Sous ses deux versions épistémologiquement opposées (bien que méthodologiquement non exclusives l'une de l'autre pour ce qui concerne la seule hypothèse scientifique), le vérificationnisme suscite un certain nombre de difficultés logiques et de difficultés pragmatiques.
Commençons donc par les difficultés logiques. Il ne suffit pas de proclamer et d'admettre, comme cela semble faire consensus depuis Kant, qu'il n'y a de science qu'hypothétique et qu'il n'y a d'hypothèse que vérifiable. Encore faut-il s'entendre sur la portée et les limites de la vérifiabilité. Ce que ne font ni Wittgenstein ni Bachelard (nous exonérerons Kant des critiques que nous allons formuler en raison du caractère pionnier et protéiforme de ses réflexions en matière d'épistémologie moderne) : "pour connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.223) ; "dans l'expérience, [la science] cherche des occasions pour compliquer le concept, pour l'appliquer en dépit de la résistance du concept, pour réaliser les conditions d'application que la réalité ne réunissait pas"(Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique, iii). Pour l'un, il faut "comparer" deux faits (le fait du représentant et le fait du représenté), pour l'autre, il s'agit de "réaliser", autrement dit, de construire, en amont de la comparaison, ses conditions de possibilité. Mais, dans les deux cas, nous sommes dans ce que Russell va appeler la théorie de la vérité-correspondance au sens où "nous sentons que lorsque notre jugement est vrai, il doit y avoir en dehors de notre jugement une entité qui lui correspond d’une manière ou d’une autre, tandis que, quand notre jugement est faux, aucune entité semblable ne lui correspond"(Russell, the Nature of Truth). Bien que la portée du propos de Russell ne se limite pas à la seule épistémologie mais atteigne aussi l'éthique (cf. la Théorie Russellienne des Descriptions), l'idée que la vérité ou la fausseté d'une hypothèse puisse être jugée sur la base de sa correspondance avec un fait-étalon pose le problème suivant : c'est "une théorie qui considère la vérité comme objective […]. De plus, elle est absolue et non relative à un ensemble de suppositions ou croyances"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). Sans anticiper sur les difficultés pragmatiques que nous évoquerons plus loin et qui concerneront cet "ensemble de suppositions on croyances" en général, réduisons ici ledit "ensemble" aux "suppositions et croyances" internes à la théorie elle-même et dont l'hypothèse à vérifier constitue le représentant légal, à savoir celles qui ont trait à la relation de l'hypothèse avec, d'une part, les prémisses de la théorie, d'autre part sa (ou ses) conclusion(s) une fois effectué le test crucial de la correspondance avec le(s) fait(s) vérificateurs. Or, par-delà le réquisit de vérification directe des implications du contenu conceptuel explicite de l'hypothèse, il est difficile d'éviter de vérifier indirectement aussi les implications, soit du contenu conceptuel explicite des prémisses de l'hypothèse, soit des conséquences tacites des conclusions de l'hypothèse. Or, si les implications de la vérification centrale de l'hypothèse sont, par elles-mêmes déductives (d'où la qualification d'hypothético-déductif s'attachant au schème méthodologique scientifique par excellence), celles qui débordent sur les prémisses sont abductives, et celles qui s'étendent aux conséquences des conclusions sont inductives. Le problème étant que seule l'implication déductive est, d'un point de vue logique, un processus d'inférence valide en ce qu'elle conserve la vérité de l'antécédent dans le conséquent. Ainsi, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai" (antécédents), on est fondé à déduire "donc q est vrai" (conséquent). C'est ce qu'on appelle en logique le modus ponens. Tandis que, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or q est vrai", on ne peut logiquement conclure ni "donc p est vrai", ni "donc q est vrai". C'est ainsi que fonctionne l'abduction qui consiste, précisément, à introduire une prémisse qui, tout en assurant la cohérence du système, demeure invérifiable. Nous en avons donné un exemple avec l'hypothèse freudienne de l'existence de l'inconscient (cf. Freud, Métapsychologie et Psychanalyse) : si l'inconscient existe, alors nous allons constater telles ou telles manifestations ; or nous constatons ces manifestations ; donc … Le principe abductif n'est pas dénué d'intérêt, mais c'est un principe heuristique (Umberto Eco l'appelle "principe du détective") et non un principe logique dans le sens où il n'est pas possible d'établir la vérité d'une hypothèse abductive, autrement dit de la vérifier.
