(puisque vous en redemandez, voici, un petit complément pour illustrer la notion d'"expérience" religieuse)
QUINE, DURKHEIM ET LA "PERCEPTION" DE DIEU
L'une des formulations les plus connues et à la fois les plus dérangeantes de la thèse quinienne de l'indétermination de la référence est la suivante :
La notion de "référence à" doit être reclassée en notion de "vérité de", et l’expression singulière f(A) doit être reclassé en expression générale d’extension singulière "il existe au moins un x tel que {f(x) et (x=A)}" (Quine, le Domaine et le Langage de la Science, iii)
En d'autres termes, dire qu'on fait référence à une réalité commune appelée atome, c'est dire que l'on fait des phrases réputées vraies avec le terme atome comme sujet. Bref, dès qu'il y a consensus social pour admettre qu'il y a au moins une chose (x) qui possède telle ou telle propriété (f(x)) et que l'on donne un nom à cette chose (A), alors cette chose existe et l'emploi de ce terme est légitime, qu'il s'agisse d'un atome ou d'un dieu. Comparons avec ce que dit Durkheim :
Sous l’influence de l’exaltation générale, […] les Croisés croyaient sentir Dieu présent au milieu d’eux et leur enjoignant de partir à la conquête de la Terre Sainte, Jeanne d’Arc croyait obéir à des voix célestes, etc. […] mais c’est la société, par la seule action qu’elle exerce sur eux, qui leur donnait la sensation du divin ; […] la vie collective pouvait ainsi atteindre un maximum d’intensité et d’efficacité.(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, ii)
Apparemment, Durkheim nous dit là qu'il est tout à fait possible d'avoir la "sensation" (et pas seulement le "sentiment") du divin et que c'est la "société" qui, dans des circonstances déterminées, nous fait "percevoir" Dieu. Qu'aurait dit Quine ?
Les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère [...]. Les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés et, conceptuellement définis, les objets physiques sont des intermédiaires commodes que nous nous imposons [...]. Si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace, mais on peut, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination [...] On peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent. (Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi)
De là, en particulier, les "preuves" empiriques de l'existence de Dieu : preuve physico-théologique, preuve cosmologique, intelligent design, etc ..., "preuves" qui, toutes, se fondent sur un consensus social déterminé pour interpréter et nommer des données empiriques partagées. Par exemple, l'interprétation des données phénoménales d'un orage comme étant la manifestation de la colère de Zeus est une manière de faire correspondre des données empiriques (éclair, tonnerre, pluie, etc.) et une cause non-empirique. La physique moderne, en tout cas la physique quantique, ne fait pas autre chose :
Il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques. (Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde)
Il semble donc que, chez Durkheim comme chez Quine, auteurs aussi différents qu'il est possible de l'être à tout point de vue, il y a l'idée que des hommes comme vous et moi, dans un contexte socio-historique bien déterminé, "voient" (ou "entendent" ou "touchent" ou "sentent" ou "goûtent") une entité qu'ils nomment "Dieu". Et si tel est le cas, c'est que
- 1° l'idée de "confirmation empirique" n'est pas du tout, pour parler cartésien, une idée claire et distincte, contrairement à ce qu'ont longtemps pensé les empiristes naïfs comme Locke, Hume ou Mill ; la meilleure preuve en est que, dans la science de l'infiniment grand et dans celle de l'infiniment petit, la "confirmation empirique" d'une hypothèse, pourtant indissociable en droit de toute démarche scientifique, est extrêmement problématique. Et ce que dit Schrödinger, c'est que, s'agissant de l'atome, par exemple, à quoi peut bien ressembler une "expérience sensible de l'atome". Tapez, l'expression "modèle atome" dans Google et vous constaterez à quel point les modèles théoriques de de représentation de l'atome sont nombreux et, en un sens, peu empiriques !
- 2° ce qui est primordial, dans tous les cas de "confirmation empirique", qu'il s'agisse de l'existence de Dieu ou de celle de l'atome, c'est le consensus social : nous "voyons" Dieu ou nous "voyons" l'atome si et seulement si nous appartenons à la communauté humaine dont les normes intériorisées par notre éducation nous incitent à nommer "Dieu" ou à nommer "atome" le phénomène qui se manifeste dans un contexte déterminé ; dit autrement, ce ne sont pas nos yeux qui "voient" Dieu ou l'atome, c'est la société (cf. le Bleu en Peinture).
