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Aux origines du langage.

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Il va de soi qu'à la suite de ce que nous avons exposé supra, on peut généraliser à toutes les valeurs la remarque de Spinoza selon laquelle "la connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients"(Spinoza, Éthique, IV, 8). En particulier, donc, la valeur de vérité (le vrai ou le faux, pour nous en tenir à une logique bivalente) n'a rien à voir avec l'adaequatio rei et intellectus chère à Thomas d'Aquin, sous-entendu l'intellectus des "vrais philosophes, ceux qui aiment la contemplation de la vérité"(Platon, République, V, 475e), en l'occurrence la contemplation d'un objet éminent (l'Idée platonicienne) au moyen d'"une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité, [car] ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité [...] c’est l’idée du Bien"(Platon, République, VI, 508e-509a), étant entendu (depuis l'allégorie de la Caverne) que seuls les philosophes sont en mesure de soutenir sans ciller la luminosité intense du "soleil de l'esprit" que constitue le Bien comme valeur suprême. Or, si, comme nous l'avons suggéré, il n'existe pas de langage purement constatif, purement contemplatif (ni des choses, ni des valeurs, ni de quoi que ce soit), nous aurions tendance à abonder dans le sens de Nietzsche pour qui la valeur de vérité, loin d'"éclairer" des objets idéaux, est plutôt accordée à "une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniques et contraignantes"(Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral). Donc, ce qui est réputé "vrai" (ou "faux"), ce sont, non des "idées" au sens intellectuel (platonicien) de ce terme, mais des "relations humaines", donc des comportements par lesquels des structures vivantes tentent d'optimiser la néguentropie de l'organisation globale de laquelle elles participent. Dès lors, la valorisation de certains de ces comportements (que l'on qualifiera de "langagiers") par l'attribution du label de vérité relève d'une sorte de fétichisation des comportements qui doivent être considérés sinon comme sacrés, du moins comme particulièrement "fermes, canoniques, contraignants". D'où, deux conséquences extrêmement importantes. D'abord, attribuer la vérité à un comportement langagier, c'est comme accrocher une médaille à la poitrine d'un vieux soldat : on lui témoigne la reconnaissance de la société pour ses états de service mais, au fond, rien n'est modifié en lui ni pour lui. En termes plus techniques, nous dirons que l'effet sémantique de la valeur de vérité est nul : "attribuer la vérité à l’énoncé "la neige est blanche", c’est attribuer la blancheur à la neige ; l’attribution de vérité se borne à effacer les guillemets : la vérité c’est la décitation [disquotation]"(Quine, la Poursuite de la Vérité, §33). Ce qui veut dire que les conditions d'assertion de l'énoncé p sont les mêmes que celles de l'énoncé "p est vrai" : on passe de "p est vrai" à p en "décitant" (disquoting), c'est-à-dire en laissant parler p au lieu de parler DE p et en enlevant les guillemets si on écrit. Et de même que "la neige est blanche" est vraie si et seulement si la neige est blanche, de même, "la neige est blanche" est fausse si et seulement si la neige n'est pas blanche. Mais là n'est pas le plus important. La deuxième conséquence, de loin la plus lourde, concerne le statut proprement politique (au sens étymologique de πόλις, "Cité", c'est-à-dire organisation vivante spécifiquement humaine) de la valeur de vérité. À cet égard, tout est déjà dans Platon : "le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que l’espèce de ceux qui, dans la rectitude et la vérité s’adonnent à la philosophie, ait accédé à l’autorité politique, ou que ceux qui sont au pouvoir ne s’adonnent véritablement à la philosophie"(Platon, Lettre VII, 326b). Ce qui, pour l'inventeur de la philosophie, autrement dit pour l'icône de la pensée occidentale, n'est pas simplement la marque d'une élitisme politique de principe qui va connaître un beau succès (notamment dans la très moderne idéologie "méritocratique"), mais se trouve correspondre aussi à une certaine conception du pouvoir. Par exemple, lorsqu'il met dans la bouche de Socrate ce conseil destiné au futur prince-philosophe : "vous êtes tous frères dans la Cité, leur dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, aussi sont-ils les plus précieux, de l’argent dans la composition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans"(Platon, République, III, 415a). Il est donc clair que le pouvoir décisionnaire dans la Cité, celui-ci fût-il dévolu à qui de droit éclairé qu'il est censé être par la "lumière de la vérité", ne peut s'exercer sans une certaine dose de "formatage" rhétorique de l'opinion (δόξα) lui faisant prendre des vessies pour des lanternes, en l'occurrence, des mythes pour des faits avérés. En passant de la vérité au pouvoir et du pouvoir au "formatage" rhétorique, la sub-fonction étroitement "politique" de la valeur de vérité semble alors manifeste : c'est désormais précisément à travers la disposition spécifiquement humaine de la croyance qu'il va s'agir de garantir l'invariance globale du corps social.

