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La question que Wittgenstein pose ici est : le problème de l'existence de Dieu est-il celui de l'existence d'une personne ? Il y répond en disant que l'existence de Dieu est l'existence d'un concept dont les caractères se postulent mais ne se découvrent pas.
Le mot "Dieu" est l’un de ceux que l’on apprend le plus tôt : images, catéchisme, etc. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes que lorsqu’il s’agit d’images représentant les tantes de l’enfant. On ne m’a pas montré ce que l’image représentait. Ce mot est utilisé comme un mot représentant une personne : Dieu voit, il récompense, etc. "Puisqu'on vous a montré toutes ces choses, avez-vous compris ce que le mot signifiait ?" Je répondrais : "oui et non. J'ai appris ce qu'il ne signifiait pas, je me suis fait comprendre, j'ai pu répondre à des questions, les comprendre quand on les posait sous des formes différentes. Et dans ce sens, on pourrait dire que j'ai compris."
Le mot "Dieu" n'est pas un nom propre ordinaire.
Apparemment, nous dit Wittgenstein, le mot "Dieu" est appris par les enfants de la même manière que les noms de pays, les noms de personnes, les noms de personnages historiques, etc. Or, on relève néanmoins deux difficultés. Première difficulté : le problème du référent. "Nous avons affaire là à l’une des grandes sources de l’égarement philosophique : un substantif [un nom] nous pousse à chercher une chose qui lui corresponde"(le Cahier Bleu, 1). Wittgenstein veut dire que c'est l'une des attitudes caractéristiques de la métaphysique ("l'égarement philosophique") que de présupposer que tout nom, a fortiori, tout nom propre, possède nécessairement un référent dans la réalité extérieure. Et d'entreprendre alors une enquête sur ledit référent réel jusqu'au point où, l'expérience directe du référent s'avérant décidément impossible, elle a recours à un subterfuge : "permettez-moi de rappeler ici le rôle étrange que l’aérien et l’éthéré jouent en philosophie: quand nous nous apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme ce que nous appellerions en général nom d’un objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le nom d’un objet éthéré [...] ; l’idée d’"objets éthérés" est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(le Cahier Bleu, 47). C'est pourquoi Wittgenstein n'a eu de cesse de dénoncer la tendance de ceux qui "ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et sont tentés de poser des questions et d’y répondre à la manière de la science : cette tendance est la vraie source de la métaphysique"(le Cahier Bleu, 28). En particulier, parler de Dieu comme on parlerait du référent d'un nom propre, c'est faire de la métaphysique, en l'occurrence, de la théologie.
D'où, deuxième difficulté : le problème de la vérité des phrases contenant ce nom. Certes, souligne Wittgenstein, qu'il ait un référent ou non, celui qui a appris l'usage de ce terme parvient toujours à se faire comprendre lorsqu'il forme des phrases le mentionnant. Dès lors qu'on admet que "la signification d’un mot est un mode de son utilisation, c’est ce que nous apprenons au moment où le mot est incorporé dans le langage"(de la Certitude, §61), se faire comprendre en utilisant un terme donné n'est rien d'autre, en effet, que jouer à un jeu de langage déterminé en en respectant les règles. Et, "à quel signe voit-on que quelqu’un comprend les règles du jeu ? le fait qu’il puisse jouer à ce jeu, n’est-ce pas le meilleur critère ?"(Grammaire Philosophique, I, 26). Cela dit, "pourquoi voulons-nous que tout nom propre ait une référence en plus de son sens ? C’est dans l’exacte mesure où nous importe sa valeur de vérité"(Frege, Sens et Référence). Autrement dit, l'enjeu, lorsqu'on fait une phrase affirmative contenant un nom propre n'est pas seulement de se faire comprendre, mais aussi, en principe, de dire le vrai. Or "la proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.06) et "l’image est la transposition de la réalité"(Tractatus, 2.12). Sauf que, dans le cas du terme "Dieu", une telle correspondance entre une phrase faisant référence à Dieu et un fait réel extérieur est, pour le moins, problématique. Le même problème se pose lorsque le nom propre est celui d'un personnage de fiction : "la proposition « Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond » a évidemment un sens, mais il est douteux que le nom « Ulysse » qui y figure ait une dénotation ; à partir de quoi il est également douteux que la proposition entière [soit vraie ou fausse]"(Frege, Sens et Référence). Du coup, il semble que, pour pouvoir dire que celui qui utilise le terme "Dieu" comprend sa signification, on doive, ou bien admettre, comme Frege, qu'il fait de la littérature (ou de la poésie), ou bien, comme Wittgenstein, qu'il fait de la métaphysique en ce qu'il "a omis de donner, dans ses propositions, une référence à certains signes"(Tractatus, 6.53). Dans les deux cas, il est exclu qu'il puisse prétendre énoncer des phrases vraies.
Est-ce suffisant pour conclure que Dieu, à l'instar de l'Ulysse de l'Odyssée, n'existe pas ?
Si on en vient à l'existence d'un dieu ou de Dieu, cette question joue un rôle complètement différent de celui que joue la même question portant sur l'existence de toute personne ou tout objet dont j'aie jamais entendu parler.
