Euterpe a écrit: Vous soulevez un problème dont vous ne soupçonnez probablement pas encore à quel point il est l'un des plus redoutables de ceux qui se posent au philosophe.
Il serait intéressant que vous développiez, n'étant pas sûr de bien comprendre la portée de votre affirmation, même si je mesure pour ma part l'abîme auquel fait face la philosophie puisque ce problème met en jeu son existence même, laquelle me semble répondre aux besoins humains les plus éminents, la connaissance servant à nous constituer un monde ordonné, donc viable et répondant à nos besoins. Mais ce qu'il y a de redoutable, peut-être, c'est que la connaissance en est venue elle-même à se dévoiler comme artifice et comme illusion : nous mettons en forme le monde, ainsi nous l'interprétons et ce que nous croyons exister et que nous présupposons nécessairement comme aboutissements de notre science, à savoir la vérité, le bien et le juste, apparaissent alors comme les seuls fruits de notre activité (qui est pourtant motivée par eux). Or celle-ci dépasse le donné et constitue le symptôme de la forme de vie humaine, laquelle est coupée en partie par sa conscience du réel excédant le monde formé. Nous tendons à identifier ce monde à ce que notre activité créatrice (via l'imagination) en fait et l'écart se creuse indéfiniment entre ce qui est en soi et ce qui est pour nous (distinction, qui plus est, qui est peut-être elle-même artificielle). Nous découpons le réel pour le penser, nous le mettons en concept. Certes, nous sommes obligés de penser et de conceptualiser, et cela pour nous diriger dans un monde à rendre connaissable, où l'on peut identifier des signes et constituer un univers d'habitudes, mais les exigences de l'action nous font instrumentaliser le monde et nous en perdons quelque chose. Pire, la science et la morale présupposent un au-delà du donné, ne serait-ce que pour viser à se perfectionner sans cesse en tendant vers un hypothétique achèvement dont la possibilité conditionne celle de toute science que l'on entreprend, mais c'est encore se couper, se détourner du sensible et de la singularité des cas concrets. En ce sens, le problème évoqué est le plus redoutable de la philosophie puisque cette science est paradoxale, se donnant ce qu'elle n'a pas pour exister alors même qu'elle est nécessaire du fait de notre fonctionnement, de notre rapport au monde, lesquels sont aggravés par cette faculté qu'on a d'abstraire. Et ce problème est redoutable pour le philosophe, puisque son désir d'un au-delà du sensible, de l'Un, ne traduit que son impuissance, son ressentiment. Mais la science n'est possible qu'à partir de cette insatisfaction. Pourtant, la vérité que l'on vise ne peut traduire que le désir de toute-puissance illimitée d'une monade psychique inadaptée au réel et visant sa propre plénitude, donc imposant sa loi au réel pour le fondre en lui en s'y retrouvant soi partout (reconstitution factice d'une unité de l'être et de soi). La science semble donc être à la fois le remède à notre condition misérable et ce qui est le symptôme de cette maladie, voire ce qui l'aggrave.
Euterpe a écrit: D'abord, la recherche sans fin du vrai et du juste doit être considérée différemment selon qu'on l'envisage dans le cadre de telle ou telle philosophie (au moins celles de Platon et de Kant).
Dans tous les cas la science n'est possible, en droit, que si l'on présuppose un terme ultime à la connaissance, terme inconditionné. Je ne sais pas si Platon croit réellement au Bien, je sais en tout cas qu'il en a besoin parce que les axiomes mathématiques ne se fondent pas eux-mêmes alors qu'il faut pouvoir rendre raison de l'ordre des choses et que l'intelligibilité du réel est nécessaire à la constitution d'une éthique. D'ailleurs, c'est dans la
République que le philosophe est forcé à redescendre dans la caverne après avoir contemplé le Soleil, c'est-à-dire qu'illuminé par le Bien il comprend la nécessité d'en revenir au monde. Il ne s'agit donc pas de s'enfermer dans l'idéal, il donne cependant son sens à un engagement dans le monde.
Euterpe a écrit: Ensuite, l'humilité, en la matière, est l'un des appeaux les plus redoutables de l'orgueil, ou de l'hybris des philosophes.
C'est en effet l'effet paradoxal de l'ambition du philosophe, la vérité étant l'instrument de sa domination par la pensée sur le réel. Il croit pouvoir exprimer le réel par la pensée et le langage, ne mesurant par l'écart entre les deux qui rend justement possibles la pensée et le langage, notamment la symbolisation par laquelle nous mettons en forme et nous rendons connaissables, et utilisables, l'informe et l'inconnu qui se présentent à nous. Pour autant, encore une fois, la science nous est nécessaire, tout comme cette symbolisation, et l'humilité peut aussi nous mener à distinguer ce qui ressort de notre activité constitutive de notre réalité et ce qui ressort du réel en tant que tel, ce qui nous résiste et nous apparaît sous forme de problèmes. On peut donc aussi s'humilier en vue de saisir au mieux le réel et en espérant y découvrir le véritable Bien ou la vérité, de manière également à donner un sens à notre existence, cadre d'une action qui nous rendrait réellement libres ou nous mettrait le plus en accord avec ce qui est et avec nous-mêmes. Mais il est certain que c'est inséparable d'un désir tout à fait humain de trouver une certitude ou quoi que ce soit pour compenser une impuissance à l'égard du réel lui-même.
