friedrich crap a écrit:Tout de même Euterpe, n'est-il pas surprenant, après Kant et ses problématiques historique et cosmopolitique (chez lui aussi il y a des prophéties mais plus difficiles à réaliser...), après Hegel et sa philosophie de l'histoire, à deux encablures de Marx, de voir surgir cet ovni nietzschéen (certes il y aura Kierkegaard outre-baltique) qui, au sein de ce fourmillement d'hégéliens de droite et de gauche, prend justement le parti pris de ne pas réellement penser le politique ?
Disons, autant pour Kant, Hegel et Marx, que le politique est l'accomplissement ou l'aboutissement de l'histoire. Il y a un Kant historien, un Hegel historien et un Marx historien ; et, d'une manière ou d'une autre, on trouve chez ces trois-là une téléologie. Il n'y a pas de téléologie chez Nietzsche.
Excellent historien à mon sens, et même souvent meilleur que les trois autres à beaucoup d'égards, il n'est pas et ne peut pas être historien : d'abord, l'oubli est vital dans son œuvre, on ne peut penser l'histoire sans penser l'oubli ; ensuite, son histoire est une histoire à rebours : généalogique. Il ne renverse pas seulement la philosophie traditionnelle, il renverse aussi la nouvelle philosophie, où la raison n'est plus métaphysique mais historique. C'est être conséquent au regard de sa propre philosophie : s'il n'y a pas un au-delà du monde (Platon), il n'y a pas non plus un à-venir du monde qu'il serait possible de prédéterminer ou d'anticiper (communisme, utopies, millénarismes, etc.).
Or il est intéressant de noter que, à l'exception d'Aristote qui seul fait avec ce qui existe, la plupart des philosophes politiques traditionnels conçoivent le politique comme le lieu même du devoir être, donc comme le terrain d'élection de la morale, comme quelque chose qui permet d'accomplir ce qui n'est pas encore accompli. Penser la morale, rejeter la morale, cela le dispense de penser le politique. Mais penser le politique l'obligeait, d'une manière ou d'une autre, à intégrer la morale. Il n'y a pas de politique ou de philosophie politique possibles sans morale. C'est impossible. Si on peut évidemment penser le politique comme ce qui permet aux hommes d'accomplir véritablement leur nature, cela ne doit pas nous induire en erreur avec Nietzsche qui, certes, est attaché à la nature humaine, mais pas comme un projet. La nature humaine est une racine, chez Nietzsche. Le "deviens ce que tu es" n'est pas un projet, c'est un : "deviens ce que tu nais" (non l'indétermination native, mais le (co)naître à soi-même et au monde). Il est grec, mais c'est un présocratique, donc un anté-politique.
Castoriadis disait que la Grèce, c'est la naissance conjointe de la philosophie et de la démocratie, c'est-à-dire du projet d'autonomie. Nietzsche se situe avant la philosophie et le politique.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 20 Juil 2017 - 16:19, édité 2 fois