Euterpe le Ven 23 Nov 2012 - 0:01
Silentio a écrit: je ne comprends toujours pas comment, étant affecté et déterminé par une cause extérieure, je peux faire de moi-même retour sur mes désirs pour les distinguer et agir pour les sélectionner
Vous ne pouvez sélectionner vos désirs, ou encore "faire retour sur" : vous ne pouvez pas vous couper en plusieurs morceaux. Vous êtes désir. Vous ne pouvez pas échapper à vos passions (l'action des choses extérieures sur vous, ce dont vous pâtissez). Et Spinoza vous l'interdit d'autant plus qu'on ne va pas accuser la nature d'être ce qu'elle est. Il n'y a plus de culpabilité, chez lui. De part en part, il n'y a que la nature.
Spinoza a écrit: Il est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la Nature, et qu'il évite de subir d'autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature et dont il est la cause adéquate... Il s'ensuit que l'homme est nécessairement toujours soumis aux passions, qu'il suit l'ordre commun de la Nature et lui obéit, et qu'il s'y adapte autant que la nature des choses l'exigent.
Éthique IV, 4 et corollaire
Ni mérite, ni faute, ni récompense, ni châtiment. Chacun fait ce qu'il peut avec ce qu'il a. Si j'ai des idées adéquates, je peux en faire plus. Même Spinoza a des passions, qu'il s'agisse de subir le désagrément d'une inondation, de se faire excommunier, etc., tout cela provoquant des passions tristes. Le spinoziste n'a rien qui le distingue des autres. Au rayon fruits et légumes de l'épicerie du coin, s'il achète ses endives en même temps qu'un autre, on ne fait pas la différence. L'autre achète peut-être ses endives par addiction, parce qu'elles constituent pour lui la substance même du monde ; Spinoza les achète parce que l'idée d'endive s'accompagne chez lui de joie. Il n'achète pas, ni ne compte manger la substance du monde, l'idée qu'a l'autre, et qui provoque chez lui autant de joie qu'en a Spinoza à penser à ses endives. Ce dernier a une idée adéquate, l'autre non. Ce faisant, l'autre est exposé à moult contrariétés, s'il venait à manquer d'endives, ou à en abuser. Spinoza n'est pas exposé à ce genre de passions, mais il ne lui viendrait pas à l'esprit de téléphoner aux urgences psychiatriques pour enfermer son voisin - sauf si l'amertume des endives le rend socialement dangereux ; mais même en supposant que les endives fassent de cet original un criminel, et qu'on puisse prouver un lien de cause à effet, Spinoza n'acceptera pas de le condamner pour la raison qu'il a le choix de ne pas commettre de crimes, mais parce que la société a nécessairement besoin de s'en protéger, comme il avait nécessairement besoin d'ingurgiter ses endives et de tuer. Il s'agit d'une nécessité contre une autre.
Silentio a écrit: Quelle est la part d'indépendance de l'entendement si tout se réduit à la volonté, au corps, aux désirs, à ce qui est désiré, à la substance ? En quoi ne suis-je pas qu'une machine (un mécanisme) mais un être conscient apte à agir de lui-même sur ses désirs (et représentations), à aller à l'encontre de ce qui lui semble un temps bon pour lui et le motive pour comprendre que ce que son être réclame il ne le réclame que parce qu'il s'illusionne, tandis qu'il va pouvoir enfin viser ce qu'il jugera, relativement à l'illusion, véritablement bon à viser ?
Entendement et volonté sont une seule et même chose. Connaître, c'est agir (comprendre). La connaissance est un effet. Mieux vaut que vous en soyez la cause : il en va de votre puissance d'agir.
