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A la recherche du philosophe.

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Euterpe
Silentio
magma
7 participants

descriptionA la recherche du philosophe. - Page 3 EmptyRe: A la recherche du philosophe.

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Je tiens à ajouter une chose à mon propos : Euterpe distingue grosso modo deux périodes dans l'histoire de la philosophie, selon que l'on se place avant ou après le criticisme kantien. On a d'un côté la métaphysique comme science visant l'absolu, elle met toute sa confiance dans la raison et admet que l'être et la pensée peuvent coïncider, d'où l'accès possible, par le raisonnement et la découverte des premiers principes, à une vérité qui conditionne l'intelligibilité du monde et permet de guider nos actes. De l'autre côté, nous n'avons plus accès à la vérité, ou à l'absolu, ou encore à la chose en soi. Nous sommes englués dans le monde des phénomènes, voire dans le perspectivisme. Le sujet et l'objet, ou plutôt la pensée et l'être sont dissociés, il subsiste un écart indéfini, irréductible entre eux. Mais il me semble malgré tout que c'est l'impossibilité de connaître le Tout qui motive à collecter le plus possible les fragments de l'objet à connaître tout en y ajoutant nos propres limites. Le philosophe, le savant ou le sociologue font l'effort de se limiter, de prendre en compte leurs limites, les conditions de la connaissance, mais visent toujours un au-delà du donné et du connu. Et c'est parce que l'on ne se satisfait pas de ces informations partielles sur notre objet que nous cherchons à affiner le sens qu'on en a, et surtout à faire preuve d'exactitude, de justesse. Certes, on ne trouvera pas la vérité (comme si elle préexistait au rapport humain à la chose, comme s'il y avait un sens, même ultime et originel, hors du domaine humain), mais c'est pour cela et par souci de vérité que l'on humilie notre raison et que l'on peut devenir précis en interrogeant notre connaissance, ses limites, son domaine, son étendue, son pouvoir, etc. Et c'est dans le cadre de cette limitation des prétentions de la raison que se pose avec encore plus d'insistance la nécessité de trouver des principes fondés pour notre action. Comment doit-on agir (quel choix de vie vaut le plus) s'il n'y a pas de vérité ? Comment être véritablement libre ? Là aussi, quand bien même notre action ressort du domaine de l'expérience, la connaissance peut nous aider. Ainsi, comme Euterpe l'a dit, on recherchera les conditions de vie réelles qui font le domaine de vie de l'homme réel. Et c'est par l'étude de l'histoire, notamment, que l'on peut définir comme Castoriadis les conditions préférables si l'on vise la liberté effective. Mais à mon sens c'est toujours dans un effort de cerner au plus près la vérité, par exemple la nature de l'homme, et l'impossibilité de toucher à l'absolu nous somme de procéder avec rigueur, de sorte que plus on tombe dans le particulier et plus on doit être précis et juste. Et l'on revient toujours sur nos acquis, on approfondit toujours nos connaissances, on critique toujours ce qui pourrait être ou devenir préjugé, parce que l'on vise toujours, par probité, un idéal de vérité qui se double d'une dimension éthique de justice. On voudrait dire les choses dans leur pleine réalité, on voudrait cerner leur être, se défaire un peu plus de soi, du sujet situé dans le monde, pour aller aux choses mêmes. Quand bien même on en vient à réduire notre pouvoir de connaître, on est porté par un mouvement vers la vérité que l'on suppose et qui nous mène à nous dépasser continuellement, à chercher. Trouvera-t-on la vérité par-delà la pluralité des discours humains ? Je n'en sais rien, mais je crois que la pensée est toujours aristocratique en tant qu'elle vise ce qui la transcende, ce qu'elle n'est pas, ce dont elle désire la connaissance du fait d'en manquer.

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Euterpe a écrit:
ou bien le philosophe se mêle d'histoire, ou bien qu'il continue à jouer avec ses coquillages en cessant de dicter son sens au monde.

