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Il va de soi qu'à la suite de ce que nous avons exposé supra, on peut généraliser à toutes les valeurs la remarque de Spinoza selon laquelle "la connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients"(Spinoza, Éthique, IV, 8). En particulier, donc, la valeur de vérité (le vrai ou le faux, pour nous en tenir à une logique bivalente) n'a rien à voir avec l'adaequatio rei et intellectus chère à Thomas d'Aquin, sous-entendu l'intellectus des "vrais philosophes, ceux qui aiment la contemplation de la vérité"(Platon, République, V, 475e), en l'occurrence la contemplation d'un objet éminent (l'Idée platonicienne) au moyen d'"une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité, [car] ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité [...] c’est l’idée du Bien"(Platon, République, VI, 508e-509a), étant entendu (depuis l'allégorie de la Caverne) que seuls les philosophes sont en mesure de soutenir sans ciller la luminosité intense du "soleil de l'esprit" que constitue le Bien comme valeur suprême. Or, si, comme nous l'avons suggéré, il n'existe pas de langage purement constatif, purement contemplatif (ni des choses, ni des valeurs, ni de quoi que ce soit), nous aurions tendance à abonder dans le sens de Nietzsche pour qui la valeur de vérité, loin d'"éclairer" des objets idéaux, est plutôt accordée à "une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniques et contraignantes"(Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral). Donc, ce qui est réputé "vrai" (ou "faux"), ce sont, non des "idées" au sens intellectuel (platonicien) de ce terme, mais des "relations humaines", donc des comportements par lesquels des structures vivantes tentent d'optimiser la néguentropie de l'organisation globale de laquelle elles participent. Dès lors, la valorisation de certains de ces comportements (que l'on qualifiera de "langagiers") par l'attribution du label de vérité relève d'une sorte de fétichisation des comportements qui doivent être considérés sinon comme sacrés, du moins comme particulièrement "fermes, canoniques, contraignants". D'où, deux conséquences extrêmement importantes. D'abord, attribuer la vérité à un comportement langagier, c'est comme accrocher une médaille à la poitrine d'un vieux soldat : on lui témoigne la reconnaissance de la société pour ses états de service mais, au fond, rien n'est modifié en lui ni pour lui. En termes plus techniques, nous dirons que l'effet sémantique de la valeur de vérité est nul : "attribuer la vérité à l’énoncé "la neige est blanche", c’est attribuer la blancheur à la neige ; l’attribution de vérité se borne à effacer les guillemets : la vérité c’est la décitation [disquotation]"(Quine, la Poursuite de la Vérité, §33). Ce qui veut dire que les conditions d'assertion de l'énoncé p sont les mêmes que celles de l'énoncé "p est vrai" : on passe de "p est vrai" à p en "décitant" (disquoting), c'est-à-dire en laissant parler p au lieu de parler DE p et en enlevant les guillemets si on écrit. Et de même que "la neige est blanche" est vraie si et seulement si la neige est blanche, de même, "la neige est blanche" est fausse si et seulement si la neige n'est pas blanche. Mais là n'est pas le plus important. La deuxième conséquence, de loin la plus lourde, concerne le statut proprement politique (au sens étymologique de πόλις, "Cité", c'est-à-dire organisation vivante spécifiquement humaine) de la valeur de vérité. À cet égard, tout est déjà dans Platon : "le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que l’espèce de ceux qui, dans la rectitude et la vérité s’adonnent à la philosophie, ait accédé à l’autorité politique, ou que ceux qui sont au pouvoir ne s’adonnent véritablement à la philosophie"(Platon, Lettre VII, 326b). Ce qui, pour l'inventeur de la philosophie, autrement dit pour l'icône de la pensée occidentale, n'est pas simplement la marque d'une élitisme politique de principe qui va connaître un beau succès (notamment dans la très moderne idéologie "méritocratique"), mais se trouve correspondre aussi à une certaine conception du pouvoir. Par exemple, lorsqu'il met dans la bouche de Socrate ce conseil destiné au futur prince-philosophe : "vous êtes tous frères dans la Cité, leur dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, aussi sont-ils les plus précieux, de l’argent dans la composition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans"(Platon, République, III, 415a). Il est donc clair que le pouvoir décisionnaire dans la Cité, celui-ci fût-il dévolu à qui de droit éclairé qu'il est censé être par la "lumière de la vérité", ne peut s'exercer sans une certaine dose de "formatage" rhétorique de l'opinion (δόξα) lui faisant prendre des vessies pour des lanternes, en l'occurrence, des mythes pour des faits avérés. En passant de la vérité au pouvoir et du pouvoir au "formatage" rhétorique, la sub-fonction étroitement "politique" de la valeur de vérité semble alors manifeste : c'est désormais précisément à travers la disposition spécifiquement humaine de la croyance qu'il va s'agir de garantir l'invariance globale du corps social.
