Euterpe a écrit:Aktaíôn a écrit:Le romantisme est toujours d'actualité. Il l'est d'autant plus que nous n'en sommes jamais sortis. Il ne fait que changer sans jamais disparaître, pour des dizaines de raisons parfois très différentes les unes des autres. Cela est d'autant plus frappant qu'il a été dûment diagnostiqué, analysé, défini. Pourtant, rien n'y fait, il se survit à lui-même.Décidément, on en revient toujours à la critique du romantisme.
Diriez-vous que le romantisme équivaut à la modernité, à cette héroïsation du présent qui gaspille tant d'énergie à oublier le monde et à fuir son propre ennui dans l'intensité des plaisirs ? Est-ce l'esthète kierkegaardien ou encore le dernier homme - un cyrénaïque peut-être ?
Euterpe a écrit:Vous semblez considérer l'écriture comme une écriture autobiographique.
Nietzsche lui-même nous apprend à voir sous le style les forces à l'œuvre, les mouvements ascendants et de décadence, la forme de vie particulière sur laquelle prend racine le discours.
Euterpe a écrit:Aktaíôn a écrit:Historiquement, l'invention de l'histoire n'a pas fait disparaître le sujet. Il y a eu des accès de mélancolie aiguë, une manie pour la généalogie (de Nerval à Drieu la Rochelle), chez ceux qui sondaient l'abîme de leurs origines perdues dans les origines de l'histoire. Mais dans le duel que se sont livrés l'histoire et l'individu, l'individu a très nettement remporté la bataille. Et nous en sommes encore à observer l'affrontement entre une histoire hypermnésique et un individu amnésique qui n'a malheureusement rien des attributs que Nietzsche confère à cet homme qu'il appelait de ses vœux dans ses Considérations inactuelles, et qui ressemble trait pour trait au poète, autrement dit à celui qui sait voir les choses d'un œil neuf. Notre individu moderne n'est pas rapporté au monde. Cela seul l'autoriserait à pratiquer l'oubli, comme une saine médication pour inventer sa propre vie sans s'effondrer sous le poids de l'histoire.Dans un monde où perce l'historicisme le sujet est lui-même en train de s'abolir, et il en vient à contempler le néant duquel il émerge. Mais c'est aussi un sujet qui fait l'expérience la plus intime de lui-même en revenant à lui, sans cesse.
Quel exemple donneriez-vous de cet individu rapporté au monde ?
Euterpe a écrit:Aktaíôn a écrit:Vous vous laissez griser par la rhétorique de Foucault. Il n'y a pas de pragmatique de soi, chez Nietzsche, qui distingue entre vivre et "faire des expériences", comme le veut la mode moderne. Et Nietzsche ne s'écrit pas. Là encore, Foucault est à côté de la question. Il n'y a pas d'écriture autobiographique chez Nietzsche, il y a conformité absolue entre ce qu'il dit et ce qu'il est, ce qui rend impossible une quelconque démarche autobiographique de sa part (démarche qui implique une approche narrative, une justification de soi face à un tribunal réel ou imaginaire, la sincérité comme fondement ; or il n'y a pas de sincérité chez Nietzsche, ni de justification puisque cela voudrait dire qu'il y a un décalage entre ce qu'il fait et ce qu'il est).Nietzsche [...] en se dessaisissant de lui-même (pour reprendre l'expression de Foucault), de cette identité normative, peut exercer une pragmatique de soi, s'écrire, se faire dans ses expériences et sa résistance au pouvoir.
Mon interprétation est qu'il y a bien une pragmatique de soi chez Nietzsche, notamment dans les conseils qui se rapportent à l'art de l'écoute, à l'art de l'écriture, à l'éducation (et l'élevage), à la psychologie, la diététique, etc. Je ne dis pas, cependant, que Nietzsche se change au moment même de l'écriture, mais celle-ci traduit les transformations qui se sont opérées dans sa pensée et qui l'ont amené à être assez confiant pour nous montrer en quoi nous pouvons nous réjouir après nous être surmonté et lui le premier. Il a fini de digérer, pour autant je crois que nous pouvons lire Ecce Homo, qui est une autobiographie (et quelle qu'en soit l'ironie), comme la description et le résultat de ce processus de subjectivation à l'œuvre, et au-delà du contenu l'apparition d'une personnalité accomplie. Néanmoins, il me semble que c'est aussi dans cet ouvrage, sans compter la fameuse phrase que j'aime tant ("je suis un décadent et le contraire d'un décadent" mais aussi "je suis un décadent et un premier terme" - ce qui laisse suggérer de nouveaux commencements et ce au sein de la personne même du penseur) que Nietzsche écrit qu'il faut considérer sa pensée et sa vie comme deux choses différentes. Sa pensée est celle de l'achèvement, de la maîtrise, sa vie est celle du tragique tel que vécu et où toute sa volonté s'est employée à surmonter les obstacles et souffrances en se basant sur l'affirmation d'une visée et un idéal de type héroïque. Nietzsche nous aurait peut-être paru plus romantique s'il avait écrit pendant ses nombreuses (in)digestions ou s'il avait cédé et mis sa pudeur de côté pour montrer ses blessures. Et c'est parce qu'il a été malade qu'il sait repérer la maladie et parce qu'il ne s'y est pas enlisé qu'il en connaît le remède et le prix.