Silentio a écrit: Je ne suis "libre" que lorsque tout est favorable à mon action en vue de ma propre puissance. Je ne maîtrise rien, ce sont les événements qui me font adopter ou non certains rapports aux choses, lesquelles m'agissent différemment, positivement ou non, selon le rapport entretenu avec elles. Je n'agis jamais vraiment de moi-même, pas plus que je ne choisis de connaître ou d'aller de tel désir illusoire à tel désir d'un autre objet qui se révèle réellement bon pour moi et me meut vers lui. Bref, il y a des mouvements qui me plongent ou m'arrachent à des situations subies ou non, mais pas de liberté au sens d'un mouvement volontaire initié par moi-même (en tant qu'être conscient et réflexif). Je ne choisis pas de connaître ou de faire usage de ma raison
On ne peut pas être dieu. Manifestement, la place est prise ! Je ne maîtrise pas tout, c'est mieux que rien (pas beaucoup mieux, mais mieux quand même). D'abord, sauf à être malchanceux, peu pourraient affirmer que rien de ce qui leur arrive ne leur est en quelque façon, peu ou prou, favorable ; ni que tout ce qui leur arrive de défavorable soit horrible au point de se suicider, etc. Spinoza parle bien d'adaptation. On s'accommode. Vous êtes affecté, de votre naissance à votre mort, du matin au soir. Il vous suffit de savoir faire la différence entre ce qui vous affecte et qui suscite de la joie, de ce qui vous affecte et qui suscite de la tristesse, aussi faut-il que vous ayez des idées adéquates.
Silentio a écrit: Je peux me représenter par l'imagination mes envies et délibérer en moi-même sur leur légitimité. Ils sont bons puisque je les éprouve, mais si je désire la copine d'un très bon ami à moi, je renoncerais probablement à mon désir en tant que je vais considérer les conséquences de l'action entreprise en vue de la satisfaction de ce désir. Le devoir moral va m'empêcher de réaliser ce que pourtant je désire le plus. La raison m'aide à prendre connaissance de la voie où me mène mon désir et à privilégier l'absence de mal plutôt qu'un bien qui pourrait se changer en mal aussi fort que lui. Mais alors, direz-vous peut-être, c'est que l'affectivité passive et négative de ce devoir est plus forte que l'affectivité positive et active de l'objet de mon désir. Je désirerai en réalité plus me conserver, un bien minimal, qu'un grand bien potentiel et qui actuellement me meut intensément. Pourtant, je souffre de ne pouvoir réaliser mon désir, même en ayant renoncé à agir. C'est bien le propre de l'affectivité passive qui est aussi négative. Cependant, comment se fait-il, si je suis déterminé, que dans mon expérience concrète, psychologique, j'en vienne à considérer des choix et actions possibles et à délibérer ? Ne suis-je qu'un spectateur, qu'une conscience qui s'illusionne de son pouvoir, un pantin aux mains d'un étrange marionnettiste ? Ne serait-ce pas contradictoire avec l'idée selon laquelle je peux connaître et user de ma raison ? Pourquoi même chercher à réformer les entendements ? Est-ce que Spinoza, lui aussi, n'est pas le jouet du "destin" ?
La pensée, chez Spinoza, n'est pas spéculative, délibérative, etc. Il n'y a pas de morale non plus, seulement une économie du désir. Enfin, vous avez des idées ; quand elles sont adéquates, vous le savez immédiatement. En faisant un rapprochement avec ce que dit Thucydide à propos du sens du
jugement chez Périclès (et chez de nombreux penseurs ou écrivains grecs), ça pourrait vous éclairer ; je pense à "l'avis en train de se former" au moment même où un événement se produit (attention toutefois à ne pas assimiler les deux).
Liber a écrit: Chez Spinoza, l'esprit et le corps sont deux attributs distincts qui n'agissent pas l'un sur l'autre, ce qui selon moi est une erreur
JimmyB a écrit: Au contraire chez Spinoza qui est moniste, l'esprit est affecté par le corps, la matière ; en ce qu'il est déterminé par des causes qui lui sont extérieures. Par moniste, s'entend interdépendance et interaction entre l'esprit et le corps.
Liber a écrit: Non, je vous le répète, esprit et corps sont deux attributs distincts. L'un ne peut déterminer l'autre.
Liber a écrit: Le corps obéit effectivement à des causes extérieures, de même que l'esprit, mais l'un n'agit pas sur l'autre.
