Euterpe le Lun 12 Nov 2012 - 1:14
Silentio a écrit: Rousseau s'en est certainement inspiré mais n'en dit rien à ma connaissance. Diderot l'a lu et s'en est inspiré pour son matérialisme vitaliste. Je pense à d'autres matérialistes comme le baron d'Holbach. N'oubliez pas Kant non plus.
Leo Strauss affirme aussi un lien entre Spinoza et Rousseau. Pour ma part, j'en doute. Le fameux déisme de J. J. R., aussi sensible fût-il, n'a rien de spinoziste, il désigne la transparence à soi (la nature), par opposition à la société. Les conventionnels, en instituant le culte de l'Être suprême, par référence directe et explicite à Rousseau, montrèrent comme il était facile de réduire le déisme rousseauiste à presque rien. On ne trouve aucun déisme chez Spinoza.
Desassossego a écrit: J'ai peu lu Kant, mais de ce que j'en ai lu, je n'ai retrouvé nulle part Spinoza ou une influence de sa philosophie ! Kant n'a décidément rien à voir avec lui... Y a-t-il des aspects de la philosophie kantienne ou Spinoza semble être une influence ?
Influence, non ; référence, oui.
Silentio a écrit: Kant a lu Spinoza et lui répond. Je pense qu'on peut opposer les deux.
La
Critique de la faculté de juger est même l'une des "réponses" kantiennes (et même tout court) les plus abouties au spinozisme (mais ça commence avec
Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, œuvre avec laquelle Kant se jette dans la querelle du panthéisme). On peut lire, entre autres textes, le § 86 de la CFJ : De la théologie éthique (p. 419 de l'éd. folio) :
Kant, Critique de la faculté de juger a écrit: Il est un jugement dont l'entendement le plus commun lui-même ne peut se défaire, lorsqu'il réfléchit* sur l'existence des choses dans le monde et sur l'existence du monde lui-même : c'est que toutes les diverses créatures, quelle que puisse être la grandeur de l'art de leur organisation ou la variété du rapport qui les relie selon des fins les unes aux autres, et même l'ensemble de leurs multiples systèmes, que nous appelons incorrectement des mondes, seraient là pour rien s'il n'y avait pas des hommes (des êtres raisonnables en général) ; c'est-à-dire que sans les hommes la création tout entière ne serait qu'un simple désert, inutile et sans but final. Mais ce n'est pas non plus par rapport au pouvoir de connaître de l'homme (raison théorique) que l'existence de tout le reste dans le monde prend sa valeur, pour qu'il y ait par exemple quelqu'un qui puisse contempler le monde. Car si cette contemplation du monde ne lui permettait de se représenter rien que des choses sans but final, le fait d'être connu ne pourrait donner à l'existence du monde aucune valeur.
*Il est impératif de connaître et comprendre la distinction kantienne entre raison déterminante et raison réfléchissante (cours de Jacques Darriulat). S'il tel n'est pas le cas, inutile d'aller plus loin.
