(suite de ...)
TROISIÈME CRITÈRE, LA PAIX :
Pour Platon et la philosophie :
À la suite de ce que l'on a dit précédemment des conditions d'émergence de la philosophie, on imagine mal que celle-cine soit pas, par nature, éristique, polémique, donc facteur de conflit plutôt que de paix. Je citerai juste trois témoignages de penseurs (quasi-)contemporains sur cet aspect de la philosophie : « les Philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système »(Musil, l’Homme sans Qualités, I, §62) ; « il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu’elle n’admet ni compromis ni restriction »(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse) ; « c’est dans la mesure où l’homme est susceptible de discours qu’il est susceptible de violence »(Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, ii). Pour Musil, le Philosophe est un militaire qui a raté sa vocation, pour Freud, un intransigeant, un fanatique, un dogmatique, un sectaire. Quant à Rosset, il rappelle qu'il n'y a pas d'agression humaine, guerre, viol ou bagarre qui ne commence par des paroles qui vont justifier l'agression en la présentant comme la conséquence fatale d'une situation que ces mêmes paroles auront suffi à provoquer. Autant dire que le Philosophe va traiter la notion de paix avec la même condescendance que celles de vide ou d'unité.
Pourtant, il serait abusif de considérer le Philosophe comme un va-t-en-guerre systématique dont le langage policé et distingué dissimulerait plus ou moins efficacement une furie destructrice. Non, le Philosophe est, généralement, un iréniste (du grec eïrènè, "paix".), mais il l'est à la façon des despotes, des dictateurs : il milite pour LA paix, si l'on veut (nombreux sont les Philosophes à avoir produit une réflexion sur le thème de la paix, l'un des plus marquants, à cet égard, étant sans doute Emmanuel Kant qui publia, en 1795, un Projet de Paix Perpétuelle), mais d'une part, c'est de SA propre conception de la paix qu'il s'agit toujours, à l'exclusion de nulle autre, et, d'autre part, la paix dont il est question est toujours une "paix des braves", une pax romana, c'est-à-dire une paix que le vainqueur d'un conflit, potentiel ou avéré, impose par la force au vaincu. Ce qu'en dit Platon est, à cet égard, tout-à-fait significatif : « il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès] des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense [...] que ce qui rend l'État juste [dikaïon], rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [Or, s'agissant de l'âme]n'appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? […] L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur [...], il met les trois parties de son âme [la raison, le courage et le désir] en harmonie [sumphonia] »(Platon, République, IV, 441c-443d).
D'abord, nous remarquerons la grandiloquence argumentative caractéristique du Philosophe et consistant à s'autoriser à conclure sur la base d'un argument analogique, en l'occurrence l'analogie, qui est posée d'autorité sans autre forme de justification (d'où l'idée très populaire, notamment chez les libéraux à partir du XVII° siècle et qu'il a fallu attendre Wittgenstein pour déconstruire : la conduite humaine ne serait, au fond, qu'une sorte de "gouvernement" de soi), entre la Cité (polis) et l'âme (psukhè). Ensuite, et c'est bien là le plus grave, une fois admise cette analogie, on doit admettre aussi que, de même que ce sont les meilleurs, les plus forts ou les plus riches qui sont supposés, dans la Cité, légitimes à commander "paisiblement" les moins bons, moins forts, moins riches, de même, c'est la raison (dont le fabuliste rappelle que c'est toujours celle du plus fort) qui doit veiller à maintenir la paix entre les parties (fonctions ?) inférieures de l'âme et ce, au nom de la justice (dikaïosunè). Et de même que, à la suite d'un conflit armé, le traité de paix imposé par le vainqueur au vaincu se prévaut toujours, immanquablement, d'un "ordre juste" enfin (r)établi, de même, donc, il est réputé philosophiquement "juste" que l'âme soit "apaisée" par la continence imposée par la raison aux sentiments, aux émotions, aux sensations, aux passions, aux désirs, etc. Dans tous les cas, c'est à cette condition que, chaque partie prenante "remplit le devoir qui lui est propre" (en l'occurrence, soit commander, soit obéir) et, partant, préserve la paix, qu'elle soit sociale ou psychique en respectant un ordre "juste". On voit donc que pour Platon, il est moins question de paix que de pacification, d'établissement par la force, d'un ordre supposé juste a priori. Quant à l'origine de la force supposée capable d'atteindre un tel objectif, c'est, pour garder l'analogie platonicienne entre la Cité (polis) et l'âme (psukhè), la force publique (l'armée, la police) dans un cas, la force morale individuelle (le devoir) dans l'autre.
