Bonjour,
Je suis un nouveau venu sur ce forum, que je trouve de très bonne tenue, et je souhaite réagir ici pour la première fois.
Il me semble qu'il serait intéressant de revenir à la question que Tom a posée il y a longtemps : "est-il raisonnable d'être rationnel ?"
Tout de suite, j'ai pensé à la fameuse expression de l'économiste et penseur Amartya Sen d'"idiots rationnels", expression visant explicitement l'homo oeconomicus de la modernité tardive (dont le type-limite est le trader, on comprend pourquoi). L'idiot rationnel, c'est l'agent économique qui se comporte sur le marché de façon totalement cohérente, et quantifiable (de même que les prix évoluent mécaniquement en fonction de l'offre et de la demande), qui dispose aussi de moyens techniques élaborés qu'il maîtrise parfaitement (moyens de production), mais qui, d'un certain point de vue, est totalement dénué d'humanité et de conscience, en ce qu'il serait mu par une logique abstraite et automatisée (la logique marchande), qui serait dépouillée de toute finalité subjective et concrète (l'épanouissement du lien social, l'utilité effective des produits du travail, etc.). Cette conception rejoint la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise, selon laquelle les hommes pris dans les rapports capitalistes sont dominés par des marchandises, des fétiches, des produits dont la valorisation dépend de leur capacité à contenir en eux du travail abstrait (le travail quantifié en durée pure). Chez Marx (et implicitement chez Amartye Sen), la marchandise est cet objet dont l'élaboration exige une rationalité complexe, tant sur le plan technique (production concrète) que sur le plan symbolique (valorisation), mais qui reflète aussi la déconnexion de la conscience humaine à l'égard de la métabolisation avec la nature et de la reproduction sociale. Ici, l'homme est donc bien rationnel, il maîtrise à la perfection une certaine "rationalité instrumentale" (Heidegger), mais il n'est pas raisonnable, il est incapable de se projeter, de se poser comme la finalité dernière de ses actions, de se mettre à la place d'autrui, d'engager dans le monde une "causalité selon la liberté" (Kant). L'opposition entre rationnel et raisonnable recouvre l'opposition entre déterminisme (causalité errante) et liberté, ou créativité (causalité finale). Est rationnel celui qui est mu par et peut mouvoir son "environnement" (et ici, il ne s'agit que d'un "environnement") selon des lois mécanistes dénuées d'orientation finale ; est raisonnable celui qui inscrit dans le "monde" (et ici il s'agit bien d'un "monde") un projet, une direction, de par sa faculté à se poser en fin en soi, en personne morale responsable d'elle-même et des autres ; autrement dit : celui qui peut "signifier" le monde.
Cette définition, certes partielle (et partiale, je vous l'accorde), éclaire quelque peu la dénonciation constante du rationnel au XXème siècle : chez les philosophes de l'école de Frankfurt (Althusser, Adorno, Marcuse, essentiellement), qui voient dans la rationalité technique propre au moment capitaliste la marque d'une déshumanisation de l'humain ; chez Heidegger, surtout, qui, lorsqu'il dit que la raison est la pire ennemie de la pensée, entend réhabiliter une manière poétique d'habiter le monde, à l'encontre de l'inauthenticité attachée à la rationalité instrumentale propre à l'ère de la technique. Selon moi, ces dénonciations ne visent pas la raison intrinsèquement, mais bien une partie de celle-ci, à savoir le rationnel de la raison, rationnel qu'il s'agit alors d'opposer au raisonnable, réellement humain.
Mais prenons une distinction plus parlante. Pascal distingue l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse : là aussi, à mon avis, s'opposent le rationnel et le raisonnable ; d'un côté, la pure faculté intellectuelle d'abstraire, de quantifier, d'établir des rapports (esprit de géométrie, rationnel) ; de l'autre, la faculté d'éprouver, de sentir une complexité indicible quoique dite (esprit de finesse, raisonnable), faculté qui de là rend possible une ouverture à la création, à la finalisation, à la signification, et à un sentiment de responsabilité à l'égard du monde.
Dans ce contexte théorique, revenons à la question qui vous occupe actuellement : crime et raison. D'abord, d'après la définition que je propose plus haut, il me semble que tout crime, ou du moins tout crime réussi, est intrinsèquement rationnel : il est la mise en œuvre efficace de moyens techniques, mise en œuvre qui suppose une certaine maîtrise, une certaine rationalité à l'œuvre (utiliser un couteau, une arme à feu, etc., cela relève tout à fait de ce que Heidegger nomme "rationalité instrumentale"). Cela étant, le crime n'est pas toujours "raisonnable" : il peut être dépourvu de toute finalité (crime gratuit), ou posséder une finalité momentanée mais non continuée (crime passionnel), ou encore posséder une finalité injustifiable, irresponsable, négatrice de l'humanité (exemple : les meurtriers qui visent une notoriété publique). Une question se pose alors : existe-t-il des crimes intégralement raisonnables ? Certains se présentent tels, mais ne le sont pas : tel le génocide juif par les nazis, qui ainsi pensaient purifier la race des conquérants et l'humanité tout entière (finalité non gratuite, continuée, justifiée, responsable, affirmant la vie humaine), mais qui de fait manifestaient une haine gratuite et viscérale, purement affective, à l'encontre d'un bouc émissaire arbitrairement sélectionné (causalité errante : les instincts guident, la raison vient poser des fins a posteriori, de façon contingente). Mais d'autres crimes sont intégralement raisonnables : certains crimes politiques (exemple-type : meurtres de nazis dans Inglorious Basterds), ou la légitime défense.
Pour résumer : je pense que tout crime est rationnel, mais qu'il peut être soit totalement déraisonnable, soit relativement raisonnable, soit tout à fait raisonnable. Ce dont je suis sûr, en tous cas, c'est que l'homme aliéné de notre modernité tardive (idiot rationnel, fétichiste, soumis à une rationalité instrumentale, purement géométrique), cet homme commet des crimes (licenciements massifs, pollution, travail inhumain, etc.) qui sont absolument rationnels (déploiement de moyens techniques extrêmement élaborés) mais aussi absolument non raisonnables (tout projet humain a disparu) : des crimes intégralement gratuits, psycho-pathologiques.
PS : une autre question m'a paru intéressante : le suicide, quant à lui, est-il raisonnable ? (cf. Mythe de Sisyphe de Camus)
Bien à vous.