PhiloGL a écrit:pourriez-vous formuler... comment le "modulisme" va intervenir pour que cet Humain puisse nous dire qu'il est conscient de ce qu'il voit ?
Il se trouve que j'ai publié naguère sur Agoravox un article intitulé : « Deux points de vue sur la vision ». Cet article me paraît répondre à la question que vous posez et il est directement lié à l'article qui lance la discussion pour ce fil. Deux raisons qui me font le copier ici. J'ai songé à réécrire cet article pour ce forum. Vos commentaires éventuels pourront m'y aider...
Du mot vision le Robert donne la définition suivante : « mécanismes physiologiques par lesquels les stimuli lumineux donnent naissance à des sensations ». Les sensations engendrées par la vision prennent la forme d'images. La définition de l'image la moins sujette à caution me paraît celle-ci : « ensemble des sensations ponctuelles, colorées et lumineuses apparaissant disposées dans un espace à trois dimensions lorsque nous fixons une scène visuelle immobile » (1). Proposer un relevé des mécanismes physiologiques nécessaires à ce que des stimuli provenant d'une scène visuelle aboutissent à des images ainsi définies, c'est proposer une certaine conception de la vision. Mécanismes nécessaires ne veut pas dire mécanismes suffisants et une conception de la vision n'a pas besoin d'être complète pour exister. Elle peut en particulier laisser dans l'ombre ce qui expliquerait en dernière analyse la venue à la conscience des sensations ponctuelles. Mais elle peut aussi se présenter comme une conception totale et se lier ainsi à une explication définitive de la conscience.
1 - L'image formée dans « l'espace de travail neuronal global ».
Justement, dans son livre Le code de la conscience, Stanislas Dehaene explique vision et conscience en même temps. La Joconde figure pour lui un exemple d'image et il prétend en expliquer complètement l'apparition à la conscience lorsqu'on contemple, les yeux immobiles, le chef œuvre de Vinci. Il part bien sûr d'une analyse rigoureusement physiologiste des premières étapes de la vision qu'on peut résumer grossièrement (2) de la façon suivante. L'image optique formée sur la rétine y excite des cellules photosensibles, cônes ou bâtonnets. Ces cellules sont reliées par petits groupes à des terminaisons du nerf optique et y transfèrent par voie électrique le signal lumineux qu'elles reçoivent localement. Ce signal est d'abord transmis au corps genouillé latéral puis au cortex visuel primaire situé près de l'occiput.
Ce cortex visuel primaire est constitué essentiellement d'environ un million de modules, les colonnes corticales, qui sont quasiment disposées sur un même plan, chacune à l'emplacement correspondant au réceptacle rétinien auquel elle est rattachée. Chaque colonne corticale est aussi reliée par des axones à ses voisines et peut ainsi non seulement recevoir des indications sur la luminosité et la couleur de l'image optique à l'endroit de la rétine correspondant mais aussi sur l'orientation et le mouvement de l'objet qui y figure.
Toutes ces micro-analyses rétinotopiques sont ensuite dirigées par des voies axonales vers différents centres spécialisés, qui dans la répartition des couleurs, qui dans l'étude des contrastes, qui dans le repérage des formes, qui dans la détection des mouvements. Ces centres spécialisés qui fonctionnent comme des processeurs autonomes sont disposés sur toutes les parties pariétales et frontales du cerveau. La géométrie des lignes et des figures, la distinction et la nomination des objets, la reconnaissance des visages sont effectués en autant de centres qui sont eux-mêmes en communication avec des réseaux où dorment nos souvenirs.
Cette immense machinerie d'analyse de l'image optique reçue est, pour Stanislas Dehaene, parfaitement inconsciente. Il en apporte bien des preuves. Une des plus déterminantes est celle de la vision aveugle. Lorsque le cortex visuel primaire est détérioré ou lorsque ses liaisons avec le nerf optique sont manquantes, une partie des signaux qui parviennent au corps genouillé latéral peuvent accéder directement aux centres d'analyse de la position des objets et ainsi le sujet handicapé peut repérer un objet dans l'espace et le saisir sans pour autant le voir.