On ne peut pas dire "Dieu existe" au sens où on dit "le boson de Higgs existe".
Depuis Anselme de Cantorbery, les philosophes se sont souvent penchés sur les manières de prouver, a priori, l'existence de Dieu. Kant a été le premier à les critiquer : "la proposition "Dieu est tout puissant" contient deux concepts : "Dieu", le sujet, et "toute puissance", le prédicat. Le mot "est" n'est point un prédicat mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Et si je dis "Dieu est", je n'ajoute aucun prédicat au concept de Dieu [...]. Le concept d'un être suprême est, certes, une idée très utile à bien des égards, mais, précisément, parce qu'il n'est qu'une idée, il est tout à fait incapable d'étendre à lui seul notre connaissance par rapport à ce qui existe"(Critique de la Raison Pure, III, 401-402). Pour Kant, dire "Dieu est" ou "Dieu existe" c'est ne rien dire du tout au motif que l'existence n'est pas un prédicat qui puisse augmenter la connaissance du sujet. En d'autres termes, celui qui affirme l'existence de Dieu n'affirme rien du tout. Un peu plus tard, le problème de l'existence de Dieu s'est posé en termes de logique de la forme propositionnelle plutôt qu'en termes de logique du contenu propositionnel comme chez Kant. Ainsi, pour Frege, "affirmer l’existence, ce n’est rien d’autre que nier le nombre zéro"(les Fondements de l’Arithmétique, §53). Ou, pour Russell ""Dieu existe" devient "il existe une entité x et une seule qui est Dieu" et [par exemple] "Dieu est parfait" ; or "il existe une entité x et une seule qui est Dieu" n’est pas prouvée"(Lettre à Frege du 12 décembre 1904). Dans toutes ces approches, il y a l'idée que l'existence est, certes, un prédicat, mais le prédicat d'un concept et non pas d'un objet. Dire "Dieu existe", c'est comme dire "gagner au Loto est possible" : c'est conférer une propriété à la description d'un fait et non pas à un objet individuel. Ce qui fait dire à Russell que "le fait que vous puissiez discuter de la proposition "Dieu existe" est une preuve que "Dieu", tel qu’il est employé dans cette proposition est une description et non un nom propre authentique. Si "Dieu" était un nom propre authentique, aucune question ne pourrait surgir à propos de son existence"(Philosophie de l'Atomisme Logique, vi). "Dieu" n'est plus un nom propre mais l'abréviation d'une disjonction infinie de propriétés : "Dieu" remplace "l'être éternel ou l'être tout puissant ou l'être qui accomplit des miracles ou l'être infiniment aimant ou ...". Ce qui, soit dit en passant, correspond à la pratique religieuse juive qui a recours à des périphrases ("l'éternel", etc.) pour désigner la divinité et même, dans une certaine mesure, à la pratique musulmane qui, justement, la désigne par la description "la divinité" (Al Lâ) et non pas par un pseudo-nom propre comme dans la tradition chrétienne.
Wittgenstein va plus loin encore que Russell en faisant de "Dieu" l'abréviation d'une description tout à fait particulière : ce qu'il appelle un "concept formel", par opposition au concept empirique dont les caractères sont des propriétés sensibles pouvant faire l'objet d'une image confrontable à la réalité. Or il semble bien, à la suite de ce qui a été dit supra, que "être Dieu" en soit un aussi. Auquel cas "la question de l'existence d'un concept formel est dépourvue de sens car aucune proposition ne peut répondre à une telle question"(Tractatus, 4.1274). D'une manière générale, "que quelque chose tombe sous un concept formel comme l'un de ses objets ne peut être exprimé par une proposition. Mais cela se montre dans le signe même de cet objet"(Tractatus, 4.126). Sauf que, si "être un nombre premier" peut, en ce sens, se montrer dans le signe d'un nombre qui exhiberait effectivement la propriété formelle de divisibilité exclusive par lui-même et par un, en revanche, pour "être Dieu", on voit mal comment les propriété d'infinités, d'éternité, d'omnipotence, d'omniscience, etc. pourraient, de quelque manière, se montrer, sauf, peut-être de manière négative (cf. la théologie négative). Mais cela pose alors le problème du principe du tiers exclu dans lequel on prouve p en démontrant l'impossibilité de non-p et que refuse Wittgenstein. Du coup, "Dieu ne se révèle pas dans le monde"(Tractatus, 6.432). Ce qui veut dire que "la solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps. (Ce ne sont pas des problèmes de la science de la nature que ici nous avons à résoudre.)"(Tractatus, 6.4312).
La solution de "l'énigme de la vie" ne se trouve-t-elle donc pas dans la pratique religieuse plutôt que dans le discours religieux stricto sensu ?