Euterpe a écrit: Enfin, le vrai et le juste sont deux fictions, autrement dit, ce n'est pas exactement des "choses" qui n'existent pas.
Ce sont à la fois des fictions vitales, pour le dire avec
Nietzsche, et des idéaux régulateurs qui parachèvent le mouvement de la raison (mouvement circulaire, la raison présupposant dans les choses ce qu'elle vise à y trouver), si j'en crois
Kant. Certes, je transgresse le domaine sensible de l'expérience par la science en présupposant ces idéaux, mais ceux-ci permettent une visée perfectible en droit et sans fin de l'objet à connaître, permettant ainsi la connaissance elle-même. Mais la connaissance doit aussi mesurer son écart au terme ultime la conditionnant puisque l'effort est infini. Cela lui permet de s'interroger sur sa propre place et de comprendre toute détermination comme une négation à dépasser au regard de cet infini. La connaissance est donc dynamique et ne peut être dogmatique, tout en risquant aussi d'être réduite à rien puisque cette connaissance dont on a besoin pour acquérir quelque certitude est toujours dépassée et dépassable, notamment par le réel qu'on vise à connaître et qui en son fond est changement, création, devenir. C'est d'ailleurs pourquoi il doit y avoir sans cesse aller et retour entre théorie et pratique, la vérité étant par exemple pour
Castoriadis non pas l'être hors du monde (qui serait purement intellectuel et néant effectif), mais le monde lui-même, l'être sous le mode du temps qui se transforme continuellement et adoptant différentes configurations singulières. D'ailleurs, si la science présuppose une totalité, celle ne peut être qu'ouverte, et toute science étant générale il faut penser le singulier par contraste, de sorte que penser l'Un permet la connaissance comme visée qui finit par revenir au seul monde, comprenant comme le dit
Alain Badiou que l'Un n'est pas. Mais le multiple n'est pensable qu'au regard de l'Un seulement conçu mais non actuel.
Euterpe a écrit: il est essentiel de distinguer entre le fait d'être rationnel et le fait d'être raisonnable, entre le calcul et la prudence. La responsabilité n'est pas l'appendice de la raison.
C'est pourquoi la raison doit être rappelée à son origine socio-historique, au fait que la philosophie naît dans les conflits de la démocratie athénienne et qu'elle est donc d'emblée engagée dans un projet mondain et pratique qui répond à des exigences politiques et éthiques.
Euterpe a écrit: La vérité est plus que probablement irréductible à la raison (et vous savez que je ne suis pas ein schwärmer).
La vérité c'est ce qui est, donc en réalité ineffable. Mais nous sommes sommés de la dire, et donc de la transformer en y superposant nos constructions imaginaires puisque le sujet se distingue justement de la chose. La raison peut tenter d'approcher le réel, mais par travestissements successifs. Elle est elle-même une sorte de folie, mais du genre à nous offrir un monde adapté à nos besoins.
Euterpe a écrit: Parler de "finalité" pratique, ou de théorie comme "prêt-à-pratiquer", c'est occuper le fauteuil du théoricien qui regarde Napoléon depuis le rebord de sa fenêtre. La question des idéologies vous serait d'un grand secours.
Le problème c'est que vous ne trouverez rien de hégélien dans mon propos. Je me suis peut-être mal exprimé, mais vous me faites dire l'inverse de ce que j'ai dit. Il n'y a pas du tout de finalisme dans ma conception de l'histoire, et encore moins de prééminence de la théorie comme notice d'utilisation à destination du peuple. Sinon je me contredirais, alors que je suis plutôt
Castoriadis que Hegel ou
Marx... Je dis justement que la finalité de la connaissance est la pratique, et que si elle se fixe un but, il ne s'agit jamais pour la théorie et pour la pratique que d'un idéal inaccessible qui n'est formé que pour permettre l'action elle-même puisque ce principe inatteignable présupposé est alors visé, de la même manière que
Strauss montre que le meilleur régime n'existe que dans le discours et que s'il vaut mieux ne pas le réaliser (l'idéal étant irréalisable ou nécessitant la plus grande violence à l'encontre du monde) il permet, en tant qu'idéal, sa visée et donc de pouvoir se perfectionner. Idéal qui est aussi une norme permettant la critique de l'ordre établi et donc le jugement. C'est d'ailleurs la même chose chez
Rousseau avec les deux idéaux de l'état de nature et du contrat social. De la même manière chez
Fichte, la transcendance irréductible du souverain bien permet sa visée, donc de motiver une action perpétuellement renouvelée, et également la création, l'activité, la liberté effective dans le monde où l'on tente de se dégager des impératifs purement biologiques pour agir selon l'idée la plus haute que l'on se fait de l'homme. Et pourquoi a-t-on besoin de cet idéal ? Parce que le monde est aussi le lieu du mal, de l'imperfection, et si la vie est errance et expérimentation on peut en tout cas tenter de tendre à parfaire notre conduite. Perdus dans le monde nous avons besoin d'y produire les repères pour nous conduire d'une manière juste. Reste que nous ne serons jamais dans les faits la copie fidèle d'un modèle moral, ce qui importe est toutefois de s'efforcer de vivre selon certaines valeurs qui ouvrent pour nous un certain rapport au monde et à nous-mêmes dans l'horizon d'un sens qui influe lui-même sur ce que nous pouvons faire et sur notre mode de vie. C'est pourquoi si la "morale" formelle de
Kant est inapplicable, elle est nécessaire en ouvrant un espace culturel répondant à nos attentes en tant, par exemple, que nous voulons être libres dans un monde fait d'hétérogénéité, d'hétéronomie, etc. C'est l'idéal proposé par l'imaginaire qu'il constitue qui va nous permettre d'agir librement, ou comme si nous étions libres et de transformer nos conditions de vie pour répondre à nos besoins.
