Il est facile de voir en quoi la critique poppérienne de l'induction, c'est-à-dire, stricto sensu, le refus d'envisager l'hypothèse invérifiable que la vérification d'une hypothèse scientifique possède une valeur intemporelle, a des effets dévastateurs pour toute espèce de vérification. En effet, dire que la validité d'une vérification expérimentale est temporaire, c'est jeter le discrédit sur l'idée même de vérification : rigoureusement parlant, seule serait valide une vérification qui serait simultanée à la formulation de l'hypothèse, comme cela est le cas en logique ou en mathématiques ("en logique, procédure et résultat sont équivalents. D'où l'absence de surprise" - Wittgenstein, Tractatus, 6.1252). À peu près à la même époque que Popper, Wittgenstein lui-même conviendra des difficultés que fait surgir le vérificationnisme, donc de la théorie de vérité-correspondance : "une preuve ne peut pas porter au-delà de soi-même. Mais la construction de la preuve n'est pas davantage une expérimentation. Si elle l'était, le résultat ne saurait rien prouver en ce qui concerne les autres cas. C'est pourquoi il n'est pas du tout nécessaire de procéder à la construction réelle avec du papier et un crayon, la description de la construction devant suffire pour que l'on puisse en tirer tout ce qui est essentiel (la seule description d'une expérimentation ne suffit pas à donner le résultat de celle-ci, il faut au contraire que l'expérimentation soit conduite réellement jusqu'au bout"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §131). Par conséquent, on doit dire que "les théories ne peuvent jamais être inférées des énoncés d'observation, ni recevoir de ceux-ci une justification rationnelle"(Popper, Conjectures et Réfutations). Pour Popper, il est clair que le processus de confrontation de l'hypothèse au réel n'est en rien vérificatoire mais, tout au contraire, réfutatoire : "toute mise à l'épreuve véritable d'une théorie par des tests constitue une tentative pour en démontrer la fausseté [to falsify] ou pour la réfuter. Pouvoir être testée c'est pouvoir être réfutée"(Popper, Conjectures et Réfutations). Nous avons dit tout à l'heure que de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai", on pouvait peut-être inférer, par modus ponens, la conclusion modeste "donc q est vrai", mais certainement pas la conclusion "donc q est vrai nécessairement" qui était beaucoup trop ambitieuse. Or, nous venons de voir en quoi même la conclusion modeste "donc q est vrai" est exorbitante. Que nous reste-t-il donc, en bonne logique, si nous persistons à admettre qu'il ne peut se concevoir de science au sens moderne (post-kantien) du terme sans processus de confrontation de l'hypothèse sur le réel avec l'aspect du réel dont elle conjecture la possibilité ? Nécessairement ceci : de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or q est faux", on doit conclure "donc p est faux". Autrement dit, le principe logique du modus ponens ne vaut qu'en logique et en mathématiques où processus et résultat sont simultanés, mais non pas en science où ils sont dissociés et où, donc, seul peut valoir le modus tollens, c'est-à-dire la contraposée du modus ponens. En conséquence de quoi, on doit aussi admettre qu'il n'existe pas, rigoureusement parlant, de théorie scientifique au sens d'un corpus de propositions dont la vérité serait, même temporairement, attestée, mais qu'on n'a jamais affaire, en science, qu'à des hypothèses théoriques, ou, ce qui revient au même, que toute théorie est condamnée, soit à être réfutée, soit à rester hypothétique : "les théories ont pour but de proposer d'authentiques conjectures quant à la structure du monde"(Popper, Conjectures et Réfutations). Si plupart des épistémologues (à commencer par Russell, Wittgenstein ou Bachelard) n'ont jamais fait de difficulté pour reconnaître le caractère provisoire d'une théorie scientifique digne de ce nom, en revanche, ils n'ont jamais contesté qu'une telle théorie fût vraie par défaut ou, si l'on préfère, vraie jusqu'à preuve du contraire. Avec Popper, on ne peut même plus dire cela : "les théories scientifiques, si elles ne sont pas réfutées, restent toujours des hypothèses ou des conjectures"(Popper, la Quête Inachevée, xxix). Donc, pour Popper, l'élaboration puis l'expérimentation de l'hypothèse n'est plus l'acte fondateur de l'attitude scientifique, elle est le tout d'une attitude scientifique qui se résume faire des prédictions et à s'efforcer de les réfuter au moyen d'expériences cruciales. Or, cette apparente modestie n'est-elle pas encore trop ambitieuse ?