Disons d'abord qu'"en l’absence de croyance, le faux n’existerait pas, le vrai non plus dans la mesure où le vrai est corrélatif du faux"(Russell, Problèmes de Philosophie, xii). C'est-à-dire que, pour a s'adressant à b en énonçant p, décerner, explicitement ou non (les rhéteurs de tout poil savent donner implicitement à leurs discours le vernis de la vérité), la médaille de la vérité à l'énoncé p trahit l'intention première de la part de a d'induire en b une croyance. En l'occurrence, la croyance en la respectabilité de p, l'intention de faire agir b en fonction de p n'étant alors que secondaire ou même absente lorsque l'intention secondaire de a est d'étendre le champ social de la croyance que p est vrai en induisant en b l'intention de colporter p. C'est typiquement ainsi que fonctionne la calomnie mais aussi toute forme d'idéologie. Par exemple, "dans une société chrétienne, il ne peut y avoir de légitimité politique sans constitution d'une doctrine articulant sans défaillance l'adhésion doctrinale au dispositif institutionnel qui légitime le pouvoir temporel [par le mythe d'un pouvoir spirituel transcendant]. Croire et obéir sont les deux versants d'un même montage symbolique, qui met en œuvre l'équivalence du faire croire et du gouverner"(Mondzain, Image, Icône, Économie, I, i). Or, si faire croire et gouverner, croire et obéir, sont couples à la fois équivalents et corrélatifs ("lorsqu’on dit d’une question qu’elle est politique, il faut entendre par là que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants" dit aussi Max Weber dans le Savant et le Politique, ii) et si on ajoute que celui ou celle qui gouverne "n’aura comme objectif que sa propre conservation et celle de son État, [de sorte qu']il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir ; il s’agit, grâce à la ruse, de tromper l’esprit des hommes"(Machiavel, le Prince, xviii), alors apparaît crûment le péché originel politique attaché à la notion de "vérité" : lorsque a s'adressant à b prétend lui dire la vérité, b le soupçonne aussitôt d'avoir l'intention d'affecter a, éventuellement [ab], d'in-formation néguentropique par la dé-formation entropique de b, en langage vernaculaire d'avoir l'intention de le dominer par la tromperie. De là, évidemment, les philosophies dites "du soupçon", en l'occurrence du soupçon à l'égard de la sub-fonction politiquement mystificatrice de la valeur de vérité. Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend compte que la valeur de vérité est, en soi, non seulement sémantiquement inutile parce que redondante (énoncer "p est vrai", c'est énoncer p), mais aussi politiquement inutile (le détenteur d'un pouvoir n'a que faire du vrai) : tautologique dans un cas, contradictoire dans l'autre. Du coup, chemin faisant, nous avons glissé insensiblement de la valeur de la vérité à une tout autre valeur : celle de la véracité. Dans le sens où, à part chez quelques philosophes ou scientifiques dits "réalistes", c'est-à-dire persuadés que les objets qu'ils décrivent existent et subsistent indépendamment des descriptions qu'ils s'en font (problème que nous n'aborderons pas ici), on ne se préoccupe pas tant de la vérité en soi que du fait de dire ou non la vérité, autrement dit du caractère vérace (véridique) ou non de l'interlocuteur.

