce propos, dont on a un bon aperçu dans le sujet proposé par Thrasymaque. Combien de nazis "cultivés" pour une barbarie sans nom ? Vous voulez une aristocratie ? Retroussez-vous les manches, et cessez de forclore le réel dans vos tours d'ivoire psychologiques.