Silentio a écrit: Est-ce que c'est aussi en rapport à l'affect ?
Bien sûr, c'est pourquoi j'ai dit que le cérébral est
affecté par. L'affect est même le "relai" principal de son rapport au réel.
Silentio a écrit: Mais je suis "con" face à la réalité justement (ou je la comprends après coup).
En êtes-vous sûr ? Quand je parle de bêtise, ça se rapporte par exemple à de la naïveté, qui peut même parfois confiner à la niaiserie. Mais ça se rapporte également à la simplicité, qui consiste aussi bien à s'émerveiller de choses que personne ne remarque, qu'à ne jamais soupçonner chez les autres la moindre duplicité (quand il le faudrait), etc.
Silentio a écrit: J'ai besoin des idées pour organiser le sens de ce réel, avoir une prise sur lui (plus que de vouloir le maîtriser intégralement). Mais je décris peut-être là un profil plus proche du penseur que de l'intellectuel, non ? L'intellectuel a quelque chose du savant, de l'expert, du technicien qui affirme une doctrine et manie les concepts sans pour autant vivre ses idées, en pâtir, subir le réel, s'ouvrir à la présence problématique de l'être, etc.
Vous décrivez effectivement un cérébral plutôt qu'un intello. Vous dites avoir besoin des idées. Mais c'est pour vous saisir du
réel. Pour un intello, le réel n'existe pas : il n'a et il n'y a que des idées. L'intello s'émeut volontiers d'un événement qu'on lui rapporte ; qu'un événement se produise sous ses yeux : il ne s'en apercevra même pas.
Silentio a écrit: comment savoir si une personne est dans l'authenticité (au sens quasiment heideggerien) ou non ? Qu'en pensez-vous ?
Aristippe de cyrène a écrit: Je trouve cette distinction intéressante ! Mais j'admets ne pas la comprendre assez pour pouvoir, par exemple, la faire sur les auteurs. A quoi voyons-nous cette distinction ?
C'est une question de sensibilité, mais vous disposez de critères très nets. Rimbaud est-il le type de l'intello ? Non. A quoi le voyez-vous ? Ses poèmes parlent-ils de poésie ? de littérature ? de concepts ? d'idées ? Non. Ils sont la transposition, la sublimation de choses vécues, qu'ils font transparaître. Et que reste-t-il d'une chose qui transparaît ? L'être. L'expérience vécue est un gage de probité - pas infaillible, certes - : on est censé savoir de quoi on parle quand on en parle. Leconte de Lisle et Villiers de L'Isle-Adam, à côté, sont des intellos. Leur biographie ne détermine pas leur œuvre (je n'affirme pas qu'
il faudrait que cela soit ainsi) ; sans son expérience vécue, Rimbaud n'aurait pas pu écrire la sienne (il n'aurait pas écrit ceci plutôt que cela, ou d'une manière plutôt qu'une autre : il n'aurait pas écrit).
Qu'on n'imagine pas que l'on comprend le monde uniquement par l'intellect ; on le comprend tout autant par le sentiment. Aussi le jugement de l'intellect représente-t-il tout au plus la moitié de la vérité ; et il doit, s'il est sincère, avouer son insuffisance.
Il y a des dons de l'esprit ; il y en a aussi du cœur qui ne sont pas moins importants. Mais on les oublie facilement parce que, dans ces-là, l'intelligence est souvent plus faible que le cœur. Et pourtant les hommes de cette sorte sont souvent plus utiles et plus précieux pour le bien de la société que ne le sont les autres.
On peut bien entendu, comprendre beaucoup de choses avec le cœur, mais alors, bien souvent l'entendement a de la peine à trouver la formulation intellectuelle et il n'est pas aisé de donner à ce que l'on a compris l'expression adéquate. Il y a, certes, une compréhension avec la tête et en particulier avec l'intelligence scientifique mais qui se fait souvent au détriment du cœur.
L'affirmation du cœur concerne toujours l'ensemble - au contraire de celle de l'entendement discriminant. - Les fibres du cœur retentissent comme la harpe éolienne, uniquement sous le léger souffle de l'humeur pleine de pressentiments qui n'étouffe rien, mais qui est aux écoutes. Ce que le cœur entend, ce sont les grandes choses qui embrassent la vie, les événements vécus que nous n'organisons point, mais que nous subissons.
C. G. Jung, L'âme et la vie.
Le cérébral use une part essentielle de son intelligence dans ce qu'il vit, dans sa réceptivité, dans son affect. Il cultive son affect. C'est à tort qu'on le prend pour un intello. Même pour lire l'œuvre de Rimbaud l'adolescent, qui n'est pas un cérébral, on croit souvent qu'il faut être un intello et recourir aux moyens d'un intello... Alors imaginez ce que ça peut donner avec un cérébral comme Bonnefoy ! On ne le lit que très peu, il paraît incompréhensible à beaucoup (du reste, même chez ceux qui le connaissent, beaucoup n'y comprennent rien). Quand quelqu'un se met en tête de
comprendre ce qu'il lui arrive, on dit qu'il analyse, que c'est un intello.
Aristippe de cyrène a écrit: Un homme peut-il être un peu les deux, cérébral et intellectuel ?
Bien sûr. Il y a tellement de cas de figure et de nuances ! Voyez l'œuvre de Spinoza. C'est quand même très intellectuel. Mais chez lui c'est une expérience vécue. Son TRE en témoigne avec force, simplicité et authenticité. Voyez l'œuvre de Mallarmé, qu'on a longtemps accusé de n'être qu'un intellectuel, alors qu'il s'agit pourtant d'une œuvre vécue. Chez eux, ce n'est pas l'intelligence qui habite l'affect, mais l'affect qui habite l'intelligence. Nietzsche n'a rien de l'intellectuel, mais combien de penseurs tels que lui dans l'histoire ? Il n'a pas le Q.I. ni le génie de Leibniz. Combien s'intéressent à la vie de Leibniz ?