La conscience de l'image ou, si l'on préfère, l'image psychique telle qu'elle a été définie plus haut apparaît pour Dehaene lors d'un phénomène d'activation neurale progressive qui se stabilise à son apogée. L'accès à la conscience émerge de l'activité synchronisée des multiples aires pariétales et préfrontales. Activité synchronisée et intégrée. « Lorsque nous contemplons la Joconde, écrit Dehaene, notre conscience ne nous donne jamais à voir une sorte de Picasso éviscéré dont les mains, les yeux et le sourire magique tireraient à hue et à dia. Nous intégrons tous ces fragments de scène en un tout cohérent. » (3) « Ainsi mis en contact les différents modules sensoriels peuvent s'accorder sur une interprétation unifiée et cohérente... » (4) Il y a un dialogue entre les modules qui « se poursuit jusqu'à ce que le moindre recoin de l'image ait été expliqué » (5). « Prendre conscience de la Joconde, c'est coactiver quelques millions de neurones qui représentent chacun un fragment d'objet, de sens ou de souvenir » (6). Explication, intégration et émergence de l'image apparaissent pour Dehaene trois opérations indissolublement liées et internes toutes les trois à « l'espace de travail neuronal global ».
La façon dont Dehaene nous fait assister à la survenue de la Joconde dans son « espace de travail » est incontestablement belle. Elle s'intègre en tout cas parfaitement à l'atmosphère quasiment mystique qu'il développe en marge de ses analyses en évoquant une extraordinaire « transition de phase » où un « embrasement » devient une « avalanche ». Cette apparition apparaît d'autant plus miraculeuse que Dehaene s'emploie pendant un long chapitre (7) à nous montrer, fort justement d'ailleurs, que des activités cognitives très fines et très pointues, des analyses poussées s'effectuent dans l'obscurité totale de l'inconscient. C'est le cas en particulier de toutes celles qui précèdent et conditionnent le phénomène. Le mot « intégration » devient alors un mot quasiment magique qui fait surgir l'image au terme d'un processus de genèse totalement obscur. Emerveillé, on est peut-être un peu sceptique. La façon dont Dehaene, multipliant allégories et personnifications après les métaphores, parle du « dialogue des neurones » n'est peut-être pas non plus puissamment convaincante. Surtout pour quelqu'un qui vient recueillir avec respect la parole d'un physiologiste et qui voudrait ne pas le confondre avec un théologien prouvant et expliquant de manière définitive au nom de sa foi l'apparition de la vierge Marie dans la grotte de Massabielle...
Le problème n'est pas seulement que chacun des fragments qui constituent l'image étant psychiquement nul on ne comprend pas en quoi leur intégration se ferait réalité consciente, c'est aussi que, pour Dehaene, on ne voit que ce que le cerveau a auparavant expliqué dans tous ses détails. Il faut que « le moindre recoin de l'image soit expliqué ». J'ai déjà dit ailleurs (8) combien la démonstration de Dehaene, peu convaincante pour la Joconde, serait incongrue pour bien d'autres peintures : « les Soulage, les Fautrier ou les Pollock, tous ces tableaux dits abstraits dont la matière colorée, pleine de concrétions étranges, de formes à peine perceptibles, de couleurs chevauchant mystérieusement les lignes emplit pourtant précisément dès l'abord notre regard autant que la Joconde alors que notre cerveau s'active encore longtemps après pour y reconnaître formes, objets, semblant de situation, de sens ou seulement rythme de couleurs, d'espace et de lumière… » Loin des musées, je pourrais donner mille images quotidiennes qui s'impriment dans notre regard avec leur particularité brute et indescriptible : un désordre végétal, un chemin caillouteux, un pan de vieux mur, un ciel où s'effilochent des chiffons de nuages avec des bleus pâles emmêlés de gris... J'ai encore en mémoire ces photos qu'un quotidien régional présentait il y a une cinquantaine d'années dans son concours annuel. Il proposait à chaque fois au moins quatre légendes explicatives parmi lesquelles il fallait trouver la bonne. On s'évertuait parfois pendant des semaines à trouver ce qui était effectivement photographié alors qu'on avait découvert immédiatement l'entièreté de la photo en ouvrant le journal le premier jour.