Euterpe a écrit:Aktaíôn a écrit:Vous vous laissez séduire par une mode contemporaine très éloignée des problèmes réels du romantisme réel. Même un Chateaubriand ou un Rousseau seraient stupéfaits de voir l'état du sujet depuis une cinquantaine d'années, s'ils avaient l'occasion de nous rendre visite quelques semaines. Leur subjectivisme forcené était associé à bien des choses incompatibles avec le narcissisme actuel. Chateaubriand a une grandeur d'âme inaccessible à la plupart de nos congénères, par exemple, et Rousseau un génie politique plus rarissime encore. Cette mode montre avec évidence à quel point le romantisme a des promesses folles et que chaque génération, depuis deux siècles, veut boire dans le calice qui lui est tendu.ce devenir-sujet perpétuel, cette destruction créatrice
Je ne sais pas ce qu'il en est du romantisme durant sa période de création, j'essaye plutôt d'établir un lien et une hypothèse qui donne un peu de sens à cela - et qui explique l'actualité de mon romantisme. En tout cas, si je pensais à Rousseau, puisqu'il a légué à ses descendants une problématique propre à une philosophie de l'histoire, j'avais surtout en tête Hegel : je ne sais pas si le système et l'absolu sont ces chimères pour s'oublier dans l'extase ou accroître sa volonté de puissance dans la connaissance mais la Phénoménologie de l'esprit est semble-t-il le récit d'une épopée de la conscience - conscience qui au fond est bien mal en prise avec le devenir et la négation qui la traverse. Face à une certaine horreur de l'existence on en vient à vouloir jouer au dieu ou à détourner le regard du monde. Et on ne fait preuve que de démesure. En revanche, je pense que tout ceci a à voir avec la temporalité et que le romantique, dans la nostalgie ou la mélancolie par exemple, se sent menacé et trouve des feintes pour se voiler le fond macabre et morbide auquel il tente d'échapper par l'extase et les passions ou en se regardant lui-même comme une œuvre d'art ou un observateur universel qui s'échappe et veut se retenir. Le classicisme me semble plutôt se référer à l'intemporel ou à l'éternité, plus en rapport avec les mathématiques et un ordre du monde stable. Le romantique veut capter la vie, mais son mouvement l'épuise, le classique plie la force et construit son harmonie.
Euterpe a écrit:Aktaíôn a écrit:Dès ses premières œuvres, Nietzsche est au-delà du romantisme en effet, à une avant-garde que nous n'avons pas encore rattrapée (cf. le Zarathoustra). C'est pourquoi il a un immense avantage, même par rapport à Gœthe.dans la seconde partie d'Humain, trop humain (§152 et §128 du Voyageur et son ombre), Nietzsche explique qu'il écrit, lui, lorsqu'il a enfin derrière lui ce qu'il avait à surmonter
Je crois surtout que son génie réside dans la définition qu'il en donne, à savoir, si je me souviens bien, se donner les moyens et vouloir une fin élevée. Et c'est ce que fait Nietzsche, son exigence le pousse à ne pas céder et à aller jusqu'au bout, il montre où il en est arrivé et a la force de regarder le chemin parcouru comme si tous les obstacles rencontrés ne se rapportaient plus à aucune souffrance, maintenant il peut en jouir. Néanmoins, je le suspecte parfois de revêtir un masque et de nous enseigner quoi viser, quoi vouloir, alors que lui-même en reste loin. Mais c'est aussi ça le secret du dionysiaque, vouloir et se tenir à ce vouloir, même dans les situations où ce vouloir n'appelle pas d'acte et de réalisation mais qu'il est une persévérance, un appel d'un vouloir à venir. Nietzsche se montre toujours triomphant après la bataille, parce qu'elle est passée et que son vouloir a abouti à un état de perfection, pourtant il y a bien eu une bataille, et peut-être se répétera-t-elle (mais le penseur aura aiguisé ses lames et trouvé, maîtrisé la bonne parade).