Pour Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Pour le Sage chinois, la paix (dàn) n'est ni à établir ni à rétablir dans la mesure où elle est déjà présupposée dans la notion d'unité de la Voie. Il suffit en effet qu'il y ait conjonction d'événements (y compris d'événements contraires) pour que cette conjonction soit présumée harmonieuse et, par conséquent, génératrice de paix. Aussi l'un des termes qui, en chinois, désigne cette notion d'harmonie est-il le terme 和(hé) qui n'est autre que la conjonction "et". En d'autres termes, il suffit que l'événement e et l'événement e' soient conjoints dans l'espace et/ou dans le temps pour qu'ils soient réputés en harmonie au motif que l'un et l'autre procèdent, conjointement, de la Voie (dào), c'est-à-dire du grand accord céleste par lequel tout arrive. Voilà qui peut paraître exagérément optimiste. Il convient donc d'apporter deux petites précisions.
Premièrement, le terme "optimisme" a été inventé par le philosophe allemand de la fin du XVII° et du début du XVIII° siècles Gottfried Leibniz pour désigner sa conception de ce qu'il appelle lui-même "l'harmonie pré-établie" et qui consiste à penser que notre univers est, parmi tous les univers a priori possibles, le meilleur qui pût jamais être (dans son Candide, Voltaire raille l'optimisme Leibnizien en montrant Pangloss, le maître de Candide, qui s'en va répétant "tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles" devant les ruines du tremblement de terre de Lisbonne en 1755 ). Sans rentrer dans les détails de la métaphysique leibnizienne disons simplement que Leibniz, qui était aussi diplomate, aimait à se faire décrire le mode de pensée des Sages taoïstes par les pères jésuites qui avaient vécu en Chine et avec lesquels il entretenait une correspondance suivie. Il serait étonnant qu'il n'y ait, entre la notion leibnizienne d'harmonie pré-établie et son équivalent taoïste qu'une simple coïncidence.
Deuxièmement, « [l'accord céleste] c'est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs »(Zhuāngzǐ, Zhuang Zi, ii). Encore une fois, le Sage ne nie pas l'intérêt qu'il y a, face aux exigences de la vie de tous les jours, à distinguer, discriminer, exclure. Sauf que, encore et toujours, ce sont nos besoins pragmatiques tels que le reflète notre usage du langage qui prononce distinction, discrimination, exclusion. Lesquelles ne sont rien, en tout cas rien de réel, rien au-delà des mots. Car, comme le dira Wittgenstein, notre langage "laisse toute chose en l'état", il ne saurait attenter aux propriétés du réel. Finalement, il n'y a pas lieu de parler d'"optimisme" à propos de la conception taoïste de l'harmonie comme conjonction puisque, au fond, ce terme montre un problème que nous avons mais ne dit absolument rien du réel.