Que l'explication proposée par Dehaene de l'émergence de l'image à la fin du processus de la vision ne soit pas la bonne ne signifie pas qu'il n'y en ait point. Cela ne signifie pas non plus qu'il y en ait On peut voir sans comprendre pourquoi on voit et se résigner à ne jamais le comprendre. On peut aussi toujours proposer au moins un autre point de vue. C'est ce que je vais me permettre de faire.
2 - L'image formée dans le cortex visuel primaire.
Il faut toujours se méfier des « dans ». En titrant cette partie de cette façon, je ne veux pas dire que l'image psychique se forme dans le cortex visuel primaire comme l'image physique se forme sur la rétine. Ce que je veux précisément dire c'est que les mécanismes neuronaux qui induisent l'existence de l'image dans sa particularité sont déclenchés dans le cortex visuel primaire et pas autre part. Dans le cortex visuel primaire et, plus précisément, dans les colonnes corticales qui le constituent pour l'essentiel.
Nous savons que ces colonnes corticales ne sont pas uniquement reliées aux récepteurs rétiniens qui leur correspondent topologiquement et ce serait à mon avis se méprendre totalement que de voir ce qui se passe dans le cortex visuel primaire quand les signaux « visuels » y parviennent comme l'équivalent d'une « perception rétinienne ». Dehaene écrit dans son ouvrage ceci qui me paraît acceptable globalement : « Nous ne voyons jamais le monde tel que notre rétine le perçoit. Ce serait d'ailleurs un bien étrange spectacle : un amas confus de points sombres ou lumineux, monstrueusement élargi en son centre (la fovea), masqué en partie par des vaisseaux sanguins, troué d'une vaste « tache aveugle » à l'endroit où le nerf optique quitte la rétine. » (9) Mais la perception qui s'élabore point par point dans les colonnes corticales peut donner une image d'une toute autre nature et qui pourrait être bien très précisément celle qui s'impose dès l'abord à notre regard.
Il faut pour cela considérer que l'activité des colonnes qui induit l'image n'est pas celle qui se produit à réception du message rétinien. C'est celle qui se produit en fin de cycle quand une onde parcourt le cerveau de l'avant où se trouve le cortex supérieur vers l'arrière où se situe le cortex visuel primaire selon l'observation de Dehaene (10). L'hypothèse que je fais est que cette onde accompagne la réactivation ou la modification d'activation des colonnes corticales en y distribuant des messages par des voies descendantes. Ces messages traduiraient le travail d'intégration des informations visuelles qui vient d'être effectué et dirigeraient une nouvelle phase d'activation des colonnes selon l'emplacement qu'elles occupent sur « l'écran du champ visuel ». Notre cerveau, comme le dit Dehaene, « infère la position des sources de lumière et en déduit la forme, l'opacité, la réflectance et la luminance des objets. » (11) On peut ajouter qu'il en délimite précisément les contours jusqu'à sembler les faire se détacher du champ visuel où ils se fondraient autrement à demi estompés dans une brume de points. Bref tout le travail des divers processeurs cérébraux qui analysent la scène visuelle ainsi que tous les calculs statistiques associés auxquels ils se livrent et qui se déroulent dans l'obscurité de la conscience déboucheraient là et se traduiraient, colonne par colonne, par un simple regain ou par une modification d'activité.Cette nouvelle phase d'activité est celle qui, pour moi, précède la naissance de l'image. Elle va induire autant de sensations qu'il y a de colonnes activées. Ces sensations ont deux caractéristiques principales, une d'occuper un point du champ visuel correspondant à leur emplacement dans l'espace rétinotopique, l'autre d'avoir une certaine luminance. A ces deux qualités pourra s'ajouter une troisième si la vision chromatique fonctionne, c'est celle d'avoir une couleur : bleue, verte ou rouge. A partir de ce moment-là et à partir de ce moment-là seulement, l'image existe, que ce soit celle de la Joconde ou celle d'un mur lépreux où rien ne se distingue d'une manière immédiatement nommable et qui emplit tout le champ visuel de sa singularité brute.