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Quel va donc être à présent le champ de pertinence de la valeur de véracité ? Nous dirons que la véracité assume une sub-fonction spécifiquement éthique (de ἔθος, "comportement", et ἦθος, "habitude, coutume"), c'est-à-dire circonscrite systématiquement à des parties individuelles ou inter-individuelles d'une organisation politique globale (ce que nous notions [ab]), mais telles que la néguentropie de l'une implique intentionnellement et non par accident l'entropie de l'autre. Bref, l'enjeu, la sub-fonction éthique de la véracité ou de la sincérité, c'est d'être une assurance contre un conflit potentiel ou avéré opposant des parties complémentaires mais antagonistes au sein d'un même biotope. Nous noterons désormais [a/b] cette situation dont un exemple historique nous est donné par l'antagonisme des classes sociales que l'on retrouve à peu près à toutes les époques et sous toutes les latitudes, y compris, bien entendu, à "notre époque [c'est-à-dire depuis l'avènement du capitalisme] qui ne se distingue des autres que par un trait particulier : elle a simplifié les antagonismes de classes [...] en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat"(Marx, Manifeste Communiste de 1848, i). Concrètement, l'antagonisme de classe dans une organisation humaine de type capitaliste est tel que que l'une des deux classes (disons a) ne peut subsister qu'au sein de l'organisation commune [ab] mais dans la seule mesure où l'autre classe (disons b) voit sa vitalité exploitée jusqu'au point limite où son entropie devient létale : "le prix de la force de travail [le salaire] atteint son minimum, il est réduit à la valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables à la vie du travailleur"(Marx, le Capital, I, vi). D'où, évidemment, "l’enrichissement capitaliste a pour condition l’appauvrissement du travailleur ; il y a une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère"(Marx, le Capital, I, xiv). Ce que Marx démontre mathématiquement au livre III du Capital. Marx appelle "capital" la marchandise M que le capi­taliste achète avec la somme d’argent A1 dans l’espoir de pouvoir revendre M (le capital) pour une valeur A2>A1. Ce capital se présente sous deux formes : le capital constant (dont la valeur d’acquisition dans A1 est notée C), c’est-à-dire les lo­caux, les machines, les ma­tières premières, l‘énergie, etc., donc, de manière générale, tout ce qui n’est pas facteur humain ; et le capital variable (dont la valeur d’acquisition dans A1 est notée V), c’est-à-dire la ressource humaine, la force de travail (intelligence, compétence, savoir-faire, habileté, résistance, endu­rance, etc.) qui va valoriser le capital constant (c’est pour ça que Marx l’appelle "variable") et fournir la survaleur SV=A2-A1 qui va constituer le profit du capitaliste. La sur­valeur (SV) étant la différence entre A2 et A1 engendrée par la force de travail du travailleur, c'est-à-dire par le capital variable (V), l'intention du capitaliste est de maximiser sa survaleur (max.SV),  avoir la survaleur la plus élevée possible pour avoir le profit le plus élevé possible. Et le plus simple pour y arriver, c’est max.A2, c’est-à-dire vendre le plus possible, le plus cher possible. Hélas pour lui, tous les capitalistes ont le même désir, ils entrent donc en concurrence et ils ne peuvent vendre les quantités qu’ils veulent au prix qu’ils veulent. Donc ils ne peuvent maximiser SV dans l’absolu. Ne pouvant maximiser la survaleur absolue, ils vont chercher plutôt à maximiser une survaleur relative. Bref, dans le système de production capita­liste, on ne cherche pas max.SV (maximiser la survaleur absolue) mais max.SV/(C+V) (maximiser la survaleur relative qui représente le rapport entre la survaleur absolue SV, que l'on suppose constante, et le capital total in­vesti pour l’obtenir C+V). Le problème est qu’il est très diffi­cile d’obtenir max.SV/(C+V), car pour y arriver, il faut investir dans des innovations qui coûtent cher au capi­taliste (en conséquence, C a tendance à augmenter). Donc le problème pour le capitaliste est de savoir comment maximiser SV/(C+V) alors que SV=k (constante) et que C augmente en permanence. La