broceliand a écrit:Un débat humain/inhumain n'a pas de sens. Pourquoi ? Parce que tout ce qui est inhumain n'est pas humain par définition. En outre pour trop de monde le terme inhumain est associé à un acte choquant mais pourtant commis par l'homme. Par exemple beaucoup de personnes affirment, trop rapidement, qu'un crime est inhumain (ce qui avait le don d'horripiler mon professeur de philosophie). Or tout crime est commis par un homme. Donc est purement humain. De même dire que le nazi Hitler, le soviétique Staline, le khmer Saloth Sâr ou encore le fanatique Merah sont inhumains parce qu'ils ont commis des génocides/crimes est complètement dépourvu de sens puisque jusqu'à preuve du contraire tout acte commis par un homme est humain et ces différents individus sont des hommes.
Vous auriez du mal à montrer en quoi un tel débat n'a pas de sens. Il suffirait de constituer une bibliographie pour s'en rendre compte. Évidemment, toutes les horreurs commises dans l'histoire sont des horreurs commises par des hommes. Mais la nature humaine serait-elle si évidente et immuable qu'il n'y aurait pas de débat ? Qu'est-ce qu'un homme ? Qu'est-ce que l'humanité ? A-t-on plus et mieux que des idées pour y répondre ? On ne trouve guère de ouassou pour se demander ce que c'est qu'être ouassou. Tandis que les hommes passent un temps fou à se demander ce que c'est qu'être homme. Reprenez les textes de Hegel sur la dialectique du maître et de l'esclave. Ou bien reprenez la littérature concentrationnaire et les témoignages de ceux que les nazis soumettaient à des rituels faits pour leur dénier toute humanité, pour les déshumaniser. Dès lors qu'on décrète ce que c'est qu'être homme, on décrète ce que c'est qu'être inhumain. Ce qui ne signifie pas qu'il y aurait d'un côté des hommes et de l'autre des sous-hommes ou des hommes inhumains, mais que les hommes sont à la fois humains et inhumains, autrement dit peuvent ou pas recourir à l'idée qu'on se fait de l'humanité. Un criminel, pour le dire très sommairement, c'est quelqu'un qui n'a pas jugé opportun de mobiliser son humanité en puissance pour agir avec un autre, quand dans le même temps il est et reste capable de mobiliser cette même humanité avec un autre. Notez que ça ne nous renseigne pas plus sur ce que c'est qu'être homme. La question reste ouverte.
Une fois posé cela, on peut poser la question du jugement. Pas juger de l'humanité ou de l'inhumanité d'un acte, mais juger l'acte lui-même. Peut-on juger les crimes nazis ? Oui. Prétendre que non, c'est prétendre qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient (et présupposer qu'être homme, c'est avoir conscience de ce qu'on fait). En ce sens, les crimes "contre l'humanité" sont bien nommés : on ne les juge pas inhumains, on les juge en tant qu'ils visent l'humanité des hommes qui en furent ou qui en sont les victimes. Au total, un nazi est "inhumain" si l'on veut, c'est une question d'opinion et de sensibilité personnelle qui compte peu, non parce que cela n'a pas de sens, mais parce qu'on ne peut en débattre. Si on prétend que les nazis sont "inhumains", ou bien cela signifie qu'on les soumet au même traitement auquel ils soumettaient leurs victimes : on dénie leur humanité ; ou bien on prétend, parfois sans en avoir bien conscience, qu'ils n'étaient pas responsables de ce qu'ils faisaient - ce qui revient au même, puisque la responsabilité est un attribut supposé de l'humanité. Dans les deux cas, la position est difficile à soutenir. Mais votre position à vous, pour être soutenue, exige d'en accepter ce qu'elle implique. Si tout est humain, que juge-t-on quand on juge un crime nazi ? L'humanité d'hommes qui ont commis des horreurs, pas seulement ces hommes. Étant entendu qu'en l'occurrence, juger l'humanité signifie s'interroger sur ce que peut bien être l'humanité. Quel que soit le cas de figure, il semble bien que nous ayons affaire à un serpent, et que le serpent ne puisse pas faire autrement que se mordre la queue.
JimmyB a écrit:En outre faire preuve d'humanité c'est être doué d'empathie, de compassion
Rousseau attribue ces qualités à la nature, plutôt qu'à la société. Or, pourriez-vous dire, si vous deviez juger les crimes nazis, que vous seriez en état de les juger selon votre nature, autrement dit en faisant complètement abstraction de la couche de civilisation qui vous recouvre (histoire, droit, culture, technique, etc.) ? Et recourir à la nature, cela ne revient-il pas à faire de ces crimes quelque chose de parfaitement incompréhensible ?
broceliand a écrit:D'une part quelles sont ces valeurs morales et universelles ? Pouvez-vous étayer, les définir s'il vous plaît ? D'autre part je ne comprends pas pourquoi ces valeurs devraient être partagées par tout être humain. Qui/quoi impose cela et surtout pourquoi ?
