Euterpe a écrit:Une question ouverte est une question radicale (cf. la racine). En soi, c'est une contradiction vécue/vivante. J'improvise un néologisme : une question ouverte, c'est un dis-habitus, et à la fin, un an-habitus. Existe-t-il un qualificatif assez éloquent et assez explicite pour dire ce que c'est ? Peut-on vivre encore, sinon comme les autres, du moins avec les autres, après qu'on a vécu ça ? Quelque chose se produit avec Socrate ou Platon, et qui ne s'est que très rarement reproduit plus tard : l'expérience de l'étonnement, de la question ouverte, quelqu'un l'a non seulement vécue (ce n'est pas ça qui est "miraculeux), mais quelqu'un, en la vivant, en a fait quelque chose (cf. une de mes remarques plus haut : rares sont ceux que l'expérience enseigne, que leur(s) expérience(s) enseigne(nt)). Ce quelque chose, c'est la philosophie, fonder la pensée sur ce qui sans doute seul peut la fonder : l'incompréhension. Nous le savons tous, la plupart du temps, ne pas comprendre revient, ou bien à reprendre ce qu'on ne comprend pas, ou bien (cas le plus courant), à se détourner. Il s'agit là de deux tendances lourdes dans la manière de se vivre perdu. Mais avec l'invention de la philosophie, c'est la perte (et/ou perdition) que l'on accepte de vivre comme telle. On appelle ça l'étonnement philosophique (et hors de là, comment comprendre la mélancolie de Socrate ?). Cet étonnement est un consentement. Socrate aussi, et le premier, dit oui (pour faire écho au topic ouvert par Desassossego). Le philosophe ? C'est celui qui ne comprend pas, le stupéfait/stupide. Qu'y a-t-il de plus Ouvert ? Et de qui peut-on affirmer qu'il y a survécu même mal ?
Je rajouterais à l'incompréhension l'ignorance, l'impuissance et l'incertitude. Mais il n'y a rien à ajouter, en réalité, à ce que vous dites. Rappeler la figure de Socrate est ce qu'il y a de plus parlant. J'aurais pu me taire bien plus tôt.
Cependant, vous faites du philosophe un personnage qui se définit plus par son attitude existentielle à l'égard du monde que par son activité même, bien que la connaissance soit bien entendu initiée par la reconnaissance de l'ignorance et par cet étonnement qui manifeste la rupture du cours ordinaire d'une vie qui maintenant visera à établir ce que c'est qui la dépasse et la dérange. Mais alors faut-il être le plus éprouvé par la vie et le moins à même de faire sa vie et de développer un savoir pour être le plus philosophe ? Faut-il simplement être hypersensible ? Qu'est-ce qui distingue alors le poète du philosophe ?
Euterpe a écrit:Il y a deux écoles philosophiques : celle qui veut accepter le réel ; celle qui veut le changer. On sait ce qu'il en est. L'histoire a parlé.
Mais on sait aussi qu'il est facile de faire passer le réel pour ce qu'il n'est pas et de le sacraliser, le consentement devenant alors une soumission à un ordre social et politique institué par les hommes eux-mêmes. Or l'on ne peut vouloir tout accepter aveuglément. Quant au réel, on peut vouloir qu'il soit autre s'il est lui-même création, nouveauté. Je ne vois donc pas pourquoi, en droit, on ne pourrait pas légitimement vouloir une autre société et d'autres subjectivités. Maintenant il est vrai que dans les faits c'est plus compliqué. Mais là encore, l'histoire nous apprend que si les conséquences de nos actions sont imprévisibles, c'est aussi bien souvent dans le sang ou sous les fers que ça finit puisque les mouvements révolutionnaires sont récupérés par des élites qui les détournent de leur visée et les mettent au service de leur domination. Quant à la philosophie, elle peut changer le réel indirectement dans la façon dont certaines idées deviennent dominantes, participant de l'imaginaire social d'une époque, et donnent aux individus à interpréter leur réalité. Elle peut aussi être passive et servir de caution théorique aux pires régimes en en faisant la réalité même.
Euterpe a écrit:Il n'y a de philosophie que pratique. Je ne sépare pas la pensée (ni, donc, le langage) de l'action. A la limite, je pourrais affirmer même que parler de théorie et de pratique, quelle que soit l'articulation supposée entre les deux, c'est incompréhensible, ça n'a pas de sens.
Je suis d'accord. La pensée relève aussi d'une attitude à l'égard de l'existence. Elle ne jaillit pas de nulle part, c'est pourquoi je ne cesse de répéter qu'elle est le lieu d'expression de problèmes (vitaux) dans l'appréhension du réel.
Euterpe a écrit:N'oubliez pas le poète, Silentio, jamais. Il n'est pas l'orfèvre qu'on nous dit qu'il est à l'école. C'est un penseur, exactement comme l'est le philosophe. Le poète, par définition, c'est l'étonné. Pas de poésie, pas de philosophie. Depuis que les philosophes méprisent la littérature (or la philosophie et l'histoire en sont deux productions parmi les plus éminentes...), ils ne disent que des âneries.
Je crois en effet qu'il est le plus proche parent du philosophe. Il ose peut-être plus dire l'être ou son rapport à l'être dans un langage vivant que le philosophe qui souhaite élaborer une science et éventuellement se couper de cet être tel qu'il est vécu et occulter le problème que l'existence constitue, changeant ainsi son expérience de l'étonnement en volonté de dominer ce qui lui résiste. Le philosophe risque de perdre l'être, la source de sa pensée, pour vivre enfin dans un modèle abstrait dans lequel tout problème ne se pose plus, étant réglé fictivement une fois pour toutes. Il risque alors de constituer un ordre freinant ou éradiquant le mouvement originel qui anime sa démarche.