Zingaro a écrit: De deux choses l'une, soit on considère qu'il est fondamentalement ennemi parce que ses actes le prouvent, et alors c'est nier l'humanité que de ne pas abattre définitivement cet ennemi, soit on considère qu'il n'est plus ennemi parce que les responsabilités se perdent dans les dédales du totalitarisme et qu'une fois celui-ci abattu, l'homme qu'on juge n'est plus dangereux (reste alors à canaliser la vengeance des victimes par quelque sacrifice et à se prémunir du fléau).
Votre propos montre bien tout le danger de la notion d'inhumanité, à partir du moment où une frange de l'humanité (quelle que soit son importance), se croit autorisée à pouvoir éliminer un homme, ou un groupe d'hommes, au nom de l'humanité.
Je cite un extrait de
La notion de politique de Carl Schmitt, si sa pensée peut être sujette à discussion, il a parfaitement su entrevoir néanmoins toutes les conséquences de ces catégories assez récentes "d'humain" et "d'inhumain".
Il y a là un procédé de justification des guerres particulièrement fécond de nos jours. Dans ce cas, les guerres se déroulent, chacune à son tour, sous forme de toute dernière des guerres que se livre l’humanité. Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité, pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu’elles discréditent l’ennemi dans les catégories morales, religieuses et autres pour en faire un monstre inhumain, qu’il ne suffit pas de repousser, mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d’être simplement cet ennemi qu’il faut remettre à sa place, reconduire à l’intérieur de ses frontières. (...)
L’humanité en tant que telle ne peut pas faire la guerre, car elle n’a pas d’ennemi : le concept d’humanité exclut le concept d’ennemi parce que l’ennemi lui-même ne laisse pas d’être un homme, aucune distinction spécifique n’est possible. Le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule de l’impérialisme économique. On peut appliquer ce cas, avec la modification qui s’impose, un mot de Proudhon : « Qui dit humanité veut tromper.» Le fait de s’attribuer ce nom d’humanité, ne saurait que manifester une prétention effrayante à faire refuser à l’ennemi sa qualité d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité, et partant, à pousser la guerre jusqu’aux limites extrêmes de l’inhumain.
Penser que l'ennemi est inhumain, et qu'au nom d'une certaine idée de l'humanité, il faut l'anéantir, rapproche singulièrement les tenants de la morale et les totalitarismes (Hitler, Staline, Mao etc.) ; toute la différence tient au contenu que vous mettez derrière le mot "humanité", mais tout comme ces hommes, au nom de ce contenu vous pensez être en droit de déclarer que X homme est un ennemi radical au point que ne pas le tuer serait nier l'humanité.
Zingaro a écrit: Intemporelle a écrit: Liber a écrit: Intemporelle a écrit: Ce qui effraie dans ces actes qui sont qualifiés "d'inhumains", c'est que précisément ils sont bien humains, et c'est cet effroi que le terme essaie de conjurer, non sans contradictions. En effet, le seul fait de qualifier un acte d'inhumain, c'est déjà l'intégrer dans la sphère du jugement, et donc nier son caractère inhumain.
Mais d'où peut bien venir cet effroi ? Est-ce que ce qui effraie est la cruauté, le sang versé, ou bien est-ce la perversité, la torture, le plaisir de faire souffrir, qui est identifié comme une particularité humaine ? Un animal n'est pas effrayé par le sang versé. Un homme souvent. Dans ce cas, il n'y aurait pas de mal dans la nature. Le mal viendrait de ce que la souffrance infligée a été
pensée. Le mal serait donc la pensée. On n'est pas loin de Dostoïevski et de ses grandes tentations que sont les questions métaphysiques (d'après Gide dans son analyse des
Possédés). En résumé, je crains bien que plus la civilisation s'améliore, se cultive, va dans la voie de qu'on nomme le "progrès", plus la barbarie augmente.
Ce n'est pas tant le sang qui effraie que le fait que ça ait été
pensé, effectivement, que ça ait été commi
s par un être humain, quelqu'un doué de raison. Celui que l'on qualifie d'inhumain est comme nous, et cette ressemblance est source d'interrogations dérangeantes sur soi-même et sur le groupe social dans son ensemble, interrogations que l'on refuse d'assumer. Qualifier quelqu'un d'inhumain, c'est un peu comme déclarer : "il n'est pas comme
nous", c'est une manière de se rassurer sur la communauté, de ne pas voir qu'un grand nombre d'individus de cette communauté sont potentiellement capables des mêmes horreurs. C'est tellement plus facile d'écarter de l'ordre de l'humain celui qui commet des actes particulièrement odieux, plutôt que de creuser ce qui fait précisément son humanité : la rationalisation, la perversité, et aussi le plaisir de faire souffrir qu'évoque Liber.