Par quel mécanisme la sensation localisée, lumineuse et colorée apparaît-elle ? C'est la question à laquelle je propose une réponse dans mon article : « Une niche pour la conscience 2 : le modulisme » (12). Je voudrais seulement faire sentir ici la simplicité et même la banalité du mécanisme mis en jeu dans la réalisation de l'image. Évidemment je ne vais pas pour cela choisir comme Dehaene une scène visuelle aussi élaborée que le chef d'oeuvre de Vinci, je vais évoquer le simple déploiement sur fond noir d'un drapeau à trois bandes. Chaque bande a une des trois couleurs de notre système visuel : La première, bleue ; la seconde, verte ; la troisième, rouge. (13)
Nous avons vu que la sensation visuelle ponctuelle était localisée. Cette localisation psychique est en relation avec une localisation physique du module qui l'induit : la colonne corticale. Cela n'a rien en soi d'extraordinaire. Tout notre corps est quasiment reproduit à l'intérieur de notre cerveau à travers ce qu'on appelle l'homonculus de Penfield et qui est constitué d'un agrégat de modules correspondant aux diverses parties sensibles de notre corps. Quand je me gratte l'oreille gauche, j'excite le module correspondant dans l'homonculus et je fait naître, précisément localisée, la sensation de grattage. Même chose si je me pique le milieu du front pour la sensation de piqûre. Idem si je me frotte l'oreille droite pour la sensation de frottement. Si j'accomplis rapidement et énergiquement chacun de ces gestes, je fais naître en quelque sorte d'une oreille à l'autre un espace tactile où coexistent à des endroits précis et distincts les trois sensations.
Un ensemble de colonnes corticales localisé à gauche du cortex visuel, un autre au centre, un dernier à droite peuvent ainsi induire par leur activité propre et faire coexister dans le champ visuel respectivement la bande bleue, la bande verte et la bande rouge de mon drapeau et le faire apparaître comme image sur le fond noir d'un écran.
La courte vidéo que je joins à cet article permet de visualiser la façon dont se réalise la coexistence des sensations colorées diverses pour produire l'image.
Dans le premier montage, je fais alterner au centre de l'écran les bandes de mon drapeau. Les bandes bleue, verte et rouge se succèdent d'abord toutes les secondes et je les vois toutes les secondes alterner leur couleur au même endroit. Si j'accélère jusqu'à la vitesse de 30 images par seconde, je ne vois plus qu'une bande grise : mes trois bandes de couleur ont disparu. En revanche si la bande bleue est décalée à gauche par rapport à la bande verte et la bande rouge décalée à droite, la vision successive des bandes décalées en s'accélérant produit assez nettement l'image d'un drapeau à trois bandes juxtaposées et distinctes : bleu, vert, rouge.
Réduisons la taille de ces bandes à celles d'un point, multiplions ces points par le nombre de colonnes corticales, il est aisé de concevoir alors que la persistance de la sensation liée à chacun de ces points peut faire apparaître sur l'écran n'importe quelle image complexe, fût-ce celle de la Joconde chère à Dehaene…
A une conception cybernétique où l'image est composée à partir de l'intégration d'informations de natures distinctes, j'oppose ainsi une conception simplement topologique où la trame de l'image est montée point par point par l'activité télécommandée des seules colonnes corticales.. Certes cette conception de la vision, à affiner et à développer bien sûr, laisse entier le mystère de la sensation visuelle nettement située à son origine. Mais mieux vaut cerner l'emplacement d'un mystère que de le noyer avec plus ou moins d'élégance. Et la conception moduliste des choses que je propose par ailleurs se présente comme une voie pour le réduire.
Notes :
- Cette définition est inspirée de celle que l'on trouve en optique corpusculaire et tâche de la transposer au niveau psychique. Le Grand Robert la donne ainsi : « Ensemble des points (dits points images) provenant des corpuscules focalisés émis par un ensemble de points objets. »
- Entre autres simplifications, je ne parle aucunement dans cet article de la vision binoculaire, je fais comme si on ne voyait que par un seul œil…
- Code de la Conscience, p. 244
- ibid. p. 24
- ibid. p. 24
- ibid. p. 246
- Chapitre 2 : « Sonder la profondeur de l'inconscient »
- Dans mon article : « Stanislas Dehaene nous a-t-il donné le « code de la conscience » ? » paru ici même le 3 août 2015
- Code la conscience, p. 92
- ibid. p. 174 et p. 194
- ibid. p. 92
- http://blogs.mediapart.fr/blog/clement-dousset/240615/une-niche-pour-la-conscience-partie-22-le-modulisme[/size]
- Un tel drapeau n'est pas celui d'un pays existant.