Vous cherchez à dire la même chose. Il faut garder à l'esprit qu'il y a une substance infinie, deux attributs connus (l'étendue et la pensée) parmi une infinité, et des modes finis des attributs : le corps comme mode de l'étendue ; l'esprit comme mode de la pensée. Or un attribut n'agit pas sur un autre. Pour le dire en termes simples : je ne peux pas me gratter le dos avec une idée. (Spinoza ne commet donc pas d'erreur.)
Mais hokousai rappelle la question du parallélisme. Il y a bien correspondance entre l'âme et le corps, mais pas relation de cause à effet. Spinoza supprime tout simplement la question de la relation entre l'âme et le corps. Sauf que l'objet de l'idée, c'est le corps ; et il se trouve que l'idée et l'objet de l'idée sont une seule et même chose, "qui s’explique par des attributs différents". L'esprit et le corps, c'est la même chose. Cf.
Éthique II, Proposition 7 :
L'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses.
D'où l'explication par le parallélisme. La puissance de penser est égale à la puissance d'agir :
Démonstration : Cela résulte évidemment de l'Axiome 4, partie 1 ; car l'idée d'une chose causée, quelle qu'elle soit, dépend de la connaissance de sa cause.
Corollaire : Il suit de là que la puissance de penser est égale en Dieu à sa puissance actuelle d'agir. En d'autres termes, tout ce qui suit formellement de l'infinie nature de Dieu, suit objectivement de l'idée de Dieu dans le même ordre et avec la même connexion.
Scholie : Avant d'aller plus loin, il faut ici se remettre en mémoire ce que nous avons montré plus haut, c'est à savoir que tout ce qui peut être perçu par une intelligence infinie, comme constituant l'essence de la substance, tout cela appartient à une substance unique, et, par conséquent, que la substance pensante et la substance étendue ne font qu'une seule et même substance, laquelle est conçue tantôt sous l'un de ses attributs et tantôt sous l'autre. De même, un mode de l'étendue et l'idée de ce mode ne font qu'une seule et même chose exprimée de deux manières. [...]. [Si] vous considérez les choses comme modes de la pensée, vous devez expliquer l'ordre de toute la nature ou la connexion des causes par le seul attribut de la pensée ; et si vous les considérez comme modes de l'étendue, par le seul attribut de l'étendue, et de même pour tous les autres attributs. C'est pourquoi Dieu est véritablement la cause des choses considérées en elles-mêmes, en tant qu'il est constitué par une infinité d'attributs, et je ne puis en ce moment expliquer ceci plus clairement.
L'idée de son corps, voilà ce qu'on appelle âme (qui n'est que cette idée, on n'en trouve aucune autre en elle). D'où la proposition 13, que cite hokousai :
Spinoza a écrit: L'objet de l'idée qui constitue l'âme humaine, c'est le corps, en d'autres termes, un certain mode de l'étendue, lequel existe en acte et rien de plus.
Démonstration : Si, en effet, le corps n'était pas l'objet de l'âme, les idées des affections du corps ne se trouveraient pas en Dieu, en tant qu'il constitue notre âme, mais en tant qu'il constitue l'âme d'une autre chose, c'est-à-dire (par le Corollaire de la Propos. 11, partie 2) que les idées des affections du corps ne se trouveraient pas dans notre âme. Or (par l'Axiome 4, partie 2), nous avons l'idée des affections du corps. Donc l'objet de l'idée qui constitue l'âme humaine, c'est le corps, et le corps existant en acte (par la Propos. 11, part. 2). En outre, si l'âme avait, outre le corps, un autre objet, comme rien n'existe (...) d'où ne résulte quelque effet, il devrait se trouver nécessairement dans notre âme (...) l'idée de quelque effet résultant de cet objet. Or, notre âme ne possède point cette idée (par l'Ax. 5, part. 2). Donc l'objet de notre âme c'est le corps, le corps comme existant en acte, et rien de plus.
Corollaire : Il suit de là que l'homme est composé d'une âme et d'un corps, et que le corps humain existe tel que nous le sentons.
Dernière édition par Euterpe le Mar 9 Aoû 2016 - 14:46, édité 1 fois