On a dit, il fallait bien le dire, que l'on croit à l'existence, et on a considéré le fait de ne pas y croire comme quelque chose de grave. Normalement, si je ne croyais pas à l'existence de quelque chose, personne n'irait penser qu'il y ait là quoi que ce soit d'étrange. Donc il y a cet emploi extraordinaire du mot "croire". On parle de croire et, dans le même temps, on n'emploie pas "croire" comme on le fait ordinairement [...]. Je pourrais imaginer quelqu'un qui montrerait une passion extrême dans sa croyance à un tel phénomène et dont je serais absolument incapable d'entamer sa croyance en disant : "l'apparition de ce phénomène pourrait tout aussi bien être due à telle ou telle chose", car il penserait alors qu'il y a là blasphème de ma part.
Le problème de l'existence de Dieu est un problème de vie et non un problème théorique.
En admettant, comme le fait Wittgenstein, que "Dieu" est un concept formel et non un concept empirique, encore moins un nom propre, le problème de l'existence de Dieu est, en un certain sens, résolu par avance. En effet, "lieu géométrique et lieu logique s’accordent en ceci, que tous deux sont la possibilité d’une existence"(Tractatus, 3.411), réfutant ainsi ce qui, depuis Kant, est le fondement de l'épistémologie positiviste, à savoir l'idée que l'existence ne se prouve que par l'expérience sensible. Si un concept formel comme "Dieu" peut être, en quelque manière, être réputé exister, ce ne peut être que par postulation. Quine affirme quelque chose de ce genre, mais en généralisant à tous les types d'entités et, surtout, en soutenant qu'il y a toujours une forme de confirmation empirique de l'existence de l'entité postulée : " pour tout x, si x=a et u(x), alors u(a), et inversement, si u(a) alors il existe un x tel que x=a et u(x)"(le Mot et la Chose, §37). En tout cas, pour l'un comme pour l'autre, il ne faut pas chercher ailleurs la fonction de ce que les trois monothéismes appellent "profession de foi" et que les croyants ont l'obligation de prononcer pour affirmer leur appartenance religieuse : "Écoûte, Israël : l'Éternel est notre Dieu, l'Éternel est Un, et tu aimeras ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force" chez les juifs ; "j'atteste qu'il n'y a de Dieu que Dieu et que Muhammad est son Prophète" chez les musulmans ; "je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, Créateur du ciel et de la terre, de l'univers visible et invisible" chez les chrétiens. Il s'agit là, ni plus, ni moins, que de postuler l'existence de Dieu. Soit au sens grammatical que Wittgenstein donne à ce terme : [size=16]"l’essence d’une chose, c’est l’usage grammatical du mot correspondant. [...] C’est la grammaire qui dit quel genre d’objet est une certaine chose"(Recherches Philosophiques, §§371-373). Soit au sens pragmatique que lui donne Austin lorsqu'il remarque que certaines phrases, pourtant affirmatives "ne décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien, donc ne sont pas vraies ou fausses [mais sont] l'exécution d'une action"(Austin, quand Dire c'est Faire, i). Soit encore, au sens éthique que lui donne Kant : "l’existence de Dieu est la condition requise pour qu’un monde intelligible soit le souverain bien [...] ; c’est un postulat de la raison pratique pure"(Critique de la Raison Pratique, V, 122).
Pour Wittgenstein, il est tout à fait clair que l'existence de Dieu n'est pas un problème théorique. En effet, "[la religion] n’est tout simplement pas une théorie. Ou encore, si c’est une vérité, alors ce n’est pas celle qui semble, au premier abord, être exprimée par là. Plutôt qu’une théorie, c’est un soupir ou un cri"(Remarques Mêlées, 30). L'aspect essentiellement affectif de la croyance en l'existence de Dieu a été, maintes fois, souligné. Par Carnap : "lorsque quelqu'un affirme : "Il y a un Dieu", [...] nous ne lui disons pas "Ce que tu dis est faux", mais nous lui demandons :"Qu'est-ce que tu signifies avec tes énoncés ?" [...] Ces énoncés ne disent rien, mais ne sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la vie"(la Conception Scientifique du Monde). Ou par Weber : "la religion met l’accent sur le contenu affectif de l’instant pieux qui semble garantir le salut"(Économie et Société). Mais, pour Wittgenstein, ce n'est pas simplement un sentiment mais un problème de vie qu'il s'agit d'exprimer et, si possible, de résoudre : "la façon dont tu emploies le mot « Dieu » n'indique pas qui tu vises mais ce que tu vises [...]. Il me semble qu'une foi religieuse pourrait n'être qu'une sorte de décision passionnée en faveur d'un système de référence. Que, par conséquent, bien que ce soit une foi, c'est cependant une manière de vivre"(Remarques Mêlées, 50-64). Plus précisément, "l’on distingue une croyance religieuse à ce que tout dans la vie d’un individu obéit à la règle que fournit cette croyance"(Leçons sur la Croyance Religieuse, i). D'où l'hégémonie, la rigidité et l'intolérance qui la caractérisent. D'où, également, ses intrications historiques avec la morale, le droit et la politique.
Nous avons ainsi pu constater que le terme "Dieu", loin d'être un banal nom propre, est le condensé d'un ensemble de propriétés qui ne sont pas expérimentables mais qui constituent les règles de grammaire d'un système de référence censé régir la vie tout entière.[/size]