réponse est évidente : il faut minimiser la dépense dans le poste V. Or V, c’est ce que le capitaliste débourse pour acheter de la force de travail, autrement dit, c’est le salaire qu'il paie au tra­vailleur. Donc, si l’on veut max.SV/(C+V), il faut im­pérativement min.V, ce qui peut se faire directement en minimisant le coût d’acquisition du capital variable, c'est-à-dire en baissant les salaires. Or, comme le niveau des salaires est déjà, par définition, le plus bas possible (il est déterminé par le minimum nécessaire pour que le travailleur revienne travailler efficacement le lendemain, c’est-à-dire qu’il ne meure pas, qu’il ne tombe pas malade, qu’il soit toujours  efficient, motivé, etc.), une autre manière beaucoup plus subtile de min.V va consister, non pas à baisser les salaires mais à rendre le travail de plus en plus effi­cace, c’est-à-dire de plus en plus productif de survaleur. Ce qui se démontre mathématiquement de la façon suivante : max.SV/(C+V), c’est max.(SV:V)/[(C:V)+(V:V)], donc max.(SV:V)/[(C:V)+1]. Or (C:V) a tendance à augmenter puisque le capitaliste achète de plus en plus de machines (C) pour remplacer de la main d’œuvre (V). Donc il va bien falloir max.(SV:V), ce que Marx appelle "taux d'exploitation de la force de travail", autrement dit la productivité du travail. En d'autres termes, s'il veut max.SV/(C+V), le capitaliste va devoir intensifier à l'infini l'exploitation du travailleur, c'est-à-dire lui imposer de produire de plus en plus de survaleur (le profit néguentropique du capitaliste) dans des conditions de travail de plus en plus épuisantes (l'entropie du salarié). C.Q.F.D. 

Il est clair que, si "l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes"(Marx, Manifeste Communiste de 1848, i), c'est bien parce que l'antagonisme de classes y est, en général, comme disent les théoriciens des jeux, "un jeu à somme nulle" dans le sens où la communication entre a et b, l'une et l'autre structure étant des classes sociales, n'entretient l'organisation globale [a/b] qu'à la condition nécessaire et suffisante que la néguentropie de la structure dominante correspond exactement à l'entropie de la structure dominée. Très concrètement, la survaleur que s'approprient les actionnaires, c'est la fatigue des salariés et la part de salaires qui leur fera défaut, le profit de l'annonceur sera l'argent dépensé par les consommateurs pour satisfaire des besoins qu'ils n'ont pas, le pouvoir dont va se prévaloir l'élu, ce sera autant de liberté en moins pour l'électeur, la ressource naturelle dont profite le colonisateur à vil prix constitue un manque à gagner et un retard de développement pour le colonisé, etc. Voilà qui est, en outre, typique du parasitisme par lequel a subsiste aux dépens de b sans coopérer avec lui (commensalisme) ni pour autant le tuer (prédatisme), ou, par analogie avec le niveau de l'organisme individuel, de l'hypertrophie d'un tissu au prix de l'atrophie d'un autre. Or, dans de telles conditions conflictuelles, il est clair que le langage joue, si l'on ose dire, un rôle ... capital : "l’illusion d’un intérêt général est la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts. [Voilà pourquoi] il existe des idéologues actifs chargés de forger les illusions que se fait la classe dominante sur elle-même, de sorte que même la classe dominante croit sur parole tout ce que son époque affirme à son propre sujet"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande). Ce qui semble paradoxal, dans ce que dit Marx c'est que lorsque, dans une situation [a/b] où a s'adresse à b pour lui faire croire que a œuvre au bien-être (à la néguentropie) de b alors qu'il n'en est rien puisque a ne vise que ses propres intérêts (sa propre néguentropie) et augmente au contraire dangereusement le mal-être (l'entropie) de a, c'est a plutôt que b qui est dupé. Le processus psycho-social qui est en jeu dans ce paradoxe et dans la description duquel nous n'entrerons pas ici (cf. pour cela ne pas croire ce que l'on sait : mensonge à soi-même, schizophrénie et capitalisme), c'est ce que certains auteurs ont nommé "mauvaise foi", d'autres "cynisme", "schizophrénie" ou "self-deception". Mais cela se comprend fort bien : dans une situation de