On ne peut écrire un passage plus opposé au spinozisme. Comme le rappelait Pierre-François Moreau, chez Spinoza, "la force de l'idée vraie est intrinsèque". Connaître, c'est comprendre, c'est
agir. La question n'est pas de savoir si ce que je connais me convainc ou emporte mon adhésion, ça n'a aucun sens de se poser la question du point de vue du spinozisme. A l'opposé, Kant affirme clairement que s'il ne s'agissait que de connaître, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Kant ne fait pas confiance dans la connaissance (et la distinction entre entendement et raison a déjà été faite, en lieu et place de la distinction entre foi et raison). Du reste, on sait bien qu'elle n'accède guère au-delà des phénomènes. Continuons (pp. 419-420) :
Kant, Critique de la faculté de juger a écrit: Mais ce n'est pas non plus par rapport au sentiment de plaisir et de la somme des plaisirs que nous pensons un but final de la création comme donné, car ce n'est pas le bien-être, la jouissance (qu'elle soit corporelle ou spirituelle), en un mot le bonheur, qui est le critère d'appréciation de cette valeur absolue. Car, du fait que l'homme, dans son existence, fasse pour lui-même du bonheur son intention finale, il n'y a aucun concept justifiant son existence en général, ni sa propre valeur pour qu'il se rende son existence agréable. L'homme doit donc déjà être présupposé comme but final de la création pour avoir un fondement rationnel justifiant le nécessaire accord de la nature à son bonheur, quand elle est considérée comme un tout absolu selon les principes des fins. Ce n'est donc que la faculté de désirer, mais non pas celle qui fait dépendre l'homme de la nature (par le penchant sensible), ni celle par rapport à laquelle la valeur de son existence repose sur ce qu'il reçoit et sur ce dont il jouit, mais la valeur qu'il peut seul se donner lui-même et qui réside dans ce qu'il fait, dans sa manière de le faire et dans les principes selon lesquels il agit, non pas comme membre de la nature, mais dans la liberté de sa faculté de désirer, c'est-à-dire une bonne volonté, qui est ce par quoi son existence peut avoir une valeur absolue, et par rapport à quoi l'existence du monde peut avoir un but final.
Passage incompréhensible pour qui n'a pas lu la
CRPratique et la Métaphysique des mœurs. Pour le raccourci (et pour les plus paresseux), vous pouvez vous reporter directement au § 1 de la
CRPratique (Définition), et au 2e (Théorème I), p. 37-41. En somme, la nature et le désir, ici, sont une seule et même chose (cf. Spinoza). Or, la liberté de la faculté de désirer, c'est la volonté bonne, i. e. soumise à la raison, i. e. une volonté sans désir. Ou comment réinstituer le libre-arbitre. Or, dans la
Critique de la raison pratique, § 2, Kant dit ceci (p. 40) :
CRPratique a écrit: J'entends, par matière de la faculté de désirer, un objet dont la réalité est désirée. Lorsque le désir de cet objet précède la règle pratique* et se trouve être la condition requise pour s'en faire un principe, je dis (...) que ce principe est alors toujours empirique. Car le principe déterminant de l'"arbitre" est alors la représentation d'un objet et le rapport de cette représentation au sujet, par lequel la faculté de désirer est déterminée à la réalisation de cet objet. Or, un tel rapport au sujet se nomme le plaisir pris à la réalité d'un objet. Donc ce plaisir devrait être présupposé comme condition de la possibilité de détermination de l'"arbitre". Mais aucune représentation d'un objet quelconque, quelle qu'elle soit, ne permet de savoir a priori si elle sera liée au plaisir ou à la peine, ou si elle sera indifférente. Ainsi, en pareil cas, le principe déterminant de l'"arbitre" est nécessairement toujours empirique ; par suite, aussi, le principe pratique matériel qui le supposait comme condition.
On appelle ça une récusation du spinozisme.
* Ici, la règle pratique est une maxime, qui constitue certes un principe, mais pas un impératif. Pour Kant, c'est là tout le problème :
CRPratique a écrit: Dans la connaissance pratique, c'est-à-dire dans celle qui a seulement affaire à des principes déterminants de la volonté, les principes que l'on se fait ne sont pas encore pour autant des lois auxquelles on serait immanquablement soumis, parce que, dans l'ordre pratique, la raison a affaire au sujet, à savoir à la faculté de désirer, et la règle peut répondre de façon diverse à la nature de cette faculté. La règle pratique est toujours un produit de la raison parce qu'elle prescrit l'action comme moyen en vue d'un effet, comme intention. Or, pour un être chez qui la raison n'est pas le seul principe déterminant de la volonté, cette règle constitue un impératif, c'est-à-dire une règle qui est désignée par un devoir exprimant la contrainte objective qui impose l'action, et elle signifie que, si la raison déterminait entièrement la volonté, l'action aurait lieu infailliblement d'après cette règle. Les impératifs ont par conséquent une valeur objective, et sont entièrement distincts des maximes, en tant que celles-ci sont des principes subjectifs.