Cela dit, il existe-t-il, en chinois au moins un autre terme qui connote l'idée de paix, c'est le mot 中(zhōng) qui désigne le milieu, le centre. Rappelons que les Chinois appellent leur pays "Empire du Centre" zhōng guó, quant à l'expression "République Populaire de Chine", elle se traduit en chinois zhōng huá rén mín gòng hé guó, c'est-à-dire, littéralement "communauté populaire du pays du centre harmonieux"), à commencer, bien entendu par le centre de gravité qui, en physique, est le point d'application des forces de gravité et qui définit l'équilibre d'un corps. On traduit parfois zhōng par "intériorité", ce qui est pertinent à condition d'entendre par là "centralité" au sens sus-défini et non pas une soi-disant intériorité psychique qui s'opposerait à une extériorité physique. Contrairement à ce que l'on trouve dans les traditions occidentale ou indienne, par exemple, il n'y pas ce genre de distinction dans la pensée taoïste : la Voie est la même pour tous les existants, qu'ils soient choses, hommes, États ou Cosmos. Par ailleurs, l'idée d'"intériorité psychique" est indissociable de celle d'agent de l'action (le "sujet"), ce qui suppose, entre autres choses, la possibilité, exclue par le Tao, de contrarier les processus naturels (notons qu'en chinois, il n'y a pas de distinction grammaticale entre une voie "active" et une voie "passive"). La notion de paix inhérente à ce terme n'est donc pas une harmonie pré-établie mais plutôt une centralité, un équilibre dynamique obtenu par et dans le flux perpétuel du devenir. En particulier, dans l'humaine société, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête »(Lǎozǐ, Tao Te King, §15). La paix n'est pas obtenue par une action vertueuse qui s'insinuerait dans le devenir naturel en faisant dévier, voire même arrêter, son cours. La paix n'est pas un état que l'on obtient par la force mais un processus qui se produit naturellement, pour peu, justement qu'on ne se chagrine pas en lui assignant un terme dans l'espace et/ou dans le temps. Et, de même que, pour continuer à filer l'analogie platonicienne, le médecin ne (r)établit pas, à proprement parler, la santé du malade mais tâche de mettre le corps souffrant dans les conditions (notamment de circulation des fluides vitaux) qui lui permettront de recouvrer naturellement la santé au moment opportun, de même, de même, le Sage ne (r)établit pas la paix mais exploite, dans le flux perpétuel du devenir, les situations les situations propices à ce re-centrage dans la Voie qu'il montre, qu'il indique, notamment par l'exemple de son propre comportement.
Autrement dit, d'une part il est absurde de chercher la paix en tentant de s'abstraire du devenir, à l'instar de ce que prétend réaliser le Philosophe, d'autre part, la paix entendue comme harmonie pré-établie peut et doit être socialement confirmée et parachevée par la sagesse de "celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête". D'où l'importance anthropologique du modèle d'aisance et de simplicité du Sage (en chinois, shèng, également "saint" et "sacré"). Dans ces deux acceptions (conjonction et centralité) finalement complémentaires, une commune notion de paix qui est celle de l'aisance naturelle conforme à la Voie. Ce que confirme la fréquence de la métaphore de l'eau dans les propos du Sage : « la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. […] Elle est le Principe de la claire vue du Sage. […] Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §13). Telle l'eau, le Sage n'agit pas mais répand facilement ses bienfaits en imprégnant tous les lieux, y compris les plus improbables, les plus vils, de sa présence discrète : « la suprême vertu est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des humains, en cela elle est proche de la Voie »(Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §8).
Pour Patañjali et le yoga :
Il semblerait que l'idée de paix soit spontanément associée par l'opinion, notamment occidentale, à la culture indienne traditionnelle et, par conséquent, aussi au Yoga. Au point que shanti, le terme sanskrit qui traduit littéralement le mot "paix" est abondamment utilisé par les promoteurs (pas toujours désintéressés) de l'indianisme en Europe et en Amérique. En fait, de telles allusions ne font qu'exploiter l'importance, bien réelle, de la notion colatérale d'ahimsâ ("non-violence"), en particulier dans l'hindouisme. Citons deux exemples tirés des Upanishad : « sous l’inspiration de la bienveillance [kshama], l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il aimerait qu’on se comporte envers lui »(Jabala Darshana Upanishad) ; « que je n’inspire aucune crainte à aucun être ! »(Narada Parivrajaka Upanishad). Il y a là, manifestement, l'idée que les êtres humains doivent se comporter de manière respectueuse à l'égard de toutes les entité jamais surgies de la nature, lesquelles sont, rappelons-le, indistinctement tissées de la même étoffe, à savoir un entrelacement de prakriti (matière) et de purusha (esprit). Quant à la forme injonctive que prennent ces exemples, ils tendraient à abonder dans le sens philosophique d'une force morale destinée, en tout cas chez l'homme, à contrarier ses propres inclinations perverses.