Mais jusqu'à quel point doit-il se mêler d'histoire ? Le philosophe devrait-il se mêler d'histoire plus que les autres ? Plus que les écrivains ou même les historiens ? Quelle est donc sa manière de se mêler d'histoire ? Du reste, la philosophie n'a pas besoin de l'histoire pour être philosophie, si ? Car avant Kant, finalement, l'histoire n'était pas un problème que se posaient les philosophes... Comment et pourquoi cela a-t-il changé de manière si radicale ?

Dernière édition par Desassocega le Lun 23 Mai 2016 - 20:14, édité 1 fois

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Silentio a écrit:
Tout à fait, c'est donc par humilité que je ne peux me contenter de ce que je croyais savoir, et c'est pourquoi je vais tendre à rechercher, sans fin, le vrai et le juste, quand bien même ils n'existeraient pas et parce qu'ils n'existent pas alors que je veux que mon action soit légitime. C'est ce souci qui me conduit à tenter de fonder mes choix en raison. C'est l'insatisfaction du donné qui nous gouverne dans ce cas-là.

Vous soulevez un problème dont vous ne soupçonnez probablement pas encore à quel point il est l'un des plus redoutables de ceux qui se posent au philosophe. Je vais me contenter d'en rester à votre formulation pour conserver un point d'ancrage, sans quoi il faudra ouvrir un nombre incalculable de topics tant il faudrait subdiviser finement la question.

D'abord, la recherche sans fin du vrai et du juste doit être considérée différemment selon qu'on l'envisage dans le cadre de telle ou telle philosophie (au moins celles de Platon et de Kant).

Ensuite, l'humilité, en la matière, est l'un des appeaux les plus redoutables de l'orgueil, ou de l'hybris des philosophes.

Enfin, le vrai et le juste sont deux fictions, autrement dit, ce n'est pas exactement des "choses" qui n'existent pas. Mais le plus important est de bien saisir la différence entre ces deux fictions. La justice, comme fiction, est moins difficile à concevoir que le vrai comme fiction, au moins parce que celle-ci est apparemment plus antithétique que celle-là. Comment penser le vrai comme fiction ? La justice, même quand on est certain de pouvoir affirmer qu'on l'a rendue, nous rabat sur une incertitude permanente, quelle que soit l'encoignure des méandres de notre conscience où on pourrait vouloir la cacher. La conscience est incapable de tricher avec elle-même (nul besoin d'être janséniste pour s'en apercevoir). Avec le vrai, on a toujours tôt fait d'oublier qu'on n'a affaire qu'à des illusions. C'est pourquoi il est essentiel de distinguer entre le fait d'être rationnel et le fait d'être raisonnable, entre le calcul et la prudence. La responsabilité n'est pas l'appendice de la raison. Toute l'histoire le montre. Inutile de piocher parmi les innombrables exemples. La vérité est plus que probablement irréductible à la raison (et vous savez que je ne suis pas ein schwärmer). Dès lors qu'on trouve deux personnes, il n'y a plus de vérité au sens où on l'entend habituellement (étant entendu que ça n'a rien à voir avec le fait d'être d'accord sur la couleur, la forme ou la matière d'un objet, ou de tout ce que vous voudrez).

Silentio a écrit:
poser la question fondamentale de cette capacité humaine d'ordonner un monde qui puisse lui présenter un sens et sur lequel elle puisse fonder la conduite de sa vie.

Là, on progresse vraiment.