type [a/b] a dissimule son intérêt immédiat en faisant croire à l'intérêt de b, éventuellement à l'intérêt général de [ab], alors qu'il est bientôt manifeste que l'argument de la modernisation de l'entreprise ne vise que l'augmentation de la rémunération des actionnaires, que la publicité ne vise que le chiffre d'affaire de l'annonceur, que la campagne électorale ne vise que l'élection du politicien, etc. Du coup, "le discours véhicule et produit du pouvoir ; il le renforce mais aussi le mine, l’expose, le rend fragile et permet de le barrer"(Foucault, Histoire de la Sexualité) : pour le trompeur (a) le mensonge est toujours un jeu exaltant mais dangereux, exaltant parce qu'il y a beaucoup à gagner, mais dangereux parce qu'il y a toujours plus à perdre qu'à gagner : outre le profit néguentropique qu'il n'est jamais certain de réaliser, pour a le risque entropique est élevé (perte de la considération sociale, perte de l'estime de soi, voire perte de la vie). Tandis que pour le trompé (b), il y a, paradoxalement, plus à gagner qu'à perdre : pour peu qu'il ait éventé la supercherie et qu'il en conçoive une colère à la fois canalisée et organisée, il pourrait se créer un rapport de forces explosif sous forme de rébellion, de révolte, d'émeute, ou de révolution dans lequel la néguentropie intentionnellement ou accidentellement occasionnée en b par réaction à l'entropie intentionnellement infligée par a sur-compense celle-ci au point où, pendant une période plus ou moins longue, l'agressé dominé devient l'agresseur dominant et vice versa (cf. la notion marxiste de "dictature du prolétariat" ou la notion maoïste de "révolution permanente"). Voilà pourquoi, la communication parasitaire a intérêt à masquer l'hypocrisie de ses intentions sous un vernis de sincérité toujours présenté, on l'aura remarqué, comme un "discours de vérité".

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Deux mots à propos de la colère qui, dit-on en Occident, serait une courte folie (ira brevis furor est) et que le taoïsme chinois considère au contraire comme, sinon un aspect important de la communication animale, du moins un moyen de la rétablir lorsque, précisément, elle ne remplit plus sa fonction d'invariance néguentropique dans le biotope où elle s'exerce. Doit-on rappeler que l'on doit les arts martiaux chinois, 武术, wǔ shù, pour une part aux moines bouddhistes de Shaolin, pour une autre part aux moines taoïstes du mont Wudang ? En chinois, "colère" se dit 生气, shēng qì, littéralement "énergie-souffle vital-e") et l'un des mouvements du  气功, qì gōng, dit des "Huit Pièces de Brocart" (八段锦, 外丹气功 bā duàn jǐn, wài dān qì gōng) est intitulé 攒拳怒目增气力, zǎn quán nù mù zēng qì lì, "concentrer la fureur dans les poings pour augmenter l'énergie" (cf. la page d'accueil de notre blog), preuve que la fureur a bien un rôle à jouer lorsqu'il importe de maintenir-rétablir la circulation des énergies vitales dans une organisation où elle fait gravement défaut, autrement dit de débloquer une situation qui, autrement, aboutirait à la nécrose d'un tissu, voire à une crise potentiellement mortelle. "Ne frappe pas ton voisin au ventre, dit Zhuāng Zǐ, sauf si c'est le seul moyen de lui faire rendre le poison". On comprend alors l'utilité pour le menteur de commencer par se mentir à soi-même, c'est-à-dire par se cacher à soi-même le risque que lui fait courir son insincérité, risque dont la conscience est facteur d'inquiétude, donc d'entropie. Notons qu'il est aussi souvent fait usage d'un tel subterfuge (se mentir à soi-même), et pour les mêmes raisons (limiter l'entropie subie), par la structure dominée (b) dans la mesure où, le rapport de force lui étant manifestement défavorable, la résignation remplace la colère au point que b s'évertue à faire semblant de croire sans vraiment y croire à la sincérité du langage de a (p.ex. lorsque les salariés exploités, les consommateurs abusés, les électeurs floués, les colonisés opprimés reprennent à leur compte les "éléments de langage" qui leur ont été inculqués par l'encadrement, la publicité ou la propagande). Mais, même alors, le risque d'embrasement entropique reste suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de l'organisation de type [a/b], crainte pour a, espoir pour b. Car, "qui imagine détruit ce qu'il a en haine sera joyeux. [Or] avoir quelqu'un en haine, c'est imaginer quelqu'un comme cause de tristesse [c'est-à-dire d'affaiblissement vital] et, par suite, qui a quelqu'un en haine s'efforcera de l'éloigner ou de le détruire, sauf s'il a peur qu'en naisse un mal plus grand pour lui [...]