Ce que dit Quine (qui, pour autant que je le sache, était aussi athée que je le suis moi-même) c'est qu'il n'y a aucune différence de nature entre le discours théologique et le discours scientifique. La différence est une différence de degré : degré de technicité dans la méthode et degré d'efficacité dans l'application pragmatique pour résoudre les problèmes humains. A cet égard, je suis convaincu (mais les théologiens le sont évidemment beaucoup moins que Quine ou moi-même) que le discours scientifique sur l'atome est un rien plus rigoureux dans sa démarche méthodologique et un tantinet plus efficace pour soigner les gens que le discours sur Dieu.
Cela dit, entendons-nous bien : s'il est nécessaire pour Lambda d'appartenir à une communauté C pour "percevoir" Dieu, cette condition n'est évidemment pas suffisante. Encore faut-il que tout ou partie de l'appareil sensoriel de Lambda reçoive ces stimuli qui vont donner matière aux énonciations théorico-pragmatiques réputées vraies dont "Dieu" sera le sujet logique. C'est en ce sens qu'il n'y a, entre l'interprétation théologique de l'orage comme effet de la colère divine et l'interprétation scientifique du même phénomène comme effet d'un convection atmosphérique violente et rapide qu'une différence de degré : degré de profondeur dans l'analyse du phénomène (dans un cas, on possède une explication globale anthropomorphique et passionnelle, dans l'autre on a un schéma de causalité plus complexe, moins anthropomorphique et moins passionnel), degré dans l'efficacité pragmatique de l'explication (dans un cas, il est clair que la colère divine est imprévisible, dans l'autre la perturbation atmosphérique peut être anticipée, par exemple).
On pourrait objecter que "voir" Dieu dans ce sens-ci, c'est "voir" Dieu dans un sens métaphorique. Or, de celui qui considère vraie la phrase "le soleil est l'une des sphères célestes", celui qui considère vraie la phrase "le soleil est le centre de l'univers", celui qui considère vraie la phrase "le soleil est une étoile parmi d'autres", celui qui considère vraie la phrase "le soleil est le dieu qui se couche à l'ouest et qui, nuitamment, traverse le Nil sur sa barque pour réapparaître à l'est", lequel "voit" le "soleil" au sens propre et lequel de manière métaphorique ? La réponse de Quine est qu'ils "voient" tous les trois le "soleil" au sens propre du terme. Parce que ce qu'on appelle "soleil", dans ces différentes acceptions, n'est pas un être en soi, mais un ensemble complexe de phénomènes sensibles en connexion avec d'autres phénomènes sensibles et divers énoncés théoriques interprétatifs. Il n'est donc pas abusif de dire qu'ils ne "voient" pas le même objet. De même, dans l'expérience de Jastrow (cf. le "canard-lapin"), analysée notamment par Wittgenstein (Recherches Philosophiques, II, xi), quel sens y a-t-il à dire que celui qui "voit" un canard voit la même chose que celui qui "voit" un lapin ? Et si c'est moi-même qui "vois" un canard à l'instant t, puis qui "vois" un lapin à l'instant t+n, à quel moment le "vois"-je de manière métaphorique ?
On est là face à un des problèmes les plus longuement commentés dans toute l'histoire de la philosophie, et ce, depuis au moins le Théétète :
Effectivement, il serait étrange, mon enfant, qu'il y eût en nous plusieurs sens, comme dans des chevaux de bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une seule essence, qu'on l'appelle âme ou autrement, avec laquelle, par les sens comme autant d'instruments, nous sentons tout ce qui est sensible. (Platon, Théétète, 184c)
Y a-t-il ou non un pur donné empirique, en droit indépendant de et préalable à toute mise en relation empirique et/ou intelligible ? C'est un problème typiquement philosophique et non scientifique, autrement dit un pur problème de logique du langage. Il est donc vain de vouloir le résoudre une fois pour toute. La position que je défends est celle de Merleau-Ponty, Wittgenstein, Quine et Bouveresse : tout "voir" est déjà un "voir comme". Il n'y a pas de pur "voir" (ou "entendre" ou "sentir", etc) qui serait en quelque sorte la cause matérielle ou la cause efficiente a priori d'une perception élaborée a posteriori (cf. Sentir et Percevoir : une Distinction Problématique).
Une autre objection classique consiste à dire qu'il y a là confusion entre "nommer quelque chose" et "percevoir quelque chose" dans le sens où, pour pouvoir "nommer" avec justesse, encore faudrait-il au préalable "percevoir" ce qu'on s'apprête à nommer.Il n'y a confusion que si et seulement si on adopte le point de vue d'auteurs comme Frege ou Russell qui s'évertuent à distinguer la chose et le mode de présentation de la chose. Mais il n'y en a pas si, comme pour Wittgenstein ou Quine nommer (ou, plus précisément, désigner par un nom, une description ou un indexical) et percevoir sont les deux aspects d'un seul et même acte. Et Durkheim, demanderez-vous ?