Or, s'agissant des Yoga-Sûtra de Patañjali, rien n'est moins évident qu'une telle convergence. Remarquons tout d'abordqu'il n'y a, dans ce texte, pas une seule occurrence du terme, shanti, et trois seulement du couple himsâ/ahimsâ,"violence/non-violence" (B.O., F.M., J.P.), "nuisance/non-nuisance" (A.D). Celles-ci sont, d'ailleurs toutes énoncées dans la courte partie relative aux yama, c'est-à-dire aux "réfrènements" (J.P.), aux "maîtrises" (A.D.), à la "discipline" (B.O.), bref, aux "règles de vie dans la relation aux autres" (F.M.), respectivement en Yoga-Sûtra, ii, 30, 34, 35. Détaillons-les brièvement. « Non-violence (ahimsâ), véracité (satya), absence de vol ou désintéressement (asteya), continence ou modération (brahmacarya), pauvreté ou refus des possessions inutiles (aparigraha), tels sont les réfrènements (yama) »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30). Apparemment, Patañjali fait état de cinq yama. Mais y en a-t-il réellement cinq ? Satya, asteya, brahmacarya et aparigraha ne sont-ils pas, au fond, des déclinaisons ou, plus exactement, des conditions de survenance d'ahimsâ ? Peut-on imaginer une non-violence (non-nuisance), fût-elle réduite à sa seule dimension sociale, compatible avec la pratique du mensonge, du vol, de l'incontinence, de l'accaparement, a fortiori avec la conjonction de plusieurs de ces facteurs ? La réponse coule de source, car « ces pensées comme la violence [himsâ] etc. […] engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin54. Méditer sur le contraire empêche cela »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). Du coup, la solution de Patañjali semble se rapprocher de celle de Lǎo Zǐ, notamment lorsqu'il souligne qu'« en présence de celui qui a adopté la non-violence [ahimsâ] tous les êtres renoncent à l’inimitié »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 35). Rapprochement qui semble se confirmer lorsqu'il écrit que « le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iv, 3). La métaphore du bon jardinier, abondamment utilisée par Lǎo Zǐ, évoque évidemment le wéi wú wéi ("agir à ne pas agir") cher aux taoïstes. Sauf que, d'une part, chez Patañjali, il ne s'agit là que d'une image isolée, tandis que, pour Lǎo Zǐ, ce genre de métaphore est à la fois fondamental et permanent, et, d'autre part, comme Françoise Mazet prend le risque de l'interpréter, il s'agit, pour Patañjali de susciter ahimsâ par le moyen de la méditation ("risque" parce que, dans le texte sanskrit, en ii, 34, il n'est explicitement question, pour autant que j'aie pu le comprendre, ni de "méditer", ni de "méditation") comme moyen posé en vue d'une fin à atteindre, en l'occurrence, on le sait déjà, samâdhi, ce qui, derechef, renvoie à l'effort volontaire de la philosophie grecque plus qu'à l'aisance naturelle de la sagesse chinoise.
Toutefois, contrairement à la fois à l'une et à l'autre, la solution préconisée par le Yoga de Patañjali pour (r)établir la paix sous forme de "non-violence" ("non-nuisance") passe, nous l'avons vu, par une distanciation (vairâgya) de l'espritparticulier (purusha) à l'égard du corps particulier (prakriti), ce qui suppose une pratique unificatrice (eka tattva abhyâsa) du mental (citta) comme représentant en temps réel des modifications (vritti) du corps. En d'autres termes, sans pour autant méconnaître les enjeux sociaux et anthropologiques qui sont, explicitement, ceux de Platon ou de Lǎo Zǐ, la pratique du Yoga telle qu'elle est préconisée par Patañjali se présente comme celle d'un entraînement psychique. Le mot "entraînement" devant s'entendre à la fois comme répétition patiente d'exercices et à la fois comme mécanisme qui entraîne des effets à sa suite, notamment des effets implicites de paix sociale. Et "psychique" devant se prendre dans son acception étymologique, c'est-à-dire concernant au premier chef l'âme (psukhè), l'esprit, la conscience, le mental, etc., bref, tout ce que les dualismes de tout bord (cf. Corps et Âme) distinguent du physique, du corps, de la matière.