Silentio a écrit:
Mais c'est aussi le cas des philosophes qui se mêlent théoriquement et pratiquement de l'histoire en la façonnant et qui peuvent commettre des erreurs tout en léguant aux hommes, ceux-là qui font l'histoire, des raisons d'agir dans cette histoire et les moyens de la comprendre pour y agir. L'expérience vécue est aussi la création d'un sens qui motive à agir et qui, né de l'erreur ou de l'écart à une norme, agit sur l'histoire de manière imprévisible. En ce sens, je ne crois pas que le sens ou le savoir soient déconnectés de l'histoire et de la pratique. Ils en procèdent et leur donnent lieu à leur tour. Et il ne me semble pas qu'on agisse sans raison (ou motivation) ni qu'une raison ne soit née d'un problème pratique à résoudre. De la même manière que la philosophie va peut-être trop loin en pénétrant le domaine supra-sensible - dans le but, toutefois, de répondre à un quotidien qui est problématique, qui exige de nous d'apprendre comment vivre, comment nous comporter, voire comment nous positionner à l'égard de ce réel dont nous ne comprenons rien et qui s'impose pourtant à nous, exigeant par là que nous prenions justement position. La philosophie me semble justement mue par le problème de l'habitation du réel et par la justice comme juste mesure, comme relation adéquate, et c'est une finalité pratique qui exige la critique de l'ordre établi et l'approfondissement de la connaissance (d'autant plus qu'il y a histoire, donc amoncellement et création de problèmes avec lesquels il faut se débrouiller) pour dégager, peut-être, la voie vers ce qui répondrait plus à nos aspirations profondes (étant donné, toutefois, le réel qu'il faut aussi savoir dégager lui-même des voiles que nous superposons sur lui).

Parler de "finalité" pratique, ou de théorie comme "prêt-à-pratiquer", c'est occuper le fauteuil du théoricien qui regarde Napoléon depuis le rebord de sa fenêtre. La question des idéologies vous serait d'un grand secours.

Vangelis a écrit:
Existe-t-il un moment que j'oserais qualifier de grâce, où la raison fusionne avec l'expérience ? Ou bien sommes-nous condamnés à toujours être au-delà de cette dernière, alors qu'elle réclame la raison pour se légitimer, ce qu'elle n'atteindra peut-être jamais ? Et pour dépasser ce paradoxe, ne faudrait-il pas considérer l'exercice de la raison comme une autre expérience mais de différente nature ? Ainsi l'un et l'autre ne s'excluraient pas, mais ils s'accompagneraient mutuellement. Et le dernier geste de cette somme serait non pas la raison, mais l'action. Sinon de voir la raison comme un plan sur une carte qui ne trouve aucun architecte.

Qui mieux que Thucydide pour répondre à cette question ? Quel est le point de rencontre entre la raison et l'expérience ? Le jugement (le jugement suprême, c'est l'action).

Silentio a écrit:
c'est l'impossibilité de connaître le Tout qui motive à collecter le plus possible les fragments de l'objet à connaître tout en y ajoutant nos propres limites. Le philosophe, le savant ou le sociologue font l'effort de se limiter, de prendre en compte leurs limites, les conditions de la connaissance, mais visent toujours un au-delà du donné et du connu.

Le problème, avec les philosophes contemporains, c'est qu'à l'exception de Schopenhauer et de Nietzsche (j'en oublie forcément), personne ne semble s'être aperçu, du haut de sa chaire universitaire, que des êtres réels pensaient, là, tout près, dehors : les romantiques et/ou leurs héritiers. C'est d'eux que nous avons appris (sauf les philosophes ?), que toute pensée est une mutilation.

Silentio a écrit:
des principes fondés pour notre action

Le principe est l'action. Il n'y a aucune différence, même infinitésimale, entre les deux. C'est pourquoi les moralistes et les chantres de l'éthique ont quelque chose d'un animal estropié.

Desassossego a écrit:
Euterpe a écrit:
ou bien le philosophe se mêle d'histoire, ou bien qu'il continue à jouer avec ses coquillages en cessant de dicter son sens au monde.

Mais jusqu'à quel point doit-il se mêler d'histoire ? Le philosophe devrait-il se mêler d'histoire plus que les autres ? Plus que les écrivains ou même les historiens ? Quelle est donc sa manière de se mêler d'histoire ? Du reste, la philosophie n'a pas besoin de l'histoire pour être philosophie, si ? Car avant Kant, finalement, l'histoire n'était pas un problème que se posaient les philosophes... Comment et pourquoi cela a-t-il changé de manière si radicale ?

