Silentio a écrit:Je n'ai pas eu cette impression chez Fouillée, qui me paraît bienveillant. Simplement, il l'aborde en politique, et ça coince forcément. Il ne le comprend pas parce qu'il ne le peut pas ; et il ne le peut pas parce qu'il ne dispose pas des codes qui lui permettraient de voir que Nietzsche, c'est autre chose. Il ne voit en lui qu'un individualiste contre ce qu'on n'appelle pas encore une société de masses. D'où le quiproquo : il croit pouvoir le situer sur le plan social, moral et politique, parce qu'il le jauge et le juge à la lumière de cette découverte, qu'on vient de faire et qu'on est alors en train de conceptualiser progressivement, que la société moderne n'est plus exactement une société, mais un agrégat d'individus ; l'intention est de retrouver et de réinstituer des liens entre eux pour former ce qu'on appelait une société, autrement dit des mœurs (cf. morale). Sur ce terrain, Nietzsche, c'est le diable.là où Fouillée se permet de prendre de haut le philosophe allemand par des sentences qui s'appuient parfois sur des traits tellement grossis qu'ils en deviennent grossiers, eh bien Seillière apparaît plus pertinent et dans son bon droit par ses connaissances, sa limpidité et son aisance. Fouillée en reste au procès d'intention
Il faut voir Fouillée à la suite de Tocqueville (qu'il a lu et qu'il connaît parfaitement), dont la Démocratie en Amérique fut un véritable best seller, à la suite également de la pensée politique libérale et conservatrice de la Restauration et de la Monarchie de juillet (voir les discours parlementaires), en fonction enfin du seul contexte social et politique de la France qui se pense elle-même à partir de la Révolution et face à des modèles qui la fascinent et la rebutent dans le même temps : l'épouvantail anglais ; dès le XVIIIe siècle, on trouve toute une littérature politique, même chez Montesquieu, qui fait voir les peurs françaises, peur de la corruption démocratique, peur de l'anarchie (toujours particulièrement visible pendant les périodes électorales, etc.), peur de la révolution ; d'où l'épouvantail allemand, qu'on trouve par exemple chez Taine, Barrès, etc., perçu à la fois comme l'étalon et comme le rival (amour de l'ordre, industrialisation réussie, etc.) dont la modernité est une réussite comparée à la France, toujours de plus en plus déchirée entre modernité et tradition, qui ne réussit pas à sortir du jacobinisme et surtout du bonapartisme, ce qui revient à refuser à la société l'initiative de la modernité, à faire de l'État l'arène où chaque camp se dispute la question de la légitimité (la Révolution n'est pas finie), à redouter d'avance toute forme d'individualisme, lequel est beaucoup plus répandu en France qu'en Allemagne, terre d'élection des individualismes rentrés et des corps institués. Dès lors, entre Fouillée et Nietzsche, il n'y a pas de dialogue possible.
Silentio a écrit:Oui je le connais, c'est un article de très grande qualité. Je suis toujours particulièrement attentif à tout ce qui peut se dire, de près ou de loin, sur le rapport entre Nietzsche et Burckhardt.Je vous recommande la lecture du texte de Charles Andler que j'ai posté dans les suggestions pour la bibliothèque