. La colère est le désir qui nous incite, par haine, à faire du mal à celui que nous haïssons"(Spinoza, Éthique, III, XX-XXXIX-LIX). Il en résulte un équilibre social précaire où tout le monde ment à tout le monde et où les trompeurs comme les trompés participent à une néguentropie minimaliste de l'organisation globale, minimaliste car très gourmande en énergie (comme le remarque Nietzsche, mentir est épuisant) et donc loin de l'optimum d'invariance néguentropique que procureraient des relations humaines fondées, toutes choses égales par ailleurs, sur la sincérité.

Si donc l'unique fonction de toute communication entre structures a et b d'une organisation [ab] est l'in-formation (l'invariance néguentropique) directe ou non de l'organisation commune, la sub-fonction non pas du vrai mais du dire-vrai (véracité, sincérité) dans le cas de la communication humaine est d'optimiser cette fonction. Or, avec cette forme spécifique de communication abstraite et symbolique qu'est le langage, l'organisation humaine possède une arme à double tranchant. D'un côté, lorsque l'on considère l'avantage adaptatif procuré à l'espèce humaine par le langage (qu'on appelle parfois "conscience", parfois "esprit", lequel "est frappé de la malédiction d’être entaché de la matière, d'emprunter la forme des couches d’air agitées, de sons, bref, la forme du langage" disent Marx et Engels dans l'Idéologie Allemande), elle est capable de démultiplier sa puissance néguentropique puisqu'il n'y aurait ni culture ni civilisation sans langage. De l'autre, lorsqu'on considère, a contrario, les ravages historiques engendrés par le défaut de sincérité du langage, toute organisation humaine démultiplie les risques de désagrégation sociale par le mensonge, la traitrise, la fourberie, l'hypocrisie, la tromperie, la dissimulation, la mauvaise foi, la félonie, la corruption, etc.  On se consolera en constatant que ce défaut de sincérité dans les intentions n'a rien de spécifiquement humain puisque, pour a, adopter à l'égard de b une ruse de communication qui dissimule son intention d'exploiter b se retrouve tout à la fois dans le commensalisme (p.ex. le végétal qui "attire" avec le nectar de sa fleur l'insecte qui va le polliniser et, partant, le reproduire), dans le prédatisme (le prédateur se cache et fond le plus tard possible sur sa proie) et, bien entendu, dans le parasitisme qui implique toujours, de la part du parasite, le risque de miner, voire de détruire [a/b]. C'est exactement de cette manière que le virus infecte la cellule saine et se nourrit d'elle en trompant les lymphocytes d'un organisme vivant par la sécrétion d'une protéine que le vigile immunitaire prend pour une substance domestique et donc inoffensive. Il s'ensuit un équilibre sous-optimal lorsque le parasite n'a pas suffisamment affaibli sa proie pour la tuer mais qu'il continue de tromper les défenses de l'oganisme qui finissent par "tolérer" la présence d'une version pas trop virulente dudit parasite (cf. l'étiologie du COVID). Par là, la nature de notre problème a changé : si la valeur de vérité est, avons-nous vu, sémantiquement et politiquement vide de sens, la valeur de véracité, elle, possède une pertinence manifeste pour le vivant en général. De plus, dès lors que, comme le disait Aristote, l'être humain ne se contente pas de vivre mais qu'il envisage de vivre le mieux possible, lorsque a communique avec b par le langage, il est patent que la fonction néguentropique de la communication sera moins perturbée par le risque d'erreur du message ("lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes" dit Pascal, Pensées, B18) que par le  risque de dissimulation intentionnelle de l'intention du message ("l'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie [...]. L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres" - Pascal, Pensées, B100). 