Que l'histoire, autrement dit le réel, autrement dit ce qu'il se passe sous nos yeux ou ceux de nos ancêtres, soit d'emblée, dès l'éveil de la conscience philosophique, au cœur même de la pensée, c'est ce que vous trouveriez tout seul en ouvrant quelques œuvres seulement de nos penseurs grecs ou romains. L'histoire comme nouvelle question philosophique ne laisse pas d'être inquiétante, c'est le premier coup de canon d'une guerre qui vient et qui ne finit pas : la guerre idéologique (au sens moderne du mot). Soit vous êtes dans l'histoire, soit vous n'y êtes pas. Quand vous n'y êtes pas, qu'au moins vous lisiez ou écoutiez ceux qui l'ont faite et ceux qui la font. Les oiseaux de Minerve, ça fait joli dans les dissertations et les colloques. Ça ne dit rien au poilu qui se fait charcuter par une mitrailleuse.

Dernière édition par Euterpe le Sam 23 Juil 2022 - 10:50, édité 3 fois

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Euterpe a écrit:
Vous soulevez un problème dont vous ne soupçonnez probablement pas encore à quel point il est l'un des plus redoutables de ceux qui se posent au philosophe.

Il serait intéressant que vous développiez, n'étant pas sûr de bien comprendre la portée de votre affirmation, même si je mesure pour ma part l'abîme auquel fait face la philosophie puisque ce problème met en jeu son existence même, laquelle me semble répondre aux besoins humains les plus éminents, la connaissance servant à nous constituer un monde ordonné, donc viable et répondant à nos besoins. Mais ce qu'il y a de redoutable, peut-être, c'est que la connaissance en est venue elle-même à se dévoiler comme artifice et comme illusion : nous mettons en forme le monde, ainsi nous l'interprétons et ce que nous croyons exister et que nous présupposons nécessairement comme aboutissements de notre science, à savoir la vérité, le bien et le juste, apparaissent alors comme les seuls fruits de notre activité (qui est pourtant motivée par eux). Or celle-ci dépasse le donné et constitue le symptôme de la forme de vie humaine, laquelle est coupée en partie par sa conscience du réel excédant le monde formé. Nous tendons à identifier ce monde à ce que notre activité créatrice (via l'imagination) en fait et l'écart se creuse indéfiniment entre ce qui est en soi et ce qui est pour nous (distinction, qui plus est, qui est peut-être elle-même artificielle). Nous découpons le réel pour le penser, nous le mettons en concept. Certes, nous sommes obligés de penser et de conceptualiser, et cela pour nous diriger dans un monde à rendre connaissable, où l'on peut identifier des signes et constituer un univers d'habitudes, mais les exigences de l'action nous font instrumentaliser le monde et nous en perdons quelque chose. Pire, la science et la morale présupposent un au-delà du donné, ne serait-ce que pour viser à se perfectionner sans cesse en tendant vers un hypothétique achèvement dont la possibilité conditionne celle de toute science que l'on entreprend, mais c'est encore se couper, se détourner du sensible et de la singularité des cas concrets. En ce sens, le problème évoqué est le plus redoutable de la philosophie puisque cette science est paradoxale, se donnant ce qu'elle n'a pas pour exister alors même qu'elle est nécessaire du fait de notre fonctionnement, de notre rapport au monde, lesquels sont aggravés par cette faculté qu'on a d'abstraire. Et ce problème est redoutable pour le philosophe, puisque son désir d'un au-delà du sensible, de l'Un, ne traduit que son impuissance, son ressentiment. Mais la science n'est possible qu'à partir de cette insatisfaction. Pourtant, la vérité que l'on vise ne peut traduire que le désir de toute-puissance illimitée d'une monade psychique inadaptée au réel et visant sa propre plénitude, donc imposant sa loi au réel pour le fondre en lui en s'y retrouvant soi partout (reconstitution factice d'une unité de l'être et de soi). La science semble donc être à la fois le remède à notre condition misérable et ce qui est le symptôme de cette maladie, voire ce qui l'aggrave.

Euterpe a écrit:
D'abord, la recherche sans fin du vrai et du juste doit être considérée différemment selon qu'on l'envisage dans le cadre de telle ou telle philosophie (au moins celles de Platon et de Kant).