D'abord, il nous semble que, d'un point de vue strictement logique, la réfutation poppérienne n'est rien d'autre qu'une vérification négative dans le sens où le modus tollens (1- "si p est vrai alors q est vrai" ; 2- "or q est faux" ; 3- "donc p est faux") est fondé sur le principe de bivalence (parfois appelé, à tort, "principe de tiers-exclu") selon lequel entre p et non-p, nécessairement l'une des deux propositions (ou conjonction de propositions) est vraie et l'autre fausse. S'évertuer à prouver la fausseté de p revient donc, en vertu de ce principe, à s'attacher à prouver la vérité de non-p. Ce moyen de preuve, très souvent employé en mathématiques, est aussi connu sous le nom de reductio ad absurdum (c'est par ce moyen que les Grecs ont "prouvé" l'irrationalité de π : en montrant qu'il ne pouvait être rationnel, c'est-à-dire s'écrire sous la forme d'un rapport de deux entiers). Mais, comme l'écrit le logicien intuitionniste Brouwer, "montrer que quelque chose n’est pas vrai, c’est-à-dire montrer qu’une supposition n’est pas correcte, n’est pas un acte intuitivement clair. C’est qu’il nous est impossible d’avoir une représentation intuitivement claire d’une supposition qui plus tard se montre même fausse. Il faut maintenir l’exigence, que dans les mathématiques intuitionnistes, seule la construction à partir des fondements a de l’importance"(Brouwer, Intuitionistische Mengenlehre). La critique intuitionniste du principe de bivalence ne concerne, au départ, que les séries mathématiques infinies. Si, par exemple, on arrivait à prouver la fausseté de la proposition "il y a 7 fois le chiffre 7 dans le développement décimal de π", cela n'impliquerait nullement que sa contradictoire, "il n'y a pas 7 fois le chiffre 7 dans le développement décimal de π" est vraie. Il se pourrait aussi qu'elle fût indécidable justement parce que la série des décimales de π étant illimitée, on n'a pas la moindre idée de ce qu'il faudrait faire pour en prouver la vérité. Or, ce qui vaut pour un système strictement formel comme l'est un ensemble de propositions mathématiques pour lesquelles, nous l'avons dit, les preuves sont internes aux démonstrations, vaut aussi, a fortiori, pour des propositions dont la vérité ou la fausseté exigent des preuves externes (expérimentales, matérielles) qui, après tout, peuvent ne pas exister du tout. À cet égard, la conception sémantique du vérificationnisme qui est celle du premier Wittgenstein et du Cercle de Vienne possède l'avantage de lier la signification d'une proposition à sa vérifiabilité, de telle sorte qu'une proposition invérifiable n'est pas réputée fausse mais dépourvue de sens. Wittgenstein s'en souviendra lorsqu'il fera remarquer que "le contraire de « il existe une loi suivant laquelle p » n'est pas « il existe une loi selon laquelle non-p »"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 13), voulant dire par là que, de ce que p est faux, on ne devrait, rigoureusement parlant, ne rien inférer du tout au sujet de non-p. Conscient du problème, Popper fait de la réfutabilité et non pas, évidemment, de la réfutation, le principal critère de scientificité : "une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. […] Mais cette propriété comporte des degrés : certaines théories se prêtent plus aux tests, s'exposent davantage à la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques"(Popper, Conjectures et Réfutations). Ce qui est pragmatiquement peu convaincant. C'est exact si l'on considère non pas tant les théories que les disciplines théoriques (en gros, une théorie est, en général, plus facilement réfutable en biologie qu'en physique des particules). Mais c'est problématique en ce que la recherche du plus haut degré possible de réfutabilité est un réquisit d'épistémologue que ne partage pas forcément le scientifique plutôt soucieux, on s'en doute, de voir confirmer sa théorie. Et lorsque Popper affirme être parvenu "à fournir un critère objectif pour des degrés très élevés d’audace ou de non-adhocité : la nouvelle théorie, tout en devant expliquer ce que l’ancienne théorie expliquait, doit la corriger; si bien qu’en réalité elle contredit l’ancienne théorie: elle contient l’ancienne théorie, mais sous forme d’une approximation seulement. J’ai ainsi fait observer que la théorie de Newton contredit à la fois celle de Kepler et celle de Galilée - tout en les expliquant - puisqu’elle les contient comme approximations"(Popper, la Connaissance Objective), il oublie, premièrement qu'une théorie réfutée n'est jamais abandonnée complètement mais plutôt remaniée et corrigée à nouveaux frais par ses concepteurs en espérant qu'elle soit, in fine, confirmée, et, deuxièmement, qu'en général, ce n'est pas le défenseur même de la théorie qui s'évertue à la réfuter mais plutôt des tiers qui ont de (plus ou moins) bonnes raisons de l'attaquer (cf. le cas des adversaires de Galilée dans Feyerabend et l'Anarchisme Épistémologique). De toute façon, cela ne résout nullement l'objection logique qui est pourtant le terrain sur lequel Popper se place pour promouvoir la valeur inférentielle de la déduction et dénigrer celle de l'abduction ou de l'induction. Par ailleurs, l'exigence poppérienne du plus haut degré possible de réfutabilité le conduit à rejeter hors du champ scientifique, non seulement les sciences humaines et sociales (cf. le cas de la psychanalyse dans Freud, Métapsychologie et Psychanalyse) mais aussi la physique quantique dont il disait ironiquement que "si nos théories sont des filets que nous construisons pour attraper le monde, nous devons nous rendre compte que la mécanique quantique nous a amené un drôle de poisson"(Popper, le Réalisme et l'Objectif de la Science). Après tout, dans l'expérience de pensée dite du "chat de Schrödinger", ce dernier ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que "la fonction Ψ [qui prédit la probabilité d'un état quantique donné] de l'ensemble [chat + appareil expérimental] s'exprimerait de la façon suivante : le chat vivant et le [même] chat mort sont mélangés ou brouillés en proportions égales"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde), violant ainsi, non seulement le principe de bivalence, mais, plus radicalement encore, le principe de contradiction ?
(à suivre ...)