NOU-JE a écrit: elle rejoint une question plus générale qui existe déjà dans l'histoire de la philosophie, la question de la relation entre l'esprit et une technique
Non. Vous reprenez Stiegler dans le texte sans vérifier. Stiegler s'en sort parce qu'il ne s'attarde pas sur la
technè des philosophes grecs, le
teukhein chez Castoriadis, ni la masse volumineuse des travaux dédiés à la technique, à commencer par les œuvres d'Ellul, qui a parfaitement distingué entre
opération technique et
phénomène technique. Subsumer sous la technique l'écriture, l'imprimerie, la râpe à fromage et les technologies numériques, c'est d'emblée avoir tout faux, parce que ce ne sont pas de mêmes choses ; et c'est pour le moins manquer de rigueur que de multiplier les références aux Grecs comme le fait Stiegler, en croyant que ça va passer comme une lettre à la poste et le dispenser de prendre en considération les difficultés étymologiques, conceptuelles, etc., liées à l'usage que faisaient les Grecs de leur langue.
Avec son emploi du mot
pharmakon, on tombe franchement dans le ridicule. Si j'envoie une tomate sur la tête d'un voisin, je me trouve exactement dans l'interprétation et l'usage qu'en fait Stiegler : la tomate devient aussi ambivalente que la technique (ambivalence de la technique qu'il ne peut pas ne pas avoir reprise d'Ellul, puisqu'il en est l'auteur), et elle illustre on ne peut mieux la pharmacologie : il y a un bon et un mauvais usage de la tomate. En user aussi légèrement avec la technique et la pharmacologie, c'est bâtir un château de cartes...
NOU-JE a écrit: Je propose donc de dépasser l'idée qu'internet soit, comme vous le dites, une "drogue"
Mais personne ne dit qu'internet est une drogue. On dit que certains usagers en usent comme d'une drogue. N'oubliez pas les usagers. Une râpe à fromage posée sur une table depuis des millions d'années n'est pas encore une râpe à fromage : elle ne le sera que lorsqu'un homme viendra la prendre pour râper du fromage. Un objet technique est un outil, autrement dit se définit aussi par sa
fonction (ce à quoi il est destiné : sa destination). Les fonctions d'internet n'étaient pas préétablies, toutes n'étaient pas prévues ou prévisibles : on lui invente des fonctions avec les usages qu'on en fait (admirer les photos de futures victimes en provenance de Thaïlande, acheter en soldes tout l'équipement dont j'ai besoin pour gravir la Tête à Pierre Grept et atteindre le Sex des Branlettes, créer un site dédié à la préservation des ouassous, etc.). Internet est donc plus qu'un outil parce qu'il n'a pas été conçu pour une fonction plutôt qu'une autre ; s'il ne s'était agi que d'un moyen supplémentaire donné aux entreprises pour communiquer en instantané, on n'aurait jamais retrouvé internet dans le civil... Comme pour les téléphones portables, il a fallu créer un marché, autrement dit créer une demande, parce qu'elle n'existait pas et qu'il fallait trouver un débouché, une rentabilité. On a fait mieux :
on a créé un besoin. Or, dès le moment o
ù un objet devient un besoin, il y a, de fait, une perversion de l'usage qui lui est associé. Les besoins sont naturels, pas techniques. De quoi avons-nous besoin ? Dormir, manger, et quelques autres choses. Quand on sort du cercle que tracent nos besoins, nous entrons dans autre chose, comme le désir par exemple. Voyez comme les choses se compliquent, d'un coup.