Dans tous les cas la science n'est possible, en droit, que si l'on présuppose un terme ultime à la connaissance, terme inconditionné. Je ne sais pas si Platon croit réellement au Bien, je sais en tout cas qu'il en a besoin parce que les axiomes mathématiques ne se fondent pas eux-mêmes alors qu'il faut pouvoir rendre raison de l'ordre des choses et que l'intelligibilité du réel est nécessaire à la constitution d'une éthique. D'ailleurs, c'est dans la République que le philosophe est forcé à redescendre dans la caverne après avoir contemplé le Soleil, c'est-à-dire qu'illuminé par le Bien il comprend la nécessité d'en revenir au monde. Il ne s'agit donc pas de s'enfermer dans l'idéal, il donne cependant son sens à un engagement dans le monde.

Euterpe a écrit:
Ensuite, l'humilité, en la matière, est l'un des appeaux les plus redoutables de l'orgueil, ou de l'hybris des philosophes.

C'est en effet l'effet paradoxal de l'ambition du philosophe, la vérité étant l'instrument de sa domination par la pensée sur le réel. Il croit pouvoir exprimer le réel par la pensée et le langage, ne mesurant par l'écart entre les deux qui rend justement possibles la pensée et le langage, notamment la symbolisation par laquelle nous mettons en forme et nous rendons connaissables, et utilisables, l'informe et l'inconnu qui se présentent à nous. Pour autant, encore une fois, la science nous est nécessaire, tout comme cette symbolisation, et l'humilité peut aussi nous mener à distinguer ce qui ressort de notre activité constitutive de notre réalité et ce qui ressort du réel en tant que tel, ce qui nous résiste et nous apparaît sous forme de problèmes. On peut donc aussi s'humilier en vue de saisir au mieux le réel et en espérant y découvrir le véritable Bien ou la vérité, de manière également à donner un sens à notre existence, cadre d'une action qui nous rendrait réellement libres ou nous mettrait le plus en accord avec ce qui est et avec nous-mêmes. Mais il est certain que c'est inséparable d'un désir tout à fait humain de trouver une certitude ou quoi que ce soit pour compenser une impuissance à l'égard du réel lui-même.

Euterpe a écrit:
Enfin, le vrai et le juste sont deux fictions, autrement dit, ce n'est pas exactement des "choses" qui n'existent pas.

Ce sont à la fois des fictions vitales, pour le dire avec Nietzsche, et des idéaux régulateurs qui parachèvent le mouvement de la raison (mouvement circulaire, la raison présupposant dans les choses ce qu'elle vise à y trouver), si j'en crois Kant. Certes, je transgresse le domaine sensible de l'expérience par la science en présupposant ces idéaux, mais ceux-ci permettent une visée perfectible en droit et sans fin de l'objet à connaître, permettant ainsi la connaissance elle-même. Mais la connaissance doit aussi mesurer son écart au terme ultime la conditionnant puisque l'effort est infini. Cela lui permet de s'interroger sur sa propre place et de comprendre toute détermination comme une négation à dépasser au regard de cet infini. La connaissance est donc dynamique et ne peut être dogmatique, tout en risquant aussi d'être réduite à rien puisque cette connaissance dont on a besoin pour acquérir quelque certitude est toujours dépassée et dépassable, notamment par le réel qu'on vise à connaître et qui en son fond est changement, création, devenir. C'est d'ailleurs pourquoi il doit y avoir sans cesse aller et retour entre théorie et pratique, la vérité étant par exemple pour Castoriadis non pas l'être hors du monde (qui serait purement intellectuel et néant effectif), mais le monde lui-même, l'être sous le mode du temps qui se transforme continuellement et adoptant différentes configurations singulières. D'ailleurs, si la science présuppose une totalité, celle ne peut être qu'ouverte, et toute science étant générale il faut penser le singulier par contraste, de sorte que penser l'Un permet la connaissance comme visée qui finit par revenir au seul monde, comprenant comme le dit Alain Badiou que l'Un n'est pas. Mais le multiple n'est pensable qu'au regard de l'Un seulement conçu mais non actuel.

Euterpe a écrit:
il est essentiel de distinguer entre le fait d'être rationnel et le fait d'être raisonnable, entre le calcul et la prudence. La responsabilité n'est pas l'appendice de la raison.

