"Le second type de modèle […] plus complexe que le premier, comporte deux étages distincts. Au flux primaire d'énergie se superpose alors un flux secondaire d'information, leur interaction ayant pour image cette fois la boucle d'asservissement des machines auto-régulées"(Granger, l'Explication dans les Sciences, viii). Nous appellerons organiciste ce modèle parce qu'il ne fait autre chose que développer le paradigme implicite du fonctionnement organique auto-régulateur des êtres vivants. C'est de ce modèle que Quine se prévaut lorsqu'il fait l'expérience de pensée d'une situation de traduction "radicale" (un anthropologue ignorant tout de la langue de la tribu qu'il étudie teste l'hypothèse que "gavagaï" peut être traduit par "lapin") : "pour tester expérimentalement l'hypothèse que les expressions "gavagaï" et "lapin" ont le même usage […] il serait sans doute inapproprié de regarder très profondément dans la tête du sujet, même si c'était faisable, car nous ne devons pas nous préoccuper de ses connexions nerveuses idiosyncrasiques ou de l'histoire privée de la formation de ces habitudes. Nous sommes à la recherche des habitudes linguistiques qui lui ont été inculquées socialement, donc de ses réponses à des conditions normalement sujettes à une évaluation par les membres du groupe […] qui lui dicteraient son acquiescement à la phrase"(Quine, le Mot et la Chose, §8). Quine nous dit bien qu'il ne s'agit pas, pour l'anthropologue en question, de s'évertuer à tracer le chemin causal le plus précis et complet possible allant (si l'hypothèse se confirme) de la perception du lapin par l'indigène jusqu'à son acquiescement à la phrase "gavagaï" prononcée par le chercheur. On n'est donc pas là dans un modèle mécaniste. Bien plutôt, il s'agit de doubler un schéma causal putatif (allant de la perception de données sensible à l'acquiescement verbal) par un échange d'informations para-linguistiques (par hypothèse, les seules informations qui soient à la disposition de l'anthropologue) qui va le guider dans son entreprise de traduction de "gavagaï" en lui faisant faire des ajustements successifs procédant par essai et erreur (mais pas nécessairement par la formulation consciente et explicite d'une hypothèse). Il n'est donc plus question, dans ce modèle, d'expérience cruciale qui conclurait à la confirmation ou à l'infirmation de l'hypothèse, mais plutôt d'une nébuleuse d'essais, de succès et d'erreurs, les uns agissant sur les autres, et rétroactivement jusqu'à clôture complète d'un système global, autrement dit jusqu'à un degré significatif de certitude subjective de la part de l'anthropologue qui l'autorisera à conclure, fût-ce par défaut, jusqu'à preuve du contraire. Dans cette nébuleuse conjecturale, les relations de causalité ne sont pas linéaires et univoques mais, tout au contraire, circulaires et plurivoques. Ce que confirme aussi Pierre Duhem : "la physique n'est pas une machine qui se laisse démonter […] ; c'est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sans que les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les unes plus, les autres moins, toutes à quelque degré ; si quelque gêne, quelque malaise se révèle dans ce fonctionnement, c'est par l'effet produit sur le système tout entier que le physicien devra trouver l'organe qui a besoin d'être redressé ou modifié, sans qu'il lui soit possible d'isoler cet organe et de l'examiner à part"(Duhem, la Théorie Physique : son Objet, sa Structure). On aura remarqué que Duhem emprunte le lexique de la biologie, voire de la médecine, pour parler du traitement scientifique de l'hypothèse en physique. Contrairement au précédent, le modèle organiciste est holiste en ce qu'il considère que le tout de l'objet auquel il s'applique n'est pas le résultat de l'assemblage matériel de ses divers composants, mais qu'au contraire, il leur pré-existe formellement, c'est-à-dire de telle façon que le tout indéfini de l'objet sur quoi porte l'hypothèse est présupposé alors même qu'on en ignore le détail précis des éléments. Certes, ce tout, autrement dit le contexte de traduction de l'anthropologue chez Quine, tout comme le contexte de l'exercice de la science physique pour Duhem, pré-détermine mécaniquement la forme générale de l'objet d'étude, laquelle en détermine à son tour mécaniquement le détail matériel. De même, en sens inverse, la détermination par feed-back, de la forme générale de l'objet puis du contexte global dans lequel il s'inscrit est réputée causale et donc mécanique. Bref, dans un modèle organiciste, il n'y a, comme dans le modèle mécaniste, que des relations causales. Sauf que la fourniture d'énergie présupposé par cette sorte de relations n'est plus, dans un modèle organiciste, exogène mais endogène : en particulier, l'expérimentateur fait partie du système et n'en est donc pas le spectateur impartial. Il est clair qu'il ne saurait, en particulier, se concevoir de biologie, mais aussi de physique quantique ni, bien entendu, de sciences humaines et sociales sans, au minimum, un modèle de cette sorte.
(à suivre ...)