Émile Faguet dans
Le libéralisme (1902, chapitre VII, "de la liberté de la parole") plaide en faveur - entre autres raisons - de la liberté d'expression dans la mesure où celle-ci constituerait un pis-aller sinon un obstacle à la concrétisation d'actes condamnables :
Émile Faguet a écrit: La parole est la première manifestation naturelle de la liberté de penser. Quand nous avons une idée, nous songeons d'abord à la dire. Est-ce un droit ou, en d'autres termes, l’État est-il raisonnable en nous le permettant, déraisonnable en nous le défendant ?
Il me paraît que dans l'état de société, tout doit être dit librement parce que non seulement l’État n'a rien à craindre à ce que tout soit dit, mais encore a un grand intérêt à ce que tout soit dit. Il n'a rien à craindre à ce que tout soit dit car s'il est vrai qu'une pensée s'irrite par la contradiction, il est bien plus vrai encore qu'elle s'irrite et s’aigrit par la solitude et par l'impossibilité de se répandre. Un crime est une pensée longtemps couvée, longtemps réprimée, qui n'a pu s'exprimer que par un acte. Comme « à raconter ses maux souvent on les soulage », à exprimer sa pensée on la libère et on s'en allège. C'est à retomber toujours sur le cerveau qui l'a conçue que la pensée y fait un trou et le fêle. Les femmes qui font des scènes ne tuent pas, du moins rarement. L'homme qui exprime sa pensée sur le gouvernement est un homme qui fait des scènes à la société. Il ne tuera pas, du moins ce sera très exceptionnel. L'assassinat politique était la règle dans les petites tyrannies antiques. Pourquoi ? Parce que toute liberté de parole et d'écriture y était proscrite et inconnue. De nos jours on tue encore de temps en temps parce que l'homme est un être naturellement homicide. Mais remarquez-vous que les hommes qui tuent ne sont jamais des orateurs ni des écrivains ? Ce sont des hommes à qui l'infirmité de leur cerveau impose précisément cette contrainte que le despotisme impose à tout le monde. Elle les met dans l'impossibilité d'exprimer, d'exhaler, de libérer leur pensée, et par conséquent de se débarrasser de l'obsession dont elle les tourmente. […] J'écris dans un pays où la liberté d'écrire est assez grande en faveur d'autres libertés qui me sont chères et de quelques idées générales auxquelles je tiens. J'ai écrit ainsi déjà trois ou quatre volumes. Je n'ai pas réussi du tout. Cela me donne uniquement la démangeaison d'écrire celui-ci, et l'insuccès de celui-ci me donnera la fureur d'en écrire dix autres. Si je n'avais pas le droit de parler, je ne sais pas ce que je serais devenu ou ce que je serais menacé de devenir. Les inconvénients résultant de la parole s'exerçant me paraissent donc beaucoup moindres que ceux de la parole réprimée, et par conséquent l’État n'ayant que le choix entre la parole étouffée ou la parole libre, en ce sens qu'il aurait beaucoup plus à craindre de la parole étouffée.
Que pensez-vous de cette théorie ?