C'est pourquoi la raison doit être rappelée à son origine socio-historique, au fait que la philosophie naît dans les conflits de la démocratie athénienne et qu'elle est donc d'emblée engagée dans un projet mondain et pratique qui répond à des exigences politiques et éthiques.

Euterpe a écrit:
La vérité est plus que probablement irréductible à la raison (et vous savez que je ne suis pas ein schwärmer).

La vérité c'est ce qui est, donc en réalité ineffable. Mais nous sommes sommés de la dire, et donc de la transformer en y superposant nos constructions imaginaires puisque le sujet se distingue justement de la chose. La raison peut tenter d'approcher le réel, mais par travestissements successifs. Elle est elle-même une sorte de folie, mais du genre à nous offrir un monde adapté à nos besoins.

Euterpe a écrit:
Parler de "finalité" pratique, ou de théorie comme "prêt-à-pratiquer", c'est occuper le fauteuil du théoricien qui regarde Napoléon depuis le rebord de sa fenêtre. La question des idéologies vous serait d'un grand secours.

Le problème c'est que vous ne trouverez rien de hégélien dans mon propos. Je me suis peut-être mal exprimé, mais vous me faites dire l'inverse de ce que j'ai dit. Il n'y a pas du tout de finalisme dans ma conception de l'histoire, et encore moins de prééminence de la théorie comme notice d'utilisation à destination du peuple. Sinon je me contredirais, alors que je suis plutôt Castoriadis que Hegel ou Marx... Je dis justement que la finalité de la connaissance est la pratique, et que si elle se fixe un but, il ne s'agit jamais pour la théorie et pour la pratique que d'un idéal inaccessible qui n'est formé que pour permettre l'action elle-même puisque ce principe inatteignable présupposé est alors visé, de la même manière que Strauss montre que le meilleur régime n'existe que dans le discours et que s'il vaut mieux ne pas le réaliser (l'idéal étant irréalisable ou nécessitant la plus grande violence à l'encontre du monde) il permet, en tant qu'idéal, sa visée et donc de pouvoir se perfectionner. Idéal qui est aussi une norme permettant la critique de l'ordre établi et donc le jugement. C'est d'ailleurs la même chose chez Rousseau avec les deux idéaux de l'état de nature et du contrat social. De la même manière chez Fichte, la transcendance irréductible du souverain bien permet sa visée, donc de motiver une action perpétuellement renouvelée, et également la création, l'activité, la liberté effective dans le monde où l'on tente de se dégager des impératifs purement biologiques pour agir selon l'idée la plus haute que l'on se fait de l'homme. Et pourquoi a-t-on besoin de cet idéal ? Parce que le monde est aussi le lieu du mal, de l'imperfection, et si la vie est errance et expérimentation on peut en tout cas tenter de tendre à parfaire notre conduite. Perdus dans le monde nous avons besoin d'y produire les repères pour nous conduire d'une manière juste. Reste que nous ne serons jamais dans les faits la copie fidèle d'un modèle moral, ce qui importe est toutefois de s'efforcer de vivre selon certaines valeurs qui ouvrent pour nous un certain rapport au monde et à nous-mêmes dans l'horizon d'un sens qui influe lui-même sur ce que nous pouvons faire et sur notre mode de vie. C'est pourquoi si la "morale" formelle de Kant est inapplicable, elle est nécessaire en ouvrant un espace culturel répondant à nos attentes en tant, par exemple, que nous voulons être libres dans un monde fait d'hétérogénéité, d'hétéronomie, etc. C'est l'idéal proposé par l'imaginaire qu'il constitue qui va nous permettre d'agir librement, ou comme si nous étions libres et de transformer nos conditions de vie pour répondre à nos besoins.  

Euterpe a écrit:
Le problème, avec les philosophes contemporains, c'est qu'à l'exception de Schopenhauer et de Nietzsche (j'en oublie forcément), personne ne semble s'être aperçu, du haut de sa chaire universitaire, que des êtres réels pensaient, là, tout près, dehors : les romantiques et/ou leurs héritiers. C'est d'eux que nous avons appris (sauf les philosophes ?), que toute pensée est une mutilation.