La pensée collective métamorphose tout ce qu’elle touche, […] elle substitue au monde que nous révèlent les sens un monde tout différent qui n’est autre que l’ombre projetée des idéaux qu’elle construit [...]. De ce point de vue, on est mieux en état de comprendre comment la valeur des choses peut être indépendante de leur nature. Les idéaux collectifs ne peuvent se constituer et prendre conscience d'eux-mêmes qu'à condition de se fixer sur des choses qui puissent être vues par tous, comprises de tous, représentées à tous les esprits : dessins figurés, emblèmes de toute sorte, formules écrites ou parlées, êtres animés, ou inanimés [...] Voilà comment un chiffon de toile peut s'auréoler de sainteté, comment un mince morceau de papier peut devenir une chose très précieuse. Deux êtres peuvent être très différents et très inégaux sous bien des rapports : s'ils incarnent un même idéal, ils apparaissent comme équivalents ; c'est que l'idéal qu'ils symbolisent apparaît alors comme ce qu'il y a de plus essentiel en eux et rejette au second plan tous les aspects d'eux-mêmes par où ils divergent l'un de l'autre. C'est ainsi que la pensée collective métamorphose tout ce qu'elle touche. (Durkheim, Jugement de Valeur et Jugement de Réalité)
On voit bien que Durkheim distingue la "valeur" (le linceul du Christ) et la "nature" (le chiffon) d'une chose. En ce sens, sa position n'est pas tout à fait la même que celle de Wittgenstein pour qui "voir", c'est d'emblée équivalent à "voir comme" ("voir ceci comme un chiffon" et "voir ceci comme le linceul du Christ", pour Wittgenstein, c'est aussi différent que "voir le dessin -de Jastrow- comme un lapin" et "voir le dessin comme un canard" : c'est, littéralement, voir deux choses différentes) ni que celle de Quine (pour qui, encore plus radicalement, si l'on peut dire, l'ontologie est relative à un système social de représentation, i.e., en termes durkheimiens, la valeur d'une chose -le linceul du Christ- n'est rien d'autre que sa nature) :
Nous recherchons, non ce qui existe, mais ce qu’une théorie dit qu’il existe, et c’est là un problème qui concerne proprement le langage. (Quine, d’un Point de Vue Logique, i)
Mais au fond, dans le passage suivant : On remarquera d'abord que la société a en elle tout ce qu'il faut pour éveiller dans les individus les sentiments religieux ; elle est pour les membres qui la constituent ce que le dieu est pour les fidèles. 1° Sous quelque forme, en effet, qu'il conçoive la divinité, le fidèle se sent tenu envers elle à des manières d'agir qui lui sont imposées par elle, et dont il ne peut s'écarter sans s'exposer à des malheurs. De même, la société nous impose des règles de conduite ou des sentiments que nous n'avons ni voulus ni laits ; et quand nous essayons de nous y dérober, nous tombons sous le coup de sanctions toujours redoutables (blâmes et châtiments). Sans doute, nous n'apercevons pas toujours d'une manière très claire d'où émane cette attraction ou cette contrainte que nous subissons, parce qu'elles ne se produisent pas par des voies matérielles et grossières ; quand nous déférons aux coutumes et aux croyances de notre groupe social, nous méconnaissons le plus souvent que l'autorité que nous leur attribuons leur vient de la société. Mais du moins, nous sentons clairement que ce n'est pas nous-mêmes qui la leur conférons. Et nous sommes amenés de cette façon à concevoir qu'il y a hors de nous une puissance morale supérieure à la nôtre. 2° Mais un dieu n'est pas seulement une force dont nous dépendons : il est aussi une force secourable qui nous élève au dessus de nous-mêmes et entretient en nous la force et la vie. Le croyant qui se sent en harmonie avec son dieu puise dans cette croyance une force nouvelle, et affronte avec plus d'énergie les difficultés de la vie. La société est susceptible d'exercer sur nous une action analogue ; car elle n'existe que dans les individus et par eux ; elle les pénètre et, en les pénétrant, elle les grandit. […] L'homme n'est pas dupe d'une illusion, quand il se croit en relation avec une puissance morale supérieure qui lui est extérieure en un sens et d'où lui vient ce qu'il y a de meilleur en lui. Sans doute, il se représente d'une manière erronée cette réalité ; mais il ne se trompe pas sur le fait même de son existence. La raison d'être des conceptions religieuses, c'est avant tout de fournir un système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle. S'il en est ainsi, on peut prévoir que les pratiques du culte ne sauraient se réduire à n'être qu'un ensemble de gestes sans portée et sans efficacité ; car l'objet du culte est d'attacher l'individu a son dieu, c'est-à-dire à la société dont le Dieu n'est que l'expression figurée. (Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse)