Disons d'abord qu'"en l’absence de croyance, le faux n’existerait pas, le vrai non plus dans la mesure où le vrai est corrélatif du faux"(Russell, Problèmes de Philosophie, xii). C'est-à-dire que, pour a s'adressant à b en énonçant p, décerner, explicitement ou non (les rhéteurs de tout poil savent donner implicitement à leurs discours le vernis de la vérité), la médaille de la vérité à l'énoncé p trahit l'intention première de la part de a d'induire en b une croyance. En l'occurrence, la croyance en la respectabilité de p, l'intention de faire agir b en fonction de p n'étant alors que secondaire ou même absente lorsque l'intention secondaire de a est d'étendre le champ social de la croyance que p est vrai en induisant en b l'intention de colporter p. C'est typiquement ainsi que fonctionne la calomnie mais aussi toute forme d'idéologie. Par exemple, "dans une société chrétienne, il ne peut y avoir de légitimité politique sans constitution d'une doctrine articulant sans défaillance l'adhésion doctrinale au dispositif institutionnel qui légitime le pouvoir temporel [par le mythe d'un pouvoir spirituel transcendant]. Croire et obéir sont les deux versants d'un même montage symbolique, qui met en œuvre l'équivalence du faire croire et du gouverner"(Mondzain, Image, Icône, Économie, I, i). Or, si faire croire et gouverner, croire et obéir, sont couples à la fois équivalents et corrélatifs ("lorsqu’on dit d’une question qu’elle est politique, il faut entendre par là que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants" dit aussi Max Weber dans le Savant et le Politique, ii) et si on ajoute que celui ou celle qui gouverne "n’aura comme objectif que sa propre conservation et celle de son État, [de sorte qu']il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir ; il s’agit, grâce à la ruse, de tromper l’esprit des hommes"(Machiavel, le Prince, xviii), alors apparaît crûment le péché originel politique attaché à la notion de "vérité" : lorsque a s'adressant à b prétend lui dire la vérité, b le soupçonne aussitôt d'avoir l'intention d'affecter a, éventuellement [ab], d'in-formation néguentropique par la dé-formation entropique de b, en langage vernaculaire d'avoir l'intention de le dominer par la tromperie. De là, évidemment, les philosophies dites "du soupçon", en l'occurrence du soupçon à l'égard de la sub-fonction politiquement mystificatrice de la valeur de vérité. Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend compte que la valeur de vérité est, en soi, non seulement sémantiquement inutile parce que redondante (énoncer "p est vrai", c'est énoncer p), mais aussi politiquement inutile (le détenteur d'un pouvoir n'a que faire du vrai) : tautologique dans un cas, contradictoire dans l'autre. Du coup, chemin faisant, nous avons glissé insensiblement de la valeur de la vérité à une tout autre valeur : celle de la véracité. Dans le sens où, à part chez quelques philosophes ou scientifiques dits "réalistes", c'est-à-dire persuadés que les objets qu'ils décrivent existent et subsistent indépendamment des descriptions qu'ils s'en font (problème que nous n'aborderons pas ici), on ne se préoccupe pas tant de la vérité en soi que du fait de dire ou non la vérité, autrement dit du caractère vérace (véridique) ou non de l'interlocuteur.
(à suivre ...)