Cela posé, il reste qu'à la suite de l'enchaînement âsana-prânâyâma-pratyahârâ-dhâranâ-dhyâna, l'effet explicitement envisagé par cet "entraînement psychique" reste samâdhi, cet état d'unification du mental (citta) seul compatible avec l'essentielle quiétude de l'esprit (purusha), le seul état mental qui fasse droit à la nature éternelle et immuable de l'esprit. De fait, seule « l’expérience du samâdhi sans activité mentale induit un état intérieur de paix et de clarté [prasâda] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 47). Alors, « c'est le samâdhi absolu [nirbîjah samâdhih]»(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), i, 51). Car, qui l'a atteint « ne ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit du Nuage de Vertu [dharma megha samâdhi] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 29), autrement dit, du fait que l'esprit n'est plus perturbé par l'agitation du mental, le yogi en ressent une infinité de bienfaits. Finalement, la notion de paix qui colore implicitement la totalité du texte de Patañjali est celle de prasâda, c'est-à-dire de sérénité, de quiétude, de paix intérieure à l'esprit (autres traductions : transparence (A.D.), clarté et grâce (B.O.), apaisement (F.M.), paix et clarté (J.P.).), ce qu'Ysé Tardan-Masquelier appelle joliment la "non-violence à l'égard de soi-même".
Pour conclure, nous rappellerons que la philosophie n'est pas la sagesse. À la première appartient l'ambition intellectuelle et rhétorique de réformer ce qui, dans la représentation conceptuelle que les hommes se font du réel, relève de l'illusion propre à égarer l'esprit sur ce qu'il convient de faire pour diriger le corps du mieux possible, à savoir rechercher d'abord le bien moral ou le bonheur éthique à travers le vrai théorique. À la seconde, au contraire, appartient l'aisance humble et parcimonieuse de l'être humain tout entier se fondant dans l'harmonie du réel à laquelle il est toujours tenté de se soustraire au nom du droit imprescriptible à dire "je sais que ...", mais qu'il suffit de réguler par des indications ponctuelles qui le ramènent sur la Voie de la vacuité de l'ego comme du scio, de l'unité du Cosmos et, enfin, de la paix intérieure comme extérieure. Si on accepte cette distinction, alors la question de savoir si les Yoga-Sûtra de Patañjali relèvent de l'une ou de l'autre catégorie s'avère difficile à trancher. En effet, ce texte rappelle, par bien des égards, la tradition philosophique occidentale : par le caractère méthodique et progressif de sa composition d'abord, ensuite par l'importance accordée, plus particulièrement dans ses première et quatrième parties, à la théorie de la connaissance, enfin par l'orientation éthique, voire moralisante qui se dégage des deuxième et troisième parties. Cela dit, les Yoga-Sûtra ont manifestement aussi des points communs avec les sagesses orientales (notamment le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme) : du point de vue de la forme, le style est plus allusif (aphoristique) que franchement démonstratif (de là l'abondance et les divergences tant de traduction que de commentaires) et on ne peut manquer de percevoir un certain flottement sémantique dans des notions-clés comme celle d'esprit (neuf mots pour en parler !) ou celle de connaissance (dix termes différents !) ; quant au contenu du texte, même si la notion de paix, pourtant centrale dans les spiritualités orientales, n'est, ici, abordée que superficiellement et indirectement, d'autres, tout aussi importantes, telles que celle de vide-détachement (vairâgya) de l'esprit à l'égard de ce qui le perturbe et, surtout, d'unité-unification (samâdhi) de l'être conscient avec soi-même et avec le Cosmos, font l'objet d'un traitement approfondi. D'ailleurs, toute l'équivocité de ce texte se trouve résumée dans le sûtra par lequel se clôt le traité de Patañjali: "la réabsorption des guna, vidés de leur raison d’être, par rapport au purusha, marque l’état d’isolement [kaïvalya] de la conscience [citi] dans sa forme originelle" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 34), sûtra qui, dans sa formulation, aurait été sans doute été approuvé par Platon (effort de lutte contre les passions) autant que par Lǎo Zǐ (abandon au cours de la Nature).