Durkheim ne dit-il pas que les fidèles "sentent" (peu importe par lequel de nos cinq sens) cette force qu'ils appellent "Dieu" ? Dans Word and Object, Quine afin d'établir sa thèse de l'indétermination de la traduction, nous invite à faire l'expérience de pensée suivante. Soit un linguiste (supposons-le français) qui se rend dans une tribu inconnue sur laquelle il ne sait rien. Il se met en quête de rédiger un dictionnaire de traduction langue indigène - français. Chaque fois qu'il perçoit, dans son propre champ visuel, un lapin, il remarque un indigène qui s'écrie "gavagaï !" Que doit-il en conclure ? Qu'il faut traduire "gavagaï" par "lapin" ? Et si le stimulus sensible qui détermine les indigènes à proférer ces syllabes n'était pas le sympathique petit léporidé bondissant et à longues oreilles que nous désignons, nous, sous ce terme, mais, par exemple, un gros insecte parasite qui vit sur le lapin et qui, pour, eux, a une importance, disons, vitale. Mais alors, lorsqu'on voit un "gavagaï" que voit-on ? Pour le linguiste, c'est un lapin, évidemment. Mais pour l'indigène, le lapin n'est plus que l'arrière-plan indéterminé de ce qu'ils perçoivent parce que leur survie en dépend : l'insecte parasite. Pour Quine, il est clair que nous ne "voyons" que ce que nous sommes socialement conditionnés à voir. Au sens propre et pas du tout dans un sens métaphorique.
Donc, s'agissant de savoir si entre le terme "atome" et le terme "Dieu", l'un est plus légitime que l'autre, j'ai fait remarquer, en me prévalant de l'empiricism without dogmas de Quine, que faire référence à l'un ou l'autre des "objets" censés être dénotés par l'un quelconque de ces termes, ce n'est rien d'autre que de reconnaître "vraies", dans une communauté donnée, un certains nombre de phrases dans lesquelles l'un des termes est en position de sujet logique. On m'a objecté l'insuffisance de ce critère. J'ai donc précisé, en me référant à Quine et en prenant un exemple célèbre chez Durkheim, que cette reconnaissance n'est nullement aléatoire ni même arbitraire mais est le fruit d'un consensus empirique. Pourquoi empirique ? Parce que nous ne sommes, en règle générale, pas disposés à accepter pour vraie une explication qui ne s'accorde pas avec les données sensorielles auxquelles nous avons accès. Mais d'un autre côté, précise Quine, il serait naïf de croire qu'il existe des expériences cruciales sur la base de ces seules données empiriques supposées vide de tout contenu théorique. Toute observation empirique, dit-il est theory laden, "chargée de théorie". C'est la thèse bien connue de la sous-détermination empirique de la référence qu'il développe dans Word and Object et dans the Pursuit of Truth: toute phrase vraie est vraie parce qu'elle s'accorde avec l'expérience certes, mais l'idée d'accord avec l'expérience est elle-même une idée théorique (visant la simplicité de l'explication) et pragmatique (visant l'efficacité pour résoudre des problèmes), nullement une idée d'origine empirique :
La totalité de notre savoir ou de nos croyances, des faits les plus anecdotiques aux lois les plus profondes de la physique ou même des mathématiques et de la logique, est une étoffe tissée par l’homme et dont le contact avec l’expérience sensible ne se fait qu’à la marge. (Quine, d’un Point de Vue Logique, ii, 2)
C'est là une position holiste : lorsque nous "vérifions" la valeur d'un énoncé, cet énoncé affronte le tribunal de l'expérience non pas isolément, mais en connexion plus ou moins étroite mais toujours bien réelle avec l'ensemble de nos énoncés théoriques et de nos expérience sensibles passées. Et sans vouloir conclure que Durkheim aurait assumé le point de vue quinien sur la notion de "perception", il semble néanmoins qu'il aurait abordé ce problème avec le holisme méthodologique qui l'a caractérisé en tant que sociologue.