Pour vous, sous l'inhumain il y a une mollesse effrayée, naïve ? Je crois qu'au contraire, décréter l'inhumanité est un acte parfaitement positif d'exclusion, de rupture. C'est une agression, un couperet s'abat dans des vapeurs divines et sectionne. Savez-vous qu'on meurt de se délier des siens ? Dans l'usage courant qui en est faite, on trouve les traces confortables d'une routine à l'évocation de l'inhumain, mais l'expérience fondamentale qui alimente celle-ci est un acte d'une violence, d'une cruauté suprême, et certes proprement humain.
Vous surinterprétez mon propos, il ne s'agit pas de mollesse, il s'agit d'effroi, il faut distinguer les deux, et l'un n'entraîne pas l'autre. L'effroi ici entraîne une réaction de rejet, d'où le
"il n'est pas comme nous", donc il s'agit bel et bien d'un acte d'exclusion et de rupture radicale puisqu'un groupe social donné non seulement exclut un individu du groupe social, mais se permet de parler au nom de l'humanité, en l'excluant du genre humain tout entier. Mais la radicalité de cet acte ne remet pas en cause le fait que ce soit la réponse la plus spontanée et la plus facile face à un acte qui semble déborder toutes nos catégories de pensée ordinaires, parce que creuser cet acte, s'interroger sur ses implications sur la réalité du groupe social, et sur l'idée que l'on se fait de l'homme, c'est remettre en question ce groupe social. C'est par là-même, une position éminemment philosophique : seul celui qui se situe déjà hors de la cité sinon physiquement, du moins par sa pensée, peut s'interroger sur elle-même, parce qu'il n'est pas enfermé dans les schèmes de pensée de celle-ci. D'où la position délicate d'Arendt, qui parce qu'elle a eu le courage conceptuel de creuser plus loin le personnage d'Eichmann, plutôt que de se contenter de ce terme d'inhumain que l'on jette comme une baguette magique et qui coupe toute interrogation gênante, se retrouve du coup en porte-à-faux vis-à-vis de la communauté juive dans son ensemble. Cette communauté juive, qui venait de vivre une expérience hautement traumatisante, n'était pas encore prête à s'interroger sur les motivations de ses bourreaux. Pour cette communauté, leurs actes ne pouvaient être qu'inhumains, et que signifie inhumain ici ? Cela signifie au-delà de toute interrogation sur les motivations, au-delà de toute herméneutique, ce qui déborde les catégories de l'humain. C'est donc pour cela que le terme d'inhumain plus qu'il ne révèle le caractère de celui que l'on qualifie ainsi, révèle le groupe social qui le qualifie, un groupe social pour qui l'interrogation est trop effrayante
et éventuellement douloureuse (dans le cas de la communauté juive par exemple), et qui préfère ce terme d'inhumain parce qu'aucune explication à leurs yeux ne peut permettre de justifier ce qui s'est passé. C'est toute la confusion entre explication et justification, comprendre les motivations des bourreaux, ce n'est pas les justifier. Il n'est pas étonnant que l'un des seuls qui ait compris la démarche d'Arendt, au moment de la parution de son livre,
Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, soit un autre philosophe, son ancien maître philosophique Karl Jaspers, qui par courrier lui disait :
"Tu as définitivement réfuté les gnostiques", un compliment d'une densité philosophique remarquable, si on l'analyse.
Déclarer qu'un individu est inhumain est un acte de violence oui, mais motivé avant tout par l'effroi, pas par la volonté d'être "cruel" vis-à-vis" du criminel, mais par une incompréhension fondamentale, voire un refus de comprendre tout aussi fondamental. J'exclus bien entendu de cette analyse le fait de déclarer quelqu'un inhumain sous motif d'idéologie (comme dans le cas de l'idéologie nazie), où ce n'est plus l'effroi qui motive le qualificatif, mais la haine et l'idéologie. Mais comme je le soulignais plus haut, ces deux tendances se rencontrent singulièrement dès lors que ceux qui le font par effroi, décident qu'il faut anéantir l'inhumain.