Liber a écrit: En effet, ce que vous dites me fait réfléchir. Mettons qu'en effet, ils ne cherchaient même plus à obtenir une réaction de leurs prisonniers. Néanmoins, parler de réification veut dire que l'on essaie de faire d'un être vivant une chose. Or, les Nazis étaient pleins de cynisme envers leurs victimes, un comportement qui suppose qu'on imagine encore dans l'homme qu'on torture une pensée, ici une question : "Pourquoi ?". Les victimes devaient bien se demander pourquoi elles étaient méprisées à ce point, une réponse que les Nazis pensaient être les seuls à détenir, dans le sentiment de leur immense supériorité.
Les sous-hommes se trouvent entre l'homme véritable, supérieur et l'animal, il y a la volonté à la fois de chosifier ou d'animaliser et celle de préserver une conscience minimale pour que soit reconnue la grandeur du bourreau, du peuple qui détruisant l'autre s'affiche, dominant, comme le nouveau peuple élu. Ce qui est cruel, justement, c'est de jouer avec ce résidu de conscience, de maintenir l'homme en l'homme tandis que tout est fait pour l'humilier, le dégrader et en faire un animal blessé qui en même temps doit mesurer l'horreur de sa mort, de sa disparition en tant qu'être humain conscient et digne. Le pire a dû être la détresse morale face à cette implacable entreprise de destruction, la mise à mort de la foi et des espérances. Il ne devait y avoir alors que des sujets vides ; la souffrance de se sentir disparaître tout en maintenant l'écart qui fait la conscience humaine, même si brimée, amenuisée, et à la limite de l'animal sans jamais y plonger totalement. C'est une situation d'impuissance et de détresse.
En ce sens, l'in-humain serait peut-être l'apparition des forces aveugles (et pré-individuelles) en l'homme qui le désindividuent et défont les formes de vie qui lui permettent d'être ce qu'il est au travers d'une certaine mesure. C'est l'illimité en l'homme qui détruit son porteur, à la fois l'individu qui n'est plus personne et la communauté dont les liens se dissolvent. C'est la destruction des conditions de possibilité de la vie humaine, le dépassement des limites fixées et vitales. Mais c'est une force aussi bien créatrice que destructrice qui est toujours en l'homme. L'inhumain est l'absence de visage (pas au sens de Levinas, bien que le Visage soit présence de la singularité irréductible de l'Autre infiniment transcendant, mais comme ce qui singularise quelqu'un, le distingue comme tel par ses traits propres et reconnaissables, tandis que le Juif, en étant essentialisé, est néantisé, fondu dans la masse de ses semblables, du Même - ce qui me fait penser au masque,
persona, par lequel résonne le
daimon, soit les forces impersonnelles en tant qu'elles sont mises en forme dans l'individuation), c'est la réduction de l'homme à la force pure, l'anonymat et à la marchandisation, à la guerre des porteurs anonymes de forces (cf. Levinas).
Ainsi, le problème du nazisme est la négation de ce qui fait l'humain, de la mesure, et le déploiement excessif de forces pour accumuler et exercer impitoyablement la puissance. Mais on sait que l'
hubris, en menant à vouloir égaler les dieux (qui ont pouvoir de vie et de mort), se retourne contre celui qui en fait preuve (elle crée la guerre, la dissension, la corruption et son prix est le sacrifice de la conscience, de la liberté, les nazis n'étant eux-mêmes plus que quelque chose entre l'animal et la machine calculante sans individualité, ils ne sont plus que les rouages d'une machine impersonnelle de destruction et de rationalisation des activités portées par un sujet global qui devient un "destin" pour ces soldats qui ne font qu'obéir aux ordres ; d'ailleurs si on étudie un peu la bureaucratie nazie on s'apercevra de l'absurdité d'un système où les ordres sont décidés contradictoirement à différents étages, chacun pouvant exercer son autorité à partir du
Führerprinzip qui "donne vie", anime le corps social ou militaire - puisqu'il n'y a justement pas de politique au sens arendtien, pas de pluralité, pas de commun, pas d'espace d'apparition où les acteurs se singularisent, c'est au contraire l'absence d'espace, de loi, de relations qui permettent la conscience et le vivre-ensemble).
Dernière édition par Silentio le Jeu 9 Aoû 2012 - 13:27, édité 1 fois