Ibid., p. 38.
Zingaro a écrit: Je ne suis pas tout à fait d'accord dans le sens où Spinoza restructure le rapport à l'être ; la destruction consiste plus en un réagencement des perceptions et du jugement
Zingaro a écrit: Et si effectivement l'œuvre de Spinoza a été oubliée un temps comme le suggère Desassossego, n'est-ce pas un signe qu'il n'a pas été si destructeur que ça ?
Si ce "réagencement" n'était qu'un réagencement, Spinoza n'eût pas été l'objet d'un
herem. Comptez le nombre de juifs exclus de la communauté. Vous n'aurez pas besoin de vos dix doigts. Pour le reste, Spinoza n'a rien détruit (il n'est pas "nihiliste"), ni rien apporté (il n'est pas un innovateur). Le spinozisme ne retranche ni n'ajoute rien à rien. C'est pourquoi il est irréductible, inassimilable et qu'on ne sait pas quoi en faire, sauf à être spinoziste.
Zingaro a écrit: En ce sens [la critique que Nietzsche adresse à] Spinoza peut apparaître justifiée car quelque part il applique sa pensée (celle de Spinoza) à un niveau encore plus concret, et de ce point de vue Spinoza est encore trop métaphysique en effet.
"A un niveau plus concret". J'aimerais comprendre.
Liber a écrit: Le premier grand philosophe à s'être affranchi du judéo-christianisme est Schopenhauer. On ne peut pas dire d'un philosophe qu'il est sans influence de la religion quand il écrit un livre où Dieu tient une place centrale.
Qu'est-ce qu'un Dieu sans barbe, ni sandales, ni robe, ni humeurs (bonnes ou mauvaises), qui n'est pas un Verbe, qui ne présente aucun mystère, qui n'a ni écailles, ni plumes, etc. ? Il n'y a aucune téléologie chez Spinoza, ni aucun "plan", de la nature et/ou de dieu. Spinoza est on ne peut plus affirmatif : s'il doit "croire" en Dieu, ce sera par le seul recours à la raison. Son "dieu" est un dieu de raison. On le connaît. Un spinoziste, et Spinoza le premier, ne voue de culte à rien de ce qu'il connaît. Mais, ce qu'il connaît, en tant qu'il le connaît, autrement dit en tant qu'il connaît que ce qu'il connaît, c'est ce qui est, le rend joyeux. Il est content que ce qui est
soit. Y a-t-il un seul penseur allemand qui en soit capable ? Ce qui intéresse les Allemands, ce n'est pas le désir, mais la volonté, qui est une invention allemande. Il n'y a qu'une philosophie dont on puisse dire en toute rigueur qu'elle est un eudémonisme, c'est celle de Spinoza (même la philosophie d'Aristote ne l'est pas exactement). Il est le seul à être satisfait de ce qui est.
Liber a écrit: Spinoza n'était pas "trop juif", il était juif et cela suffisait à le rendre suspect aux yeux de Nietzsche, pour qui la décadence de la pensée occidentale a pour cause "l'idéal de la Judée". Pourquoi n'a-t-il pas critiqué Gœthe, pourtant admirateur de Spinoza ? Parce que Gœthe s'était tourné vers Rome et la Grèce.
Nietzsche prêtait à Spinoza un sentiment auquel il était complètement étranger, quand il prétendait qu'il était animé d'une haine juive contre le Dieu des Juifs. Et se souvenait-il que Gœthe déclara Spinoza
theissimus et christianissimus (ce qui ne veut rien dire non plus) ?
Liber a écrit: JimmyB a écrit: Liber vous concéderez quand même que le Dieu de Spinoza n'a pas grand lien avec le Dieu des religions monothéistes.
Ces religions conçoivent un univers expliqué par l'intelligence. Spinoza continue cette tradition, mais ni Schopenhauer ni Nietzsche.
Pourriez-vous développer ?
Dernière édition par Euterpe le Dim 14 Aoû 2016 - 0:49, édité 4 fois