De même, si, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai", on est peut-être fondé à conclure "donc q est vrai", mais non pas "donc q est vrai nécessairement". C'est pourtant cette modalité qui, selon Kant (mais non pas Bachelard ni, surtout, Wittgenstein), accompagne explicitement toute théorie scientifique empiriquement vérifiée et, partant, qualifiée de "loi de la nature" : "les lois de la nature sont des règles objectives en tant qu’elles sont nécessairement attachées à la connaissance de leur objet"(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 92). A contrario, pour lui et, au-delà, pour l'idéal scientifique qui est celui des Lumières, "des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance [en d'autres termes : sans hypothèse mathématisée] ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la raison et dont elle a besoin"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). De ce point de vue, la valeur des hypothèses scientifiques vérifiées, est inductive, c'est-à-dire résulte d'une généralisation empirique. De ce qui est le cas au temps t (l'hypothèse est vérifiée et la théorie établie), on se sent fondé à inférer que cette théorie est nécessaire, autrement dit qu'il en sera de même en t+n, quel que soit n tendant vers l'infini. Hempel et Goodman ont élevé des objections pour souligner les limites du principe d'induction en général : le premier en montrant qu'il existe une manière paradoxale de généraliser "si p est vrai alors q est vrai or p est vrai donc q est vrai", c'est de remplacer "si p est vrai alors q est vrai" par sa contraposée équivalente "si q est faux alors non-p est vrai" et de conclure alors "si q est faux alors non-p est vrai or q est faux donc non-p est vrai", laquelle conclusion équivalant à "p est vrai donc q est vrai" (si tous les corbeaux sont noirs, tout objet non-noir "prouve" que tous les corbeaux sont noirs !) ; le second en soulignant que certains prédicats sensibles au temps ne sont pas inductivement généralisables (si le prédicat "vert-ou-bleu" désigne ce qui est vert avant t et ce qui est bleu après t, alors généraliser le prédicat "vert-ou-bleu" pour les émeraudes implique de dire qu'après t, elles seront bleues !). Mais c'est de Hume et de Popper que sont venues les attaques les plus virulentes contre, plus précisément, la nécessité de l'induction. On sait que Hume (dont le point de vue était l'un de ceux à quoi s'opposait l'idéalisme transcendantal de Kant) avait déjà exprimé des doutes sceptiques à l'égard de la relation spontanément établie entre induction et nécessité en disant que "de la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion universelle et nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6), ce qui est une idée que partageait explicitement Wittgenstein et aussi, probablement, Bachelard. Mais Popper va beaucoup plus loin que la seule critique de la valeur de l'induction puisqu'il nie son existence même : "quant à l'induction (ou la logique inductive, ou le comportement inductif, ou encore l'apprentissage inductif par répétition ou instruction), j'affirme que rien de tel existe"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). La raison en est qu'"il n'existe pas de règle sensée pour l'implication inductive [sauf] : le futur ne sera vraisemblablement pas très différent du passé"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). Or, comme l'avait déjà dit Hume, s'il est exact que "notre idée de nécessité et de causalité naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns avec les autres et l’esprit déterminé par accoutumance à inférer l’un de l’apparition de l’autre"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1), en revanche, il se pourrait bien que "la [soi-disant] connexion nécessaire dépend[e] de l’inférence au lieu que ce soit l’inférence qui dépende de la connexion nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6). Autrement dit, sous réserve du respect d'un protocole de type bachelardien, la vérification de l'hypothèse valide la théorie hic et nunc et non pas intemporellement comme le supposait Kant. Car la validité de ladite théorie au-delà de ses conditions de vérification n'est elle-même qu'une hypothèse invérifiable par nature puisque la vérification en est toujours différée en t+n. Du coup, supposer que le futur ressemblera au présent ou au passé, autrement dit induire le futur à partir du présent ou du passé, c'est un postulat pragmatique doté d'une indéniable efficacité adaptative pour les organismes vivants. Car "il est évident que les animaux aussi bien que les hommes apprennent beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Toujours est-il qu'"il est impossible que cette inférence animale puisse se fonder sur aucune démarche d’argumentation et de raisonnement"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Bref, pas plus que l'abduction, l'induction n'est un principe d'inférence logiquement valide. La méthodologie scientifique ne peut, décidément, se prévaloir que de l'inférence déductive, la seule qui soit logiquement valide.
(à suivre ...)
Dernière édition par PhiPhilo le Lun 27 Mai 2019 - 7:28, édité 2 fois (Raison : correction et ajout)