Liber a écrit:Donc les individus qui croient agir suivant le bien, quand ils sont sincères, se leurrent complètement (du reste, agir suivant le mal serait une absurdité, ou une perversion).
Chacun recherche son propre bien. C'est le vieux débat entre Socrate et Thrasymaque dans la République.
Liber a écrit:Ceux qui en ont fait la "moelle" sont les gauchistes, ils ont inventé le mal puis fourni le remède : une lecture morale de Nietzsche, scientiste et athée, lecture reprise aujourd'hui par Onfray !
Ce qui ne correspond pas à ma lecture. La morale, le scientisme et l'athéisme sont des choses que je rejette.
Liber a écrit:Vous faites une erreur capitale (à mon avis), en dissociant ainsi sa pensée, entre un Nietzsche mauvais (pour ne pas dire méchant) et un Nietzsche bon.
Je pense au contraire que Nietzsche est un et multiple, cohérent et complexe. Si je propose une dichotomie ici c'est parce que je veux trouver la nuance qui nous permette de le distinguer du nazisme tout en nous menant à voir comment l'on peut accepter ce que vous nous avez vanté comme terrible chez lui. Vous pensez que je ne vois pas assez Nietzsche dans ce qu'il a de terrible, c'est pourquoi ce vrai Nietzsche devrait être mauvais par rapport à l'interprétation que j'en ai. Et je considère le nazisme comme mauvais. Or il y a des ressemblances (comme vous l'avez dit il y a un point de contact en ce qui concerne l'eugénisme - si l'on refuse le nazisme c'est problématique !). Ce qui veut dire également des dissemblances, Nietzsche n'étant pas aussi radical et faisant coexister ces éléments terribles avec des éléments plus acceptables et qui donnent un sens aux mesures préconisées (sens différent de celui du projet nazi).
Je voudrais compléter ma phrase : "On est au bord de la question du choix moral, mais je dirais que c'est plus proche d'une opposition esthétique." Il me semble qu'il y a deux régimes de valorisation de la vie et de modalité de la violence en son sein. Il me semble que les propositions de Nietzsche de discipline et de sélection sont parfaitement acceptables si l'on se réfère à un mode de vie grec dans lequel le conflit participe au perfectionnement de chacun dans la cité et par elle. L'Antiquité a été une période cruelle mais la violence (parfois contenue, la mesure) a permis de façonner une civilisation brillante, dont la beauté et la vitalité étaient à la hauteur de la fermeté et de la vigueur des hommes et de leurs lois. On pouvait se sacrifier pour un idéal incarné en chacun et par chacun et rechercher l'immortalité. Bref, c'est la bonne Éris comme patronne d'un monde dans lequel l'affrontement et la contrainte dessinent un homme capable de supporter ou de défier le destin. Opposé à cela, je verrais le modèle nazi, profondément décadent, régime de mort et de démesure où l'individu et la culture n'ont pas leur place et ne gagnent rien du déchaînement de forces dans l'anonymat des masses et des corps. L'étatisme s'empare du vivant, le fossilise après éradication de l'altérité. Il n'y a même plus de politique, pas de liberté, seulement un organisme cancérigène et rongé lui-même par la maladie, pris de spasmes et de fièvre.
Liber a écrit:Vous dites souvent vous-même que la méchanceté n'est qu'une faiblesse, mais attention à ne pas confondre, elle n'est pas une faiblesse parce qu'elle ne serait pas bonne, mais parce qu'elle n'est pas assez méchante.
J'ai dit ça ? Il faudrait nuancer. La méchanceté morale est une faiblesse, la violence peut aussi être un signe d'incompétence, alors que l'homme de virtù me semble avoir raison de commettre le mal s'il le peut ou le doit. Quant à la bonté, elle peut être l'expression d'un surplus de force aussi bien qu'une parade du faible.
Liber a écrit:Un homme terrible (une bête blonde, une vraie, pas un Nazi ) ne sera pas un homme du ressentiment, s'il tue, il le fera très rarement voire il ne tuera pas du tout.
Par honneur ? Par fierté ? Parce qu'il est assez fort pour se retenir, se dominer et obtenir ce qu'il veut par d'autres moyens ?
Liber a écrit:Nietzsche parle lui aussi d'une violence bien réelle, pas idéale. Seulement, le mot de violence est mal choisi, car il n'évoque que la brutalité, là où cette violence est mise au service d'une esthétique, si vous voulez, l'esthétique du condottiere ou du génie artistique.
Tout à fait. Le reproche ou la critique que je ferais à Nietzsche, ce n'est pas que ce soit une violence réelle (ce serait idiot de ma part et contrairement à ce que je laisse penser je ne me nourris pas des images idéales d'un Nietzsche douçâtre et éthéré, je le prends très au sérieux et le perçois aussi comme réaliste en-deçà de sa tendance romantique) c'est que le génie artistique (l'artiste a bien entendu besoin de travailler longuement et d'être formé à son art) exige l'imperfection. C'est elle qui motive au mal et au dépassement de soi. C'est la maladie qui éprouve et montre les vertus de la santé. Peut-être l'homme parfait physiquement et éduqué aura-t-il une grande intelligence et une grande confiance en lui. Rien ne le formera comme l'expérience de la vie dans ses déchirements et imprévus. L'infirmité a des vertus. Dans notre siècle aseptisé de normalisation, d'information, de politiquement correct et de bien-être excessif (impératif !) je doute que l'on puisse revoir des individualités fortes proches du génie (on n'y croit plus, je ne sais pas si on a raison, c'est peut-être une illusion romantique de croire que le grand homme est si grand, si proche du divin ; ça reste toujours mieux que la petitesse d'esprit qui s'affiche partout). Ou alors elles vivent recluses et ont bien raison. Nietzsche disait quelque chose comme : dans un siècle de glace apprends à devenir un grand brasier et dans un siècle enflammé apprends à être froid.
Liber a écrit:La destruction de millions de vies humaines n'est en revanche pas critiquable au nom de l'amour, comme le fait Russell envers Nietzsche. Nous voyons même l'inverse dans la Bhagavad-Gita. Mais peu importe les mythes, l'amour de la vie n'est pas l'amour des individus. Dionysos (ou la Volonté) tue sans relâche, sans état d'âme, sans pitié, beaucoup plus que les Nazis. Mais c'est justement là que Nietzsche nous demande de l'aimer quand même, et encore davantage.
Nietzsche n'aurait donc pas pris parti ? Il aurait laissé faire et apprécié le spectacle, statuant que c'est ainsi et que cela égaye le dieu ? Aurait-il adoubé le national-socialisme ? Ce n'est tout de même pas la même chose qu'un séisme, ça n'a rien de naturel. Sérieusement, il n'aurait pas commis la même erreur fatale que Heidegger.