Nous dirons finalement, pour parodier Russell, qu'en l'absence d'attestation, il n'y aurait ni véracité ni mensonge. Car si "l’attestation, en effet, se présente d’abord comme une sorte de croyance [...] ce n’est pas une croyance doxique [qui] s’inscrit dans la grammaire du « je crois que », l’attestation relève plutôt de celle du « je crois en ». Par là, elle se rapproche du témoignage, comme l’étymologie le rappelle, dans la mesure où c’est en la parole du témoin que l’on croit. De la croyance ou, si l’on préfère, de la créance [...] du soi-même et de l'autre que soi-même"(Ricœur, soi-même comme un Autre, préf.). La profession de foi, l'acte de foi fondamental de la religion musulmane s'appelle ٱلشَّهَادَة, ach-chahâda, c'est-à-dire, littéralement, "le témoignage" ou l'"attestation" : le musulman ne "croit" pas qu'il n'y a qu'un seul dieu et que Mohammed est son prophète, il l'atteste. On peut trouver cela absurde, il reste que la différence est flagrante. Wittgenstein fait remarquer que, dans la vie courante, le verbe "croire" n'a pas le même sens que dans les sciences : lorsque le chercheur "croit" que sa conclusion est bien fondée, il fait une hypothèse (c'est ce que Ricœur appelle la "croyance doxique") qu'il va par la suite vérifier. Et c'est en ce sens restreint (doxique), et en ce sens seulement, qu'il faut comprendre l'affirmation de Russell selon laquelle, en l'absence de croyance, il n'y aurait ni vrai ni faux. Tandis qu'en général, lorsque nous "croyons" que telle ou telle chose va arriver ou est arrivée, en fait, nous "croyons en" celui ou celle qui nous l'a attesté, nous avons "foi", nous avons "confiance" (même racine latine fides) en lui ou elle, sans pouvoir ni même vouloir le vérifier. En chinois, "croire en", "avoir confiance" se dit xìn et s'écrit 信. Dans ce caractère, il y a quatre composants : à gauche 亻, l'homme, en bas à droite 口, la parole, en haut à droite 宀, le couvercle, au milieu à droite 二, la dualité. Avoir confiance, en chinois, c'est donc, étymologiquement, mettre le couvercle sur la duplicité humaine de la langue (rappelons-nous Pascal : "il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple" - Pensées, B336) ! L'attestation est bien incontestablement un engagement éthique, celui de la transparente simplicité des intentions (tout au moins des intentions conscientes), celui de la justement nommée "bonne foi" du locuteur. D'où, corrélativement, la confiance qui lui est accordée par l'interlocuteur et qui, avons-nous vu, est si souvent trahie, notamment  par les structures censément dédiées à la bonne circulation et la bonne répartition de l'in-formation dans l'organisation sociale humaine (école, médias, justice, administration), ces institutions censées connaître et faire connaître le vrai et qui cachent soigneusement que ce n'est pas la vérité qui procure le pouvoir mais que c'est le pouvoir qui "produit la vérité par le jeu d’une falsification première et toujours reconduite qui pose la distinction du vrai et du faux"(Foucault, Leçons sur la Volonté de Savoir). Comment s'étonner alors qu'une organisation humaine telle que la société dite "post-moderne", d'autant plus obsédée par la "vérité" et la "transparence" (cf. Post-vérité, Post-politique, Post-humanité) qu'elle est plus minée par la méfiance et la paranoïa mutuelles, soit de plus en plus souvent secouée par des bouffées de fièvre, des spasmes d'entropie  qui la dé-forment chaque fois un peu plus en la privant de cette harmonie sociale qui, dit-on, fait les remparts de la Cité (harmonia civium, mœnia civitatum)  ?
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