Je crois que le temps des hommes n'est que l'expression de l'indétermination radicale qui les caractérise (temps créateur, donc), et une question d'échelle, en quelque sorte. La nature est soumise au changement, mais très peu. Les hommes sont si différenciés, si déterminés par un nombre incalculable de circonstances, donc si exposés à tout et son contraire que l'acte même le plus insignifiant en apparence peut avoir des conséquences incalculables que le temps seul peut déployer complètement. Si les hommes n'existaient pas, il n'y aurait pas de temps, seulement ce que les biologistes appellent évolution, qui peut connaître des ruptures comme la disparition des dinosaures, avec une réorientation et une réorganisation génétiques d'envergure, mais c'est à peu près tout. Les animaux et les plantes naissent et meurent les mêmes, sauf adaptation toute provisoire en attendant autre chose. Le temps vu par une bactérie, une mouche, un hippocampe ou un céphalopode, ce n'est rien. Certaines mouches s'emmerdent, c'est vrai, mais elles ne s'ennuient pas ; les hippocampes n'ont pas d'objectifs, de fantasmes, de plans de carrière, d'entretiens d'embauche. Nous, dès le moment où nous devînmes des charognards, nous nous mîmes à tracer des plans sur la comète, à faire de notre précarité un ensemble d'opportunités, à faire feu de tout bois, autrement dit à nous improviser les gestionnaires du hasard, apprenant à détecter dans la bouillie de l'imprévisible des séquences ou des récurrences exploitables à condition de consentir les efforts interminables que cela exige : interpréter le monde.