lesourire01 a écrit:Pensez-vous qu'il est nécessaire pour l'intérêt général qu'advienne une révolution aujourd'hui?
De mon point de vue, il serait souhaitable, voire nécessaire, que nous changions de société. Mais comment peut-on le faire ? La révolution est une solution. Mais elle implique des risques colossaux. L'histoire nous montre que les révolutions terminent toujours mal : non seulement parce qu'elles trahissent l'intention qui leur préside, mais aussi parce qu'au lieu d'instaurer les conditions favorables à cet intérêt général que vous mentionnez elles ne sont finalement que le moyen de la destruction tout court, et non de celle de l'ordre établi pour instituer l'idéal visé.
Certes, la révolution entraîne des changements majeurs, voire des bouleversements profonds en restructurant la société qui prend une forme nouvelle, mais cette forme n'est jamais celle attendue, ne serait-ce que parce que les révolutionnaires eux-mêmes ont des intérêts divergents, il y a des rapports de force et de domination qui s'exercent, de même que ce projet se heurte à des résistances de différents types concernant la matière sociale, économique, culturelle et politique à transformer. La Révolution française a ouvert une nouvelle ère dans l'histoire de l'humanité, a apporté son lot d'avancées sociales et politiques, mais elle a fini par dégénérer et il a fallu d'autres étapes et expériences politiques pour fonder un régime stable et à même de conserver ces avancées tout en fondant la viabilité que la Révolution ne trouvait pas (on pourrait dire, de toute façon, qu'un bond en avant n'est pas vivable, que le mouvement doit s'arrêter ou ralentir puisqu'il faut un ordre social apte à créer du consentement pour vivre ensemble : on ne peut ni vivre dans une guerre civile perpétuelle ni vivre dans la pure création qui abolit sans cesse ce qui est et est donc en même temps une destruction des repères sociaux indispensables à la stabilité exigée par la vie en commun).
La révolution suspend ce qui a été, mais elle ouvre à un moment indéterminé ou d'indétermination (où, par ailleurs, les forces en présence sont les plus susceptibles d'être influencées et d'orienter le projet dans un sens ou un autre ; il peut donc en résulter une nouvelle domination idéologique, voire bureaucratique, au détriment du mouvement initial) : qui sait ce qui peut en sortir ? Les conséquences de nos actions, surtout à cette échelle si importante, sont imprévisibles. On risque alors de détruire et d'en rester là, ou bien encore de s'enfoncer dans une terrible guerre civile (puisque, certes, si les révolutionnaires prétendent parler au nom de l'intérêt de tous, ou du plus grand nombre, ils s'opposent à une partie du peuple qu'ils défendent), ou bien de créer un ordre nouveau et pire que l'ancien - notamment en instaurant une dictature.
Certains vous diront donc qu'on peut tenter l'aventure, en étant conscient des risques, et en persévérant pour les éviter, tandis que d'autres vous diront que la révolution n'est pas souhaitable parce que la sécurité et le vivre-ensemble seraient menacés, et que la société actuelle est au fond très bien comme elle est puisqu'elle assure l'essentiel en dépit des injustices qui perdurent.
De toute façon, la révolution ne naît pas toute seule et d'un seul coup, elle se prépare et est suscitée par la pression des événements, tout en surgissant de la mobilisation spontanée d'une partie de la population. Mais aujourd'hui, si certaines conditions sont réunies (ne serait-ce que la crise qui crée un climat anxiogène et pousse à la radicalisation des discours - et des attitudes ?), il reste que les Français ne sont pas prêts à faire la révolution, ils ne désirent que conserver et améliorer leurs conditions de vie actuelles, ils sont attachés à leur confort. La révolution, au contraire, exige des sacrifices.
Le problème de la révolution, si on maintient la visée d'une autre société, peut alors se formuler autrement : comment, dans la société actuelle, peut-on agir pour changer les choses ? Comment les gouvernants doivent-ils réformer le pays ? Comment les citoyens doivent-ils s'exprimer et agir à leur échelle ? Comment être révolutionnaire sans révolution et sans croyance à la venue sur Terre du royaume divin ? La révolution, alors, ne peut plus être que le nom d'une rupture avec l'ordre établi, d'un mouvement critique incessant, d'une visée sans finalité, sans toutefois être le rêve d'un avènement de l'idéal dans le monde et nécessiter la guerre, comme si l'on pouvait faire table rase du passé et oublier l'histoire en tant que telle : il est facile de détruire, moins de construire, et cela prend du temps ; prenons le pouvoir, il nous faudra encore en faire quelque chose et il n'est pas du tout sûr que nous puissions appliquer nos idéaux à la réalité dans leur pureté, ou bien il faudra forcer la réalité, avec une puissance incroyable, ce qui dans ce cas évacuerait tout conflit (inhérent à la vie en société) et impliquerait la dictature. Or ce n'est pas ce que nous voulons.
La révolution correspond à la société ouverte au mouvement de l'histoire, à sa créativité, mais elle ne doit pas être le mouvement d'auto-dissolution de la société. A nous de savoir, par conséquent, si nous mettons l'accent sur l'exigence d'ordre ou sur l'exigence critique de transformation, si l'on veut simplement gérer et réformer ce qui est ou aider à l'introduction de la nouveauté dans l'ancien ; mais de toute façon il faudra que la société, par responsabilité, soit mise devant ses défauts, qu'elle rende compte de ses erreurs - de toute façon elle procède par tâtonnements. Je crois que la perspective de la révolution, comme venue du tout autre et d'une démocratie idéelle comme norme, permet de nous décentrer par rapport à notre société et de la juger en vue de l'améliorer. La révolution n'est donc pas forcément souhaitable, mais notre désir du meilleur peut nous aider à nous perfectionner, donc à rompre sans cesse avec certains états de fait si nous nous en donnons les moyens. Bien sûr, c'est un processus sans fin. Le révolutionnaire, lui, adopte une position essentiellement critique, en attendant, sait-on jamais, que ses idées, qui peuvent sembler utopique au regard de ce qui est actuellement, soient embrassées par le grand nombre et que celui-ci se donne de nouvelles institutions.
Dernière édition par Silentio le Jeu 21 Mar 2013 - 13:32, édité 5 fois