Maintenant, avec les
hypomnemata qui lui servent de nœud pour tisser son délire, il est encore plus facile de montrer ce qui ne va pas. L'écriture suppose trois choses : l'acte d'écrire, l'acte de lire, un support (pierre, papyrus, parchemin, papier). On constate que l'écriture ne fait pas disparaître l'oral (fût-ce un dialogue intérieur). Jusqu'à la Renaissance,
la lecture est orale et collective ; la lecture "privée" et silencieuse est d'apparition tardive. Si l'oral est transposable de la parole à l'écrit, la mémoire aussi et nécessairement. Nous sommes donc loin de la seule extériorisation technique, car l'écriture et l'écrit mobilisent, requièrent la mémoire. C'est encore de la mémoire en acte. Quand vous écrivez un message pour un forum, vous utilisez un clavier ; ce n'est plus de l'écrit, c'est du tapuscrit, vous n'avez plus de rapport avec la matière du support sur lequel vous écrivez : vous n'écrivez pas sur quelque chose, puisque l'informatique dématérialise les choses, de sorte qu'en fait,
vous n'écrivez pas du tout, mais vous appuyez sur des touches où les lettres sont préenregistrées (disparition de la calligraphie, de la graphie, de l'écriture donc), avec un écran qui rend visibles les lettres correspondant aux touches sur lesquelles vous appuyez. Il y a disjonction entre la main, les yeux et la pensée (on commet plus de fautes d'orthographe, on ne découvre ce qu'on écrit qu'après l'avoir écrit - et surtout si on l'imprime : on le (re)matérialise -, on lit les yeux rivés sur un écran, pas sur une feuille, ni la tête orientée en bas, etc.). L'écriture mobilise la mémoire ; l'informatique la rend inutile, la fait disparaître. Ni d'un côté ni de l'autre il n'y a hypomnésie. L'écriture n'est pas une extériorisation technique de la mémoire,
c'est de la mémoire ; internet n'en est pas plus une extériorisation technique, la mémoire a
disparu.
NOU-JE a écrit: si nous sommes, au moment où j'écris, une majorité à répondre oui à la question, ce n'est pas nécessairement pour des raisons négatives
S'il y a addiction, il n'y a rien de "positif".
NOU-JE a écrit: n'oublions pas l'utilité d'internet dans la mise en route des révolutions arabes, sans dire qu'il s'agit de la seule et unique technique révolutionnaire à laquelle ces peuples aient eu recours pour enclencher leur élan d'émancipation générale.
C'est un relais efficace (ubiquité), qui a sans doute permis d'épargner beaucoup de vies ; mais les révolutions auraient eu lieu de toute façon (avec une tournure effroyable en Lybie et en Égypte, qui comptent pourtant déjà beaucoup de victimes). Mais le cas de la Syrie montre qu'internet ou pas, une révolution n'a pas lieu en dehors des conditions qui la rendent possible.
NOU-JE a écrit: Bernard Stiegler affirme (notamment dans une vidéo intitulée L'écriture et le numérique) qu'originellement, la philosophie est un discours sur les hypomnémata, c'est-à-dire sur l’extériorisation technique de la mémoire. L'écriture est un outil mnémotechnique (Platon, l'écriture, Phèdre) d'une manière générale. Elle l'est aussi bien pour l'individu que pour la collectivité : l'écriture permet la constitution de la société grecque, car elle permet la constitution du Droit, son "devenir profane", mais aussi, d'une manière plus générale, elle permet la politeia. Sans écriture, le Droit ne peut être rédigé, l'État ne peut encore se constituer en tant que pouvoir séparé.
Stiegler ne sait pas de quoi il parle, il n'a que le souci de donner du "corps" à son discours en interprétant les choses comme ça l'arrange. Tous les monuments égyptiens étaient des livres à ciel ouvert depuis des milliers d'années quand Platon écrivait, ne parlons pas des Sumériens avec l'écriture cunéiforme et de l'akkadien chez les Assyriens et les Babyloniens. L'affaire n'est pas mnémotechnique, mais politique, religieuse, commerciale. Ça permet de centraliser le pouvoir, de le matérialiser en uniformisant un territoire par de mêmes informations, de faire des opérations comptables pour les échanges commerciaux, de magnifier le détenteur du pouvoir, etc. Pour Platon, le problème de l'écriture est ailleurs (et de toute façon il a choisi l'écriture la plus orale, puisque ses œuvres sont des dialogues, forme d'écriture qui lui vient en droite ligne du théâtre (il fut dramaturge avant d'être philosophe).