Mutilation parce que visée de l'inconditionné et auto-restriction, visée d'un être au-delà de ce qui est et mesure de l'impuissance de la pensée séparée de l'absolu, dépassement de soi et insatisfaction à l'égard du réel ? Et puis la pensée est celle d'un être divisé, béance manquant d'être qui désire l'illimité, l'Un, qui est autant promesse de bonheur, de perfection, de vie la plus intense, que la mort hors d'une existence déchirée par le multiple. Elle est aussi ce qui pour viser les choses a besoin de médiations qui lui font perdre ces choses (en tout cas, en tant qu'intelligence ou entendement). Elle est un va et vient entre le fini et l'infini, entre l'Un et le Deux, de la même manière que la conscience est rapport de soi à soi, donc inadéquation entre le connaissant et lui-même comme connu, on ne peut pas se contenter d'un simple être-là.

Euterpe a écrit:
Le principe est l'action. Il n'y a aucune différence, même infinitésimale, entre les deux. C'est pourquoi les moralistes et les chantres de l'éthique ont quelque chose d'un animal estropié.

Voulez-vous dire que celui qui pense et pose les principes est déjà actif et que son activité est aussi réelle et physique que celle de celui à qui ses principes s'imposent ? Mais que cette activité développe excessivement l'esprit au détriment du corps, faisant du sage qui médite cet animal dépravé dont parlait Rousseau, c'est-à-dire développant une faculté et des besoins contre-nature, et paradoxaux puisqu'ils relèvent de sa nouvelle nature constituée, il a bien ses besoins, alors qu'ils lui nuisent en même temps ?

Cela dit, le problème c'est que si nous découvrons les excès propres à la raison, elle demeure nécessaire, notamment contre le nihilisme qui libère certes le monde du poids de la morale mais détruit l'ordre humain, sa viabilité, le monde n'étant plus un habitat humain mais un désert ou le lieu d'une domestication de l'être par la technique, etc. C'est pourquoi, lorsque toute connaissance est perdue, la question de la pratique se pose avec insistance. Et elle requiert des principes, quand bien même l'action en tant que telle, création de l'être, en lui, par lui, est innocente et qu'il subsiste toujours un écart entre la loi universelle et le péché des particularités. Mais pour moi, justement, la connaissance est nécessaire pour l'éthique et la politique, pour la vie humaine, et il ne s'agit pas tant d'imposer une théorie à la pratique que de lier les deux dans leur processualité pour pouvoir délibérer au mieux dans une situation donnée et élucidée et exigeant de nous la responsabilité, donc la conscience de nos limites. La vérité est peut-être le Chaos, le Sans Fond primordial, mais pouvons-nous respirer dans ce monde-là ? Nous voulons à la fois prendre conscience du réel et vivre dans un monde en vue, comme le dit Hegel, de la liberté comme être chez soi dans l'Autre. D'où la nécessité de la philosophie pour produire les conditions de notre émancipation tandis qu'elle est en même temps un pari et une entreprise vaine d'assigner du sens à ce qui en soi n'en a pas et nous résiste. Elle est découverte d'un réel hostile, inhumain, dans lequel il faudra bien se débrouiller pour vivre et créer la vie la meilleure en dépit de cette hostilité.

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Silentio a écrit:
Il serait intéressant que vous développiez, n'étant pas sûr de bien comprendre la portée de votre affirmation

Comme je vous l'ai dit, poser la question de savoir ce qu'est la philosophie exigerait d'ouvrir un nombre incalculable de topics. Autrement dit, poser la question, c'est tout reprendre. Cette question a l'air de rien ; aussi n'en a-t-elle que l'air. On peut également la tenir pour une mise à l'épreuve de qui souhaite pratiquer la philosophie ; jusqu'où est-il intellectuellement et psychologiquement capable de tenir une question ouverte ? Qui est capable de vivre ainsi ? Qui veut vivre ainsi ? Qui en a le courage et la force ? Or il ne s'agit pas d'une question aporétique au sens banal où on emploie le mot, et qu'on aurait le loisir de reprendre à sa guise. C'est une question qui n'a pas de réponse, et qui en a d'autant moins qu'elle est la pensée même, qui interdit la précipitation (et par conséquent la plupart des réponses, qui ont ce défaut majeur d'être fermées ou définitives), ou qui en sont la tentation (et il ne suffit pas de dire qu'une réponse n'est que provisoire ou une forme de question). Ce que le vulgaire appelle "ouverture d'esprit" ne donne pas même une vague idée de ce que ça peut être. C'est un abîme stupéfiant (qui laisse littéralement stupide : en état de sidération). C'est ça, l'étonnement. Même l'iconoclasme et le nihilisme, en comparaison, ne sont que les agitations d'enfants de chœur.

