Il n'y a pas de téléologie naturelle (c'est le problème que Rousseau a laissé aux idéalistes et qu'ils se sont empressés de renverser), la politique crée les conditions d'une nouvelle nécessité et défie la Nécessité. Paradoxalement, Nietzsche est un penseur de la liberté, parce qu'il permet de libérer l'humanité de certaines de ses entraves, ce dont jouiront certains hommes aptes à commander et qui vont apprendre à imposer leur propre nécessité à leur monde par la lutte (encore faut-il pouvoir et vouloir oser mener une lutte). La "politique" de Nietzsche vise à éduquer, elle vise aussi à ce que les hommes soient capables de prendre des décisions, de créer des valeurs, de se donner les moyens de viser des fins par lesquelles ils donnent un sens à leur existence, habitent le monde et peuvent agir (en accord avec leur volonté). Le paradoxe dans mon précédent message relèverait plutôt de la contradiction entre l'acceptation de la nécessité (Kierkegaard parlerait du chevalier de la résignation) et l'ouverture au devenir, à l'altération, au possible, etc. Mais il s'agit d'un jeu subtil entre les forces et d'être en mesure de faire l'histoire, de faire d'un événement personnel un événement mondial, en conquérant l'innocence, en s'approfondissant soi-même, en sachant devenir soi-même dans la lutte et par la souffrance, en se sachant justifié de toute éternité. C'est cela qui nous fera avoir confiance en nous. Chestov me semble dire des choses justes quand il lie l'absence de foi et l'impuissance ; or le "contraire du péché n'est pas la vertu mais la foi". Socrate est l'homme déchu parce qu'il se résigne, accepte son impuissance face à la Nécessité. Kierkegaard veut du possible, Nietzsche veut un homme qui sache assumer son vouloir et par lui renaître au monde, s'enfanter lui-même, c'est-à-dire être en mesure d'altérer la Nécessité, de devenir sa propre nécessité, d'y laisser sa marque (en ce sens, aimer la Nature et s'aimer soi-même sont la même chose, ce sont deux nécessités qui se rejoignent ; et celui qui sait aimer le monde et la tragédie sait n'en point pâtir, se montrer supérieur, ce qui n'empêche pas que la tragédie provoque la souffrance et qu'il faille vivre, ce qui exige de faire advenir les conditions par lesquelles on transcende cette situation tragique). La mythologie est peut-être un pieux mensonge, mais elle convainc lorsqu'elle est devenue l'explication du monde apparent. Comme l'abêtissement et les rituels permettent de mimer la foi pour l'obtenir progressivement, l'éternel retour est un pari qu'il convient de faire sien pour le faire pénétrer en soi, et qu'il devienne une évidence, qu'il ait la force d'une coutume. Face à des instincts chrétiens qui se sont si bien implantés en nous pendant deux mille ans, il faut de quoi réorienter tout ce qui nous fait, et pourquoi pas par ce qu'il y a de plus fort en nous, la passion religieuse. Alors seulement pourrons-nous vivre la bonne nouvelle. Cela dit, ce n'est pas une chose anodine que l'éternel retour, la prise de conscience qu'il provoque change l'existence et la guide... soit vers l'affirmation et la création de soi, soit vers la malédiction d'une souffrance qui ne sait se sublimer. Enfin, si on doit vouloir que tout revienne cela donne, même virtuellement et fictivement, une valeur à nos actes. (Dès que j'écris sur Nietzsche, ici, je deviens confus mais j'espère vous montrer une perspective pour comprendre ce qui est en jeu)