Euterpe a écrit: Le problème, avec les philosophes contemporains, c'est qu'à l'exception de Schopenhauer et de Nietzsche (j'en oublie forcément), personne ne semble s'être aperçu, du haut de sa chaire universitaire, que des êtres réels pensaient, là, tout près, dehors : les romantiques et/ou leurs héritiers. C'est d'eux que nous avons appris (sauf les philosophes ?), que toute pensée est une mutilation.
Mutilation parce que visée de l'inconditionné et auto-restriction, visée d'un être au-delà de ce qui est et mesure de l'impuissance de la pensée séparée de l'absolu, dépassement de soi et insatisfaction à l'égard du réel ? Et puis la pensée est celle d'un être divisé, béance manquant d'être qui désire l'illimité, l'Un, qui est autant promesse de bonheur, de perfection, de vie la plus intense, que la mort hors d'une existence déchirée par le multiple. Elle est aussi ce qui pour viser les choses a besoin de médiations qui lui font perdre ces choses (en tout cas, en tant qu'intelligence ou entendement). Elle est un va et vient entre le fini et l'infini, entre l'Un et le Deux, de la même manière que la conscience est rapport de soi à soi, donc inadéquation entre le connaissant et lui-même comme connu, on ne peut pas se contenter d'un simple être-là.
Euterpe a écrit: Le principe est l'action. Il n'y a aucune différence, même infinitésimale, entre les deux. C'est pourquoi les moralistes et les chantres de l'éthique ont quelque chose d'un animal estropié.
Voulez-vous dire que celui qui pense et pose les principes est déjà actif et que son activité est aussi réelle et physique que celle de celui à qui ses principes s'imposent ? Mais que cette activité développe excessivement l'esprit au détriment du corps, faisant du sage qui médite cet animal dépravé dont parlait Rousseau, c'est-à-dire développant une faculté et des besoins contre-nature, et paradoxaux puisqu'ils relèvent de sa nouvelle nature constituée, il a bien ses besoins, alors qu'ils lui nuisent en même temps ?
Cela dit, le problème c'est que si nous découvrons les excès propres à la raison, elle demeure nécessaire, notamment contre le nihilisme qui libère certes le monde du poids de la morale mais détruit l'ordre humain, sa viabilité, le monde n'étant plus un habitat humain mais un désert ou le lieu d'une domestication de l'être par la technique, etc. C'est pourquoi, lorsque toute connaissance est perdue, la question de la pratique se pose avec insistance. Et elle requiert des principes, quand bien même l'action en tant que telle, création de l'être, en lui, par lui, est innocente et qu'il subsiste toujours un écart entre la loi universelle et le péché des particularités. Mais pour moi, justement, la connaissance est nécessaire pour l'éthique et la politique, pour la vie humaine, et il ne s'agit pas tant d'imposer une théorie à la pratique que de lier les deux dans leur processualité pour pouvoir délibérer au mieux dans une situation donnée et élucidée et exigeant de nous la responsabilité, donc la conscience de nos limites. La vérité est peut-être le Chaos, le Sans Fond primordial, mais pouvons-nous respirer dans ce monde-là ? Nous voulons à la fois prendre conscience du réel et vivre dans un monde en vue, comme le dit Hegel, de la liberté comme être chez soi dans l'Autre. D'où la nécessité de la philosophie pour produire les conditions de notre émancipation tandis qu'elle est en même temps un pari et une entreprise vaine d'assigner du sens à ce qui en soi n'en a pas et nous résiste. Elle est découverte d'un réel hostile, inhumain, dans lequel il faudra bien se débrouiller pour vivre et créer la vie la meilleure en dépit de cette hostilité.