Silentio a écrit:
c'est dans la République que le philosophe est forcé à redescendre dans la caverne après avoir contemplé le Soleil, c'est-à-dire qu'illuminé par le Bien il comprend la nécessité d'en revenir au monde. Il ne s'agit donc pas de s'enfermer dans l'idéal, il donne cependant son sens à un engagement dans le monde.

Et ce faisant, il retire aux citoyens une quelconque compétence politique, ne leur attribuant qu'une place immuable dans la cité. C'est la fin de toute participation à la politique. Il n'y a plus de citoyens en fait. Nous sommes à l'opposé d'un Protagoras...

Silentio a écrit:
Pour autant, encore une fois, la science nous est nécessaire

Quelle science ?

Silentio a écrit:
la raison doit être rappelée à son origine socio-historique, au fait que la philosophie naît dans les conflits de la démocratie athénienne et qu'elle est donc d'emblée engagée dans un projet mondain et pratique qui répond à des exigences politiques et éthiques.

Platon met un terme à l'activité politique. Il n'y a pas de projet mondain. Ou bien le philosophe-roi (les autres n'ayant qu'à bien se tenir) ; ou bien le philosophe extatique. Ou bien chasser les hommes du politique (du monde) ; ou bien sortir soi-même du monde. Platon refuse l'idée que la démocratie, c'est le conflit.

Silentio a écrit:
La raison peut tenter d'approcher le réel, mais par travestissements successifs. Elle est elle-même une sorte de folie, mais du genre à nous offrir un monde adapté à nos besoins.

Avec la raison, nous avons découvert le moyen de nous inventer des besoins. Nous ne faisons que ça : inventer des besoins. Mais où donc est passée la philosophie, dans ce que vous dites ?

Silentio a écrit:
Le problème c'est que vous ne trouverez rien de hégélien dans mon propos.

Je ne vous parle pas de Hegel, dont je ne me servais que comme d'un exemple parmi tant d'autres. Je pouvais prendre celui de Gœthe. Je ne tiens pas non plus votre discours pour un discours hégélien.

Silentio a écrit:
Je dis justement que la finalité de la connaissance est la pratique

Bis repetita :
Parler de "finalité" pratique, ou de théorie comme "prêt-à-pratiquer", c'est occuper le fauteuil du théoricien qui regarde Napoléon depuis le rebord de sa fenêtre. La question des idéologies vous serait d'un grand secours.


Silentio a écrit:
Euterpe a écrit:
Le principe est l'action. Il n'y a aucune différence, même infinitésimale, entre les deux. C'est pourquoi les moralistes et les chantres de l'éthique ont quelque chose d'un animal estropié.

Voulez-vous dire que celui qui pense et pose les principes est déjà actif et que son activité est aussi réelle et physique que celle de celui à qui ses principes s'imposent ? Mais que cette activité développe excessivement l'esprit au détriment du corps, faisant du sage qui médite cet animal dépravé dont parlait Rousseau, c'est-à-dire développant une faculté et des besoins contre-nature, et paradoxaux puisqu'ils relèvent de sa nouvelle nature constituée, il a bien ses besoins, alors qu'ils lui nuisent en même temps ?

Non, je ne suis pas ici dans la question ou le cadre du dualisme corps-esprit. On sait si quelqu'un a des principes et quels sont ses principes quand il agit. L'action n'est pas même l'application de principes, ce qui supposerait encore une antériorité.

Dernière édition par Euterpe le Sam 23 Juil 2022 - 11:10, édité 3 fois
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