Ça doit quand même être aussi une affaire de bon sens, si on se réfère par exemple au droit de la guerre (je ne parle pas des conventions de Genève), qui montre que beaucoup de belligérants dans l'histoire tombent d'accord sur plusieurs des règles importantes qui régissent les guerres.
Intemporelle a écrit:Christian Ingrao qui a fait une monographie historique sur les escadrons d'extermination des populations juives de l'est de l'Europe montre bien que les activités intellectuelles ne préservent pas de la barbarie. Au contraire, dans ces escadrons les commandants étaient pour la plupart des intellectuels qui avaient une formation très poussée et qui avaient justement pour rôle de rationaliser l'irrationnel pour empêcher les simples soldats de "flancher", ils étaient les fers de lance.Liber a écrit:En résumé, je crains bien que plus la civilisation s'améliore, se cultive, va dans la voie de qu'on nomme le "progrès", plus la barbarie augmente.
On retrouve la thèse de Rousseau, dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. La société dénature à ce point les hommes qu'il y affirme même, immédiatement après le fameux passage sur l'origine des langues et sur le langage :
on voit du moins, au peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l'usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu'ils ont fait, pour en établir les liens
Comprendre : ce n'est pas à la nature (humaine) qu'on doit reprocher les bêtises de l'humanité. Il ajoute, un peu plus loin :
Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent ? [...] Qu'on juge donc avec moins d'orgueil de quel côté est la véritable misère. Rien au contraire n'eût été si misérable que l'homme sauvage, ébloui par des lumières, tourmenté par des passions, et raisonnant sur un état différent du sien
Les sauvages ne sont pas méchants précisément, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'être bons ; car ce n'est ni le développement des lumières, ni le frein de la Loi, mais le calme des passions, et l'ignorance du vice qui les empêche de mal faire. [...]. Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l'homme la seule vertu naturelle [...]. Je parle de la pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion. [...].
Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison.
La pitié ne nous est donc enseignée, ni par la morale, ni par la raison, d'après Rousseau.
Dès lors, je me demande si Nietzsche ne fait pas fausse route, lorsqu'il vise le christianisme en démasquant la pitié. Les deux thèses m'ont l'air incompatibles. De sorte qu'on m'a aussi tout l'air de devoir choisir. Weber, et Boudon à sa suite, n'ont-ils pas raison contre Nietzsche, sur ce point ?
Intemporelle a écrit:Par rapport au terme "inhumain", et tous ses synonymes (par exemple "monstrueux"), j'ai l'impression qu'ils répondent plus à un désir de se rassurer pour un groupe social donné, comme si, pour conjurer l'acte commis (qualifié d'inhumain, et l'auteur avec), le groupe social avait besoin de sortir celui qui l'a fait de l'ordre de l'humain. Mais personnellement je n'accorde pas de valeur profonde à ce terme, aucun acte commis par un être humain ne peut être qualifié autrement que métaphoriquement d'inhumain. Accorder à ce terme une valeur profonde serait comme le montre Arendt dans Eichmann à Jérusalem une contradiction : si véritablement l'acte est inhumain, comment juger l'auteur ? On ne condamne pas (encore) un requin qui dévore un baigneur. Ce qui effraie dans ces actes qui sont qualifiés "d'inhumains", c'est que précisément ils sont bien humains, et c'est cet effroi que le terme essaie de conjurer, non sans contradictions. En effet, le seul fait de qualifier un acte d'inhumain, c'est déjà l'intégrer dans la sphère du jugement, et donc nier son caractère inhumain.
Ce que vous dites me rappelle une remarque que j'avais faite à un ancien membre du forum, dans un topic consacré à la liberté. Je me permets de la reproduire ici :
Euterpe a écrit:La morale (et la loi) ne jugent pas inhumains les nazis : leur inhumanité morale et juridique leur donnerait une immunité totale. On ne juge pas ce qui n'est pas humain. Les dignitaires nazis jugés à Nuremberg le furent pour crimes contre l'humanité, pas pour avoir été inhumains. La loi et la morale sont inclusives, si elles veulent juger des personnes et des actes, si elles veulent qu'aucun acte ne leur échappe (cf. la question de l'universalité de la morale et de la loi). Parler de barbarie c'est encore parler d'une humanité aux confins de l'humanité, aux frontières de l'humanité, mais encore de l'humanité. Ça permet de juger les nazis comme responsables, conscients de leurs actes ; je ne reviendrai pas sur le sujet rebattu de la préméditation, de la planification, de la rationalisation, de l'industrialisation du crime, chez les nazis, autant de choses qui signalent leur humanité, et qui permettaient, au moment du procès de Nuremberg, d'éviter tout recours à la folie pour les dédouaner.
Dernière édition par Euterpe le Sam 30 